La technologie des révolutions de couleur à la portée des citoyens


Par Andrew Korybko − Le 22 avril 2016 − Source thesaker.is

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Depuis 2000, à l’époque où les États-Unis déchaînèrent la première révolution de couleur moderne contre la Serbie, ces phénomènes ont prospéré dans un nombre d’États de plus en plus importants, apportant déstabilisation et destruction. On pourrait croire qu’il serait contradictoire, de la part d’un auteur qui soutient la multipolarité, de tirer des enseignements constructifs et réutilisables de l’étude de cette technologie, mais pour tabou et « politiquement incorrect » que cela puisse être, la situation stratégique mondiale que nous connaissons suggère que tel est bien le cas, et conforte les prévisions émises par l’auteur à l’été 2015. Une utilisation disciplinée et sélective des préceptes clés des agendas de révolutions de couleur peut constituer un outil de catapultage d’une cause multipolaire dans l’arène de la politique intérieure, et même internationale : il est donc de l’intérêt des activistes de se familiariser avec ces techniques.

Délibérément ou incidemment, les Balkans sont une fois de plus en tête de pont, à la pointe du déploiement d’une stratégie révolutionnaire ; il ne s’agit pas cette fois d’une stratégie de domination unipolaire, mais d’une libération multipolaire. Les mouvements ayant éclos des sociétés civiles en république de Macédoine, au Monténégro et en Serbie au fil de l’année passée ont un point commun : il s’agit à chaque fois d’expérimentations de la technologie de révolution de couleur de basse intensité, appliquée à l’avancement d’agendas multipolaires. Pour l’instant, ces cas d’études restent isolés les uns des autres, mais la possibilité existe qu’ils convergent et constituent le socle d’une coalition multipolaire de première ligne pacifique qui pourrait constituer le vecteur de changements géopolitiques importants dans les Balkans. Mais pour qu’une telle chose se produise, plusieurs prérequis importants doivent être remplis.

Le présent article commence par décrire la manière dont la technologie de révolution de couleur, habituellement considérée comme déstabilisante et destructrice, peut être utilisée sur un mode créatif pour stabiliser et servir des objectifs multipolaires. Dans une seconde partie, nous décrirons le cas embryonnaire d’une telle mise en application en Macédoine, au Monténégro et en Serbie. Nous terminerons en pronostiquant les actions que chaque mouvement devrait décider pour maximiser son potentiel et créer une somme régionale unifiée bien plus forte que ses parties séparées.

Transformer le mal en bien

Idée générale

Le public multipolaire a été préconditionné à identifier la technologie de révolution de couleur comme le processus socio-politique le plus dévastateur du XXIème siècle, et ce du fait des destructions auxquelles chacun a assisté, et aux enquêtes menées par les médias alternatifs en la matière. C’est tout à fait réel, mais il n’en est pas moins vrai que l’on peut désosser ce revêtement de changement de régime violent, et creuser plus profondément dans les stratégies qu’il implique : il y a là une quantité considérable d’informations très utiles à la poursuite des causes multipolaires. Reste aux soutiens de la multipolarité de s’en tenir à la discipline de ne pas s’aligner sur des objectifs de changements de régimes ou de tactiques violentes telles qu’appliquées dans les usages habituels de cette théorie, et si tel est le cas, les activistes peuvent apprendre à exploiter les facettes de leur choix de la technologie de révolution de couleur à leur boîte à outils opérationnelle.

Manuels d’instructions

Chose ironique, les leçons livrées par les deux ouvrages très connus de Gene Sharp peuvent avoir pour effet de faire refluer les avancées unipolaires dans les États multipolaires qui en constituent les victimes, à condition bien entendu qu’elles soient utilisées judicieusement. « De la dictature à la démocratie » (version anglaise ici), lu par un esprit éveillé politiquement et confiant, auto-inoculé face aux ruses rhétoriques « anti-dictature » déroulées au fil de ses pages, regorge de suggestions intéressantes et surprenantes quant aux stratégies pouvant être utilisées efficacement pour organiser un mouvement de société civile naissant. Sur l’aile tactique des choses, « Il existe des alternatives réalistes«  (version anglaise ici) énumère pas moins de 198 méthodes d’actions non-violentes que les activistes peuvent mettre à profit pour propager leur message de manière créative, attirer de nouvelles recrues, et propulser leur mouvement au premier plan de la zone d’attention politique intérieure et internationale.

