Par Andrew Korybko − Le 13 novembre 2019 − Source oneworld.press
Plusieurs nations d’Amérique du Sud se sont vues secouées par l’explosion soudaine et intense de manifestations de rue, au cours du mois écoulé, visant à faire tomber leurs gouvernements reconnus à l’international. Ces développements sont à classifier entre ceux qui constituent d’authentiques manifestations menées par le peuple, et ceux qui résultent de Révolutions de couleur soutenues depuis l’extérieur, mais la question qui est à présent dans tous les esprits consiste à savoir s’ils vont se propager jusqu’au Brésil et constituer une menace pour la gouvernance de Bolsonaro.
L’Amérique du Sud connaît en ce moment les affres des ferveurs révolutionnaires, tant sous des formes authentiquement menées par les peuples que dans des contextes de Révolutions de couleur utilisées depuis l’étranger comme armes, et la question fait son chemin dans tous les esprits : ce phénomène finira-t-il par se répandre jusqu’au Brésil et constituer une menace pour Bolsonaro ? Le Venezuela réussit depuis quelques années déjà à contenir la Guerre hybride incessante qu’il subit de la part des États-Unis d’Amérique, mais l’utilisation par Washington de grandes manifestations de rues en tant qu’armes de changement de régime a fini par amener à une prolifération de cette technologie politique sur l’ensemble du continent, et à son utilisation par des forces qui sont adverses aux intérêts des États-Unis. Le premier exemple de cette pratique s’est produit le dernier jour de septembre 2019, lorsque des manifestants ont afflué dans les rues pour soutenir le président péruvien Vizcarra contre la tentative de coup d’État du congrès pro-étasunien à son encontre ; cela avait rapidement amené à ce qu’il soit rétabli dans ses fonctions, l’armée et la police ayant déjà déclaré qu’elles le considéraient comme dirigeant légitime du pays.
Cet événement est resté dans l’ombre du fait des manifestations beaucoup plus violentes qui ont éclaté dans l’Équateur voisin à peine quelques jours plus tard, suivant l’annulation par le président Lenin Moreno des subventions à l’achat de combustible, dans le cadre d’un accord qu’il avait scellé avec le FMI. La population s’est montrée si furieuse que le gouvernement a été contraint de déplacer son siège dans la ville portuaire de Guayaquil [La deuxième ville du pays, NdT] tout en essayant de négocier avec les manifestants. Le débouché en a été que l’État a accepté de retirer son ordonnance controversée ; mais certains observateurs estiment que d’autres scènes de désordres sont à prévoir, les problèmes structurels sous-jacents à la crise récente n’ayant aucunement été résolus. À peine le temps de le dire, que les voilà pris au mot au Chili, pays proche, où les citoyens continuent de manifester des semaines après avoir décidé d’agir en réponse à la décision gouvernementale d’augmenter le prix des titres de transport ; en quelque sorte, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, et provoqua des désordres prolongés dans ce pays.
La particularité du Chili réside en ce qu’il s’agit de l’un des pays les plus développés du monde, tout du moins si l’on se réfère aux standards macro-économiques ; car il s’agit également du pays de l’OCDE présentant les plus grandes inégalités socio-économiques. Les manifestants comptent corriger ces inégalités structurelles, imposées à la population sans répit depuis l’ère de la guerre froide, en continuation depuis Pinochet jusqu’à nos jours : leur mouvement continue de se renforcer et a depuis évolué pour exiger purement et simplement une nouvelle constitution, écrite par le peuple, mettant fin aux inégalités qui sont institutionnalisées dans la constitution actuelle [lecteurs français, cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose? NdSF]. Au cœur de cette révolution en cours, l’Argentine voisine a fait tomber [par les urnes] le président hyper-néolibéral sortant, et rétabli au pouvoir l’ancienne présidente, Cristina Fernandez Kirchner, au poste de vice-présidente, par suite de la réussite de la campagne électorale de son colistier fin octobre.
À ce stade de notre examen, et à l’exception du Venezuela, tous les développements que nous avons décrits ci-avant se sont produits au détriment des intérêts généraux stratégiques étasuniens : ils constituent une renaissance du sentiment de « Marée Rose » des années 2000 qui vient s’opposer à la vision de « Citadelle Amérique« de Trump, visant à l’hégémonie des États-Unis sur le supercontinent américain. Intégrer le Pérou dans cette catégorisation est sans doute sujet à débat, le pays continuant de constituer un allié étasunien, mais non sans rester un partenaire commercial très proche de la Chine ; le Pérou est donc toujours susceptible de constituer la victime de complots de déstabilisation soutenus par les États-Unis dans le but de mettre la pression sur son gouvernement, afin qu’il réduise ses liens avec la République Populaire. En tous cas, il ne fait aucun doute que les États-Unis sont inquiétés par la tournure des événements récents en Équateur, au Chili, et en Argentine, trois pays que l’oncle Sam considérait comme acquis comme mandataires régionaux : c’est pourquoi les États-Unis ont travaillé dur à subvertir le processus démocratique en Bolivie tout récemment.