Relier stratégie et tactiques

Moins connu mais pas moins important : le Manuel de l’animateur social [En anglais : « Rules for radicals » ] peut constituer le pont reliant les stratégies organisationnelles de Gene Sharp et les tactiques de communication, afin de constituer un mouvement de société civile puissant politiquement. En outre, l’application pratique réussie des trois chantiers théoriques, bien entendu adaptée à chaque situation particulière au cas par cas, pourrait même transformer une petite organisation de la société civile en force d’influence disproportionnée capable d’appliquer des pressions considérables au sujet personnel et/ou institutionnel. Si on l’applique avec l’intensité nécessaire aux points de pression pivots, le sujet choisi peut se trouver encouragé à accorder des concessions politiques voulues, qui résident au cœur même de l’existence du mouvement : de quoi répondre à ses objectifs centraux et atteindre l’objectif fixé au départ.

Amorçages dans les Balkans

En république de Macédoine

Le motif stratégico-tactique décrit ci-avant est manifestement à l’œuvre en Macédoine, au Monténégro et en Serbie, que les activistes qui l’emploient en soient conscients ou non. Le mouvement patriote citoyen de Macédoine s’est organisé spontanément en mai 2015 afin de résister à l’agression de révolution de couleur des États-Unis à ce moment critique. Leurs manifestations impromptues de résistance de masse, pacifique et disciplinée, ont attiré l’attention mondiale et surpris les États-Unis, qui ont retiré leurs manifestants anti-gouvernement des rues et ont réorienté leur stratégie vers un schéma de changement de régime prolongé et à plusieurs phases, en lieu et place d’une stratégie de changement immédiat.

L’accord de Przino, comme on l’a rapidement appelé, précisait que l’« opposition » prendrait le contrôle de certains ministères au cours de la période de transition qui devait précéder les élections anticipées, l’idée étant que les États-Unis pourraient utiliser le « Bureau du procureur spécial », nouvellement établi, pour mener un coup d’État constitutionnel avant que ces élections se tiennent. Ce projet se vit enrayé quand le président Ivanov déclara soudainement une amnistie pour toutes les personnes incriminées dans la crise politique du pays, tant du côté de ceux qui étaient effectivement coupables, comme Zoran Zaev, que de ceux qui constituaient les cibles de la chasse aux sorcières de changement de régime, comme l’ancien premier ministre Nikola Gruevski. Cette décision abrupte prit les États-Unis de court, et ils déroulèrent rapidement leurs projets de guerre hybride, avec un mois d’avance sur le calendrier qui prévoyait initialement de lancer celle-ci à la mi-mai.

En réponse à la poursuite de la guerre hybride étasunienne contre eux, les patriotes macédoniens se regroupèrent à nouveau dans les rues, et s’emploient depuis à recréer le succès légendaire qu’ils avaient réussi à atteindre l’an dernier. Malgré une crainte bien réelle d’un terrorisme albanais soutenu par les États-Unis, pouvant être utilisé comme déclencheur pour une transition dans l’opération de changement de régime, d’une simple révolution de couleur à une guerre non conventionnelle plus complexe, les Macédoniens n’apparaissent pas découragés et semblent prêts à la confrontation avec toute provocation de guerre hybride que les États-Unis décideraient de lancer contre eux. Pour s’en tenir strictement à l’aspect de révolution de couleur de l’agression de guerre hybride, cependant, la Macédoine a fait la preuve que l’utilisation en miroir de cette technologie peut effectivement mettre un coup d’arrêt à la stratégie et forcer les États-Unis à l’abandonner ou à escalader vers un scénario pré-planifié de guerre non-conventionnelle.

Au Monténégro

Si l’on poursuit, par ordre chronologique, cette observation de technologie de « révolution de couleur inversée » dans les Balkans, l’espace suivant est le Monténégro, après que le pays a reçu une invitation officielle à adhérer à l’OTAN. La réaction des citoyens patriotes fut fière et immédiate, avec de grandes manifestations organisées dans la capitale de Podgorica et d’autres villes du pays. Le mouvement de résistance de société civile sans nom qui avait jailli exigeait que la possibilité d’adhésion du Monténégro à l’OTAN fût soumise à référendum populaire, mais le gouvernement répondit malheureusement par la force brute pour tarir les manifestations démocratiques, et réussit à instiller au peuple un sens de peur tous azimuts. Dès lors, le mouvement anti-OTAN se retrouva substantiellement affaibli au point de n’être plus que l’ombre de lui-même, récupéré par des politiciens d’« opposition » et une poignée d’activistes loyaux.

Pour autant, il reste environ une année avant que le Monténégro soit formellement accepté dans l’alliance de l’OTAN, et la campagne pour un référendum pourrait encore faire l’objet d’un renouveau et reprendre la forme pacifique et considérable qu’elle a connue. La mainmise intimidante du gouvernement sur tous les aspects de la situation socio-politique du pays rend hautement improbable un mouvement ravivé au sein du pays, ce qui signifie que les activistes qui s’y consacrent devraient mettre les bouchées doubles pour y parvenir. Mais aucun scénario ne peut être écrit à l’avance, la technologie de révolution de couleur étant de nature à s’appliquer n’importe quand, et même aux moments les plus inattendus ; dans cette instance, cela pourrait se produire au cours des semaines précédant immédiatement l’accession officielle du Monténégro à l’OTAN.

On estime généralement que pour qu’un mouvement pro-référendum ré-émerge, sa manifestation devra être particulièrement intense pour compenser sa mise en sommeil et récupérer le temps stratégique perdu. Il s’ensuit un risque de voir des activistes rebelles, ou des agents de polices énervés, avec ou sans provocation par des agents gouvernementaux, faire muter le scénario d’une révolution de couleur inversée pacifique en incident violent incitant à l’éclosion d’une guerre hybride. Il faut donc que ses organisateurs réfléchissent sérieusement à la résurrection d’un mouvement anti-OTAN : une évaluation pondérée de tous les dangers de situation doit être menée et approuvée par les principaux organisateurs. Il ne s’agit pas ici de dissuader quelque activiste de s’opposer à l’OTAN, mais de s’assurer simplement qu’ils comprennent exactement à quel danger terrible ils s’exposent si Djukanovic décide de faire usage de la force létale et de la ruse en défense de son projet otanien.

En Serbie

Le dernier État à avoir pris conscience du potentiel de la technologie de révolution de couleur inversée est la Serbie, qui a vu de grandes manifestations anti-OTAN à Belgrade après qu’il fut révélé que le gouvernement avait convenu en secret d’un accord transitoire avec le bloc même qui avait bombardé le pays 17 années plus tôt. Pire encore, le fait que la population n’ait en rien été consultée et que les autorités aient poussé l’accord quasiment sans aucune couverture médiatique a amené à une explosion de rage contre le gouvernement, amenant des milliers de patriotes à occuper les rues en protestation. Si l’on tient en compte le fait que les médias serbes sont presque intégralement contrôlés par des intérêts unipolaires, il est remarquable qu’autant de gens aient pris part à ces manifestations. Cela n’est arrivé que du fait de l’existence d’organes médias alternatifs qui ont fait connaître l’organisation de ces manifestations, et incité les gens à s’y rendre.

Cependant, et de manière regrettable, l’élan rapide que le mouvement anti-OTAN avait réussi à acquérir s’est flétri et s’est trouvé réduit à presque rien après juste un mois, en grande partie du fait de la réussite du gouvernement à faire prendre des vessies pour des lanternes aux Serbes quant à la nature de l’accord et quant aux intentions des autorités de rejoindre l’OTAN. En usant de sa dominance dans l’appareil médiatique de masse établi dans le pays, le gouvernement communiqua sur le fait qu’il ne s’employait pas à jamais rejoindre l’OTAN, et que l’accord de transition ne constituait pas une violation de souveraineté de la Serbie. Cette tromperie suffit à endormir le plus gros de la population qui avait commencé à s’agacer du fait des campagnes menées par les patriotes ; les foules se laissèrent berner à croire que les manifestations anti-OTAN n’avaient pas de réelle nécessité, Belgrade n’ayant aucune intention d’adhérer à l’OTAN. Vucic s’empara de la narrative des manifestants, et la décala vers une cause épouvantail — l’adhésion de la Serbie à l’OTAN, chose qui n’avait jamais été dans ses projets —, ce qui réussit à faire dérailler l’adhésion populaire de son premier objectif, qui était d’abroger l’accord transitoire avec l’OTAN.

Dragana Trifkovic, analyste géopolitique serbe, souligne à raison que « le niveau de coopération qui a été décidé avec l’OTAN est beaucoup plus favorable à cette organisation qu’un scénario d’adhésion de la Serbie à l’OTAN, car dans le cadre qui a été défini, l’OTAN peut faire tout ce dont il a besoin, tout en n’ayant aucune obligation d’aucune sorte envers la Serbie. » Si l’on analyse la situation avec cet élément en perspective, on comprend que le gouvernement Vucic s’est impliqué dans une tromperie de masse en rejetant toute adhésion formelle à l’OTAN, en soutenant l’existence de bénéfices supposés de l’accord transitoire pour la Serbie, chose qui ne correspond en rien à la réalité. Il existe donc un fort potentiel de voir les patriotes serbes remobiliser leurs efforts dans la société civile, pour résister à l’accord transitoire avec l’OTAN et exiger qu’il soit immédiatement révoqué, ou soumis à référendum, sous condition qu’ils comprennent à quel point cet accord est mauvais.

Comparaison de ces situations

Bien que ces trois situations soient uniques, on peut les comparer selon leurs objectifs, leur degré d’urgence, et leur viabilité :

Objectifs

L’usage de technologie de révolution de couleur au Monténégro et en Serbie vise à soumettre à référendum le sujet de leurs relations avec l’OTAN, cependant que les activistes en république de Macédoine se battent pour contrer le complot étasunien de changement de régime qu’ils subissent. En ce sens, ils soutiennent un « renforcement du régime », l’opposé d’un changement de régime, si bien que des stratégies et tactiques différentes peuvent y être employées, par rapport aux mouvements homologues au monténégrin et serbe (le qualificatif « monténégrin » indiquant ici le peuple du Monténégro, et non quelque catégorie « ethnique » supposément séparée des Serbes). Quoi qu’il en soit, chacun de ces mouvements peut apprendre beaucoup de la part des autres, car chacun de ces mouvements de société civile était spontané et présente des origines du terrain.

Degré d’urgence

En république de Macédoine, la situation est critique et les patriotes s’organisent pour défendre l’existence même de leur pays. Ils comprennent que si un changement de régime réussit, celui-ci va déboucher sur l’instauration d’un gouvernement marionnette aligné sur les États-Unis, qui modifiera unilatéralement le nom constitutionnel du pays, et déclenchera par là le processus incontrôlable de dissolution de leur identité, débouchant probablement sur une fédéralisation identitaire du pays en deux moitiés : une Macédoine orthodoxe et une Albanie musulmane, et une division selon les lignes d’influence entre Bulgarie et Albanie, sans exclure une partition totale.

La cause du Monténégro suit en degré d’urgence. De manière regrettable, cette cause est souvent perçue comme plus ou moins « inévitable » du fait de la domination informationnelle dont Djukanovic dispose sur sa population. Un réveil de dernière minute peut se produire, mais comme nous l’avons décrit précédemment, le plus long celui-ci mettra à se produire, le plus dangereux il se révélera, et le moins attractif il sera aux yeux du grand public.

Pour en arriver à la Serbie, il n’existe pas réellement d’échéance pour agir, et la situation apparaît peu urgente, ce qui est trompeur. Après tout, l’accord le plus controversé et le plus impliquant a déjà été adopté dans la loi, et il y restera pour une durée indéfinie tant que les Serbes n’auront pas décidé pacifiquement et démocratiquement de se rebeller contre lui. Malheureusement, la non-perception d’une urgence et la réussite du gouvernement à tromper le public par sa tactique « amorcer et ferrer » a amené les gens à accepter passivement la situation telle qu’elle est, résultant du manque de conscience général de la part des Serbes de la gravité de la situation réelle, et des concessions de souveraineté humiliantes que Vucic a d’ores et déjà concédé aux États-Unis soi-disant au nom de son peuple.

Viabilité

Aucune réserve n’existe quant à la viabilité du mouvement de résistance patriote en Macédoine : il est déjà en cours et se positionne contre la menace existentielle urgente que le pays subit en ce moment. L’opposition au Monténégro, cependant, semble s’être laissée intimider, et amener à l’inaction, ce qui neutralise sa viabilité actuelle et rend beaucoup plus difficile la tâche de renaître à l’avenir. Quant aux Serbes, ils se sont laissé bercer dans un état d’auto-satisfaction par les mensonges de Vucic, et les éléments de langage du gouvernement dans les médias de masse contrôlés par les forces unipolaires, mais lorsqu’ils finiront par se réveiller, il ne faut pas douter qu’ils repassent à l’action aussi passionnément que les Macédoniens l’ont fait, et prennent le positionnement ferme face à l’OTAN dont le reste du monde les sait capables.

De la théorie à la pratique

La défiance courageuse dont la population de Macédoine fait preuve à l’égard du monde unipolaire est déjà en œuvre, cependant que les conditions socio-politiques totalement contrôlées et draconiennes que connaît le Monténégro semblent empêcher un retour immédiat du mouvement tangible anti-OTAN sur ce terrain. La Serbie apparaît donc comme le seul des trois pays des Balkans où le potentiel pourrait encore raisonnablement exister à un mouvement de révolution de couleur inversée pré-planifié ; ce sont les activistes serbes qui ont le potentiel de réaliser le pont géographique entre Monténégrins et Macédoniens pour monter un réseau de résistance transnational dans les Balkans. Les moyens nécessaires à la poursuite de ce dessein ambitieux résident dans l’adhésion aux lignes qui suivent, et dans l’improvisation nécessaire :

Apprendre auprès des Macédoniens, encourager les Monténégrins

Les Serbes disposent d’une chance précieuse d’acquérir l’expérience terrain indispensable en observant et/ou en prenant part aux manifestations patriotiques en république de Macédoine. Bien que l’objectif de « renforcement de régime » d’une révolution de couleur inversée soit d’une nature différente de celui qui soutient le référendum en Serbie, certains enseignements peuvent être partiellement partagés et pourraient se révéler utiles aux activistes serbes. L’auteur doit insister à ce stade : je ne demande pas ici aux Serbes de participer aux événements pro-gouvernementaux en Macédoine sans y être invités — c’est autre chose si les patriotes locaux les y invitent —, mais si une telle opportunité se présente, comme avec les Polonais au cours de l’« Euromaidan », il s’agirait d’une chance précieuse pour eux d’acquérir une expérience terrain en matière d’organisation et de tactique. Même si cette opportunité ne se présente pas, la simple observation en personne de la situation, ou au travers d’une correspondance avec des amis macédoniens de confiance et des activistes en ligne, pourrait déjà apporter beaucoup d’enseignements quant aux actions possibles dans la promotion de l’agenda pro-référendum en Serbie.

Pour ce qui concerne les Monténégrins, ils pourraient également appliquer ce qui vient d’être dit au sujet des Serbes, ou pourraient apprendre les tactiques de révolution de couleur inversée par une approche plus indirecte. Après que les activistes serbes auront acquis une connaissance opérationnelle auprès de leurs homologues macédoniens, ils pourraient partager ces informations avec les Monténégrins sur les réseaux sociaux, ou visiter la Serbie pour en apprendre plus auprès de leurs amis. Il est peu probable que les activistes macédoniens et monténégrins entrent en contact substantiel entre eux, sauf à voir se lier de nouvelles connexions sur les réseaux sociaux, et il est bien plus probable que les activistes serbes puissent relayer des informations entre les deux groupes. S’ils devaient tenir ce rôle dans une certaine mesure, ils y gagneraient en maximisant leurs connaissances quant à la technologie de révolution de couleur inversée, de par leur expérience active et/ou passive au contact des situations en Macédoine et au Monténégro. Il est important de souligner ce point, car il représente les informations essentielles en complément du rôle géostratégique déjà existant des Serbes dans le lien à établir entre les activistes résistants anti-unipolaire/pro-multipolaires dans les deux pays, et constituer le cœur d’un réseau semi-intégré transnational.

Lire les manuels d’opérations

Ce point pourrait sembler redondant avec la mention qui en est faite au début du présent article, mais on ne saurait trop insister là-dessus — les activistes macédoniens, monténégrins, et serbes [et gilets jaunes, NdSF] doivent lire et relire les textes fondateurs de Gene Sharp, Saul Alinsky, et d’autres théoriciens et praticiens des révolutions de couleur, afin d’absorber autant d’information constructive que possible, afin d’établir les réseaux de résistance de société civile les plus efficaces possibles. Une fois que les activistes qui s’y consacrent auront décidé d’aller de l’avant et d’établir une nouvelle organisation anti-unipolaire/pro-multipolaire, ils devront également choisir un nom accrocheur, des images percutantes et un ou plusieurs slogans entraînants pour attirer des soutiens actifs et passifs d’origines aussi larges que possibles, car la force de leur mouvement réside également dans le nombre de soutiens qu’ils peuvent en fin de compte appeler à occuper la rue (qu’il s’agisse de manifester activement ou d’observer passivement les événements).

Maîtriser les outils

La technologie contemporaine de révolution de couleur fait usage de Facebook/VKontakte, de Twitter, de Google Maps/Earth comme moyens d’amplifier les capacités et de projeter des activités de résistance aussi efficaces que possible. Facebook et VKontakte remplissent le rôle irremplaçable de « concertation » dans la planification de nouvelles activités, et le partage d’informations utiles au sein du réseau activiste. On peut également les utiliser pour promouvoir le mouvement de société civile auprès de soutiens et de sympathisants potentiels. Twitter a un fonctionnement un peu différent, et est plus utile à la communication en temps réel pour les activistes du terrain, au cœur de leur activité de manifestation. On peut également l’utiliser pour envoyer des mises à jour instantanées aux soutiens intéressés et peut même être synchronisé avec Facebook. Google Maps/Earth apporte aux activistes des données de localisation pour définir les meilleurs endroits où organiser des activités publiques comme des rassemblements et marches de protestations. L’intégration aboutie des trois outils se produit dès lors que les activistes passent de l’un à l’autre de façon fluide dans la poursuite de manœuvres non-violentes en « essaims«  en vue de submerger les défenses stratégiques du sujet, et de les amener à accorder les concessions politiques désirées à l’issue d’une brève période de temps ayant connu une intensité organisationnelle accrue.

Porter sa vision au-delà des provocations

La manière la plus facile pour les États-Unis de neutraliser les réseaux résistants est de les infiltrer et/ou de fomenter diverses provocations pour les diviser et les discréditer. L’exemple le plus pertinent qui vient à l’esprit à ce sujet réside dans l’utilisation par les États-Unis de stéréotypes faux et négatifs générés sur les Serbes afin de discréditer le mouvement monténégrin anti-OTAN et semer la discorde an sein du mouvement pro-gouvernement au sein de la Macédoine [On est certain que tout Gilet Jaune ayant manifesté en ville a quelques illustrations en tête de ces techniques également, NdSF]. Pour répondre au premier, Djukanovic avait dénoncé les « cercles nationalistes serbes élargis en Serbie » ayant selon lui incité les manifestations anti-OTAN à Podgorica, et l’on a récemment signalé que des mercenaires CANVAS en provenance de Serbie auraient été payés pour prendre part aux émeutes de la révolution de couleur de Zaev à Skopje. L’objectif final de chacune de ces provocations est de semer une discorde artificielle entre Monténégrins et Serbes, ainsi qu’entre Macédoniens et Serbes, car les États-Unis craignent que les activistes multipolaires patriotes serbes puissent géostratégiquement mettre en réseau les trois espaces de protestations, et aider à construire le réseau de résistance civil naissant dans les Balkans. Si chacun des mouvements de contestation respectifs anti-unipolaires/pro-multipolaires réussit à dépasser les provocations que les États-Unis fomentent pour les diviser entre eux et dans leurs propres rangs, ils pourront coopérer ensemble avec plus de confiance pour générer l’élan dont chacun a besoin pour atteindre ses objectifs intérieurs, et à viser à un partenariat transnational.

Éviter les vœux pieux et les fausses attentes

Le vecteur le plus habituel de neutralisation pour les organisations de résistance naissantes, loin d’être le jeu d’intrigues que les États-Unis pourraient fomenter contre elles, est l’auto-démoralisation résultant des vœux pieux et des fausses attentes. Il n’y a pas de mal à se montrer optimiste quant à ses activités — après tout, nul ne rejoindrait une organisation en pensant qu’elle poursuit un objectif impossible — mais il faut se garder du seuil plongeant dans la naïveté et penser que le voyage va être facile. Les activistes doivent s’attendre à connaître de nombreux revers organisationnels et situationnels, et le plus tôt ils préparent leur esprit à entrer dans une bataille politique prolongée, le mieux ils pourront gérer les difficultés auxquelles ils seront inévitablement amenés à se confronter.

De même, les activistes des Balkans ne doivent pas mettre leurs espoirs trop haut quant à un soutien russe. Pour infortuné que cela puisse sembler, Moscou n’est pas intéressée à financer des groupes d’opposition, et ne dispose d’aucune expérience en la matière depuis la fin de la première guerre froide. En outre la Russie s’en tient strictement à ses principes professés de non-ingérence dans les affaires intérieures de pays tiers, nonobstant l’aversion qu’elle peut avoir pour leurs décisions. Cela étant dit, la Russie peut tout de même assurer un soutien informationnel et diplomatique, certes en réaction aux événements, mais tout de même important, à tout mouvement de société civile anti-unipolaire/pro-multipolaire qui germe. Ce n’est peut-être pas au niveau de ce qu’attendent certains activistes, mais ce n’est pas non plus à sous-estimer : ce point peut être central pour populariser ledit mouvement et y faire converger les regards sur les scènes intérieure et internationale.

L’objet de tout mouvement de révolution de couleur inversée est de faire monter une pression considérable, de manière pacifique, sur le sujet, afin d’encourager l’individu ou l’institution à accorder les concessions politiques désirées, et si cela peut être obtenu au moyen d’un minimum d’activité de contestation, grâce à l’effet de maximisation du soutien russe dans les sphères d’information et diplomatique, cela peut évidemment faire toute la différence. Mais, comme le rappelle le titre de la présente section, il ne faut pas alimenter de fausses attentes quant aux effets que cette assistance indirecte peut obtenir, et il en revient en fin de compte aux activistes eux-mêmes de porter leur campagne de société civile jusqu’à son achèvement. Répétons-le — un soutien informationnel et diplomatique de la Russie n’est pas garanti, mais dans les cas où il sera accordé, il ne peut en lui-même suffire à compléter l’agenda multipolaire des activistes, même s’il peut grandement contribuer à promouvoir leurs idées et à les faire connaître auprès de possibles nouvelles recrues.

Établir des partenariats pragmatiques

Dans leur poursuite d’une campagne pacifique, le ou les mouvements de société civile feront forcément des petits, et établiront des partenariats stratégiques temporaires avec d’autres groupes partenaires poursuivant la même vision, qu’il s’agisse d’autres organisations issues du terrain ou de partis politiques. Les activistes ne devraient pas faire preuve de naïveté en envisageant que le front politique survive après l’atteinte de leur objectif commun, et devraient être assez pragmatiques pour comprendre que des « mariages d’intérêt » sont nécessaires à l’ensemble des parties concernées pour avancer ensemble dans la poursuite de leur objectif commun. Il n’est pas ici question de dire que le mouvement de société civile doit sacrifier son éthique ou sa morale pour s’allier à quelque personnage ou organisation ombrageux, mais qu’il existe des périodes où il est préférable pour deux groupes rivaux de coopérer afin d’atteindre un certain objectif politique que les deux veulent obtenir. De nouveau, en rappel de la suggestion précédente exhortant à se méfier des vœux pieux et des fausses attentes, il est plus que probable que le front unifié s’effondrera presque aussitôt que l’objectif commun aura été atteint, mais les activistes doivent se poser cette question : vaut-il mieux se prévenir de toute alliance avec un rival et ne jamais atteindre son objectif politique, ou est-il préférable d’accomplir un objectif politique, puis de recommencer à affronter ce rival peu de temps après ?

Rester propre

Indépendamment des torsions et des ajustements que les organisateurs aux manettes des négociations finissent par adopter, il est impératif que le front unifié qu’ils assemblent ainsi, en provenance de groupes d’intérêts disparates, maintiennent une devanture de société civile non-politisée, afin de continuer d’attirer autant de recrues potentielles que possible, et de se protéger du piratage par des « partenaires » membres de la coalition pensant aux jours d’après. En aucune circonstance il ne faut accepter un soutien direct d’un gouvernement étranger, tel un financement, par aucun membre du mouvement de société civile, sans parler des dirigeants : cela pourra être utilisé ultérieurement pour les dé-légitimer et les montrer du doigt comme intermédiaire