Cet État socialiste riche en lithium, mais enclavé, vient de subir une opération de changement de régime de type Guerre hybride, qui risque d’embarquer le pays dans une guerre civile plus intense que celle qu’il connaît déjà officieusement. Si l’on considère la possibilité que toute aggravation de la crise bolivienne pourrait avoir des conséquences socio-économiques aussi importantes et aussi graves que la longue guerre hybride que subit toujours le Venezuela, on ne peut pas écarter la possibilité qu’un nombre significatif de réfugiés quittent le pays pour se rendre au Brésil voisin, ce qui pourrait déstabiliser encore plus ce pays, déjà amèrement divisé. Cette réalité prend une importance toute particulière au vu de la libération temporaire surprise toute récente de l’ancien président Lula, sorti de prison le week-end dernier. Les soutiens de l’ancien président pourraient rapidement défier puissamment Bolsonaro, s’ils s’organisent en masse et parviennent à faire appuyer par des grèves à l’échelle nationale en soutien à la demande de démission de ce dernier. Le moment en serait parfaitement choisi, le parti au pouvoir étant en train de s’effriter : suite à des divisions internes, qui viennent d’atteindre un point haut, Bolsonaro serait sur le point de décider de quitter son parti et d’en fonder un autre l’an prochain.
Il ne faut pas oublier que la victoire électorale éclatante de Bolsonaro de l’an dernier n’avait été rendue possible que du fait de la Guerre hybride étasunienne menée contre le Brésil, qui avait fait tomber l’ancienne présidente Dilma Rousseff, puis avait provoqué l’emprisonnement de Lula, son prédécesseur, après qu’il était devenu évident que ce dernier reviendrait facilement au pouvoir si des élections libres et non truquées avaient été tenues. La présidence Bolsonaro est donc le résultat direct d’une ingérence étasunienne massive dans les institutions brésiliennes et dans les processus démocratiques de ce pays ; l’esprit du moment qui anime la région, et la libération temporaire surprise de Lula pourraient contribuer à inspirer les millions de citoyens mécontents à s’organiser pacifiquement pour reproduire les mouvements de changement de régime qu’ils voient à l’œuvre en temps réel dans toute l’Amérique du Sud. La clé, cependant, est de ne jamais sombrer dans la violence, afin de ne laisser à Bolsonaro aucune excuse pour imposer un « Patriot Act brésilien », et Pepe Escobar, l’analyste géopolitique, a fait part de ses avertissements à cet égard. Les États-Unis ont laissé le génie s’échapper de la bouteille par leur Guerre hybride au long cours contre le Venezuela, et malgré le fait qu’ils solidifient en ce moment leur contrôle tout neuf sur la Bolivie, ils ont perdu le contrôle des dynamiques en cours au Pérou, en Équateur et au Chili, et leur homme vient de perdre les élections en Argentine.
Si l’on veut tâcher de brosser le portrait de la situation en cours — qu’il s’agisse de Révolutions de couleur pro-étasuniennes ou de mouvements authentiquement populaires —, il est évident qu’un « printemps sud-américain » s’est levé, non seulement du point de vue climatologique, selon lequel le continent, relevant de l’hémisphère Sud, vient d’entrer dans la saison du printemps, mais aussi politiquement, au sens où de nombreux gouvernements subissent à présent des pressions en provenance du bas (qu’elles soient instrumentées depuis l’étranger ou de provenance authentiquement populaire), et que l’un d’entre eux est déjà tombé par les urnes, pendant qu’un autre était mis à bas pour un coup d’État militaire. Il est difficile de voir comment le Brésil pourrait rester immunisé à cette tendance, au vu des profondes divisions existant déjà dans ce pays, et au vu du fait que la moindre étincelle pourrait déclencher des événements très similaires à ceux que l’on a vus dans la région. Pour ces raisons, Bolsonaro ne dort sans doute pas très bien la nuit en ce moment, et fait sans doute des prières pour ne pas devenir l’un des exemples les plus marquants de retour de bâton des Guerres hybrides étasuniennes dans l’hémisphère.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Note du Saker Francophone Pour les Gilets Jaunes qui se sentiraient inspirés par l'utilisation organisée de la technologie politique des révolutions de couleur, voir ce précédent article qui constitue un premier manuel et contient des pointeurs extrêmement intéressants.
Traduit par José Martí, relu par Kira pour le Saker Francophone
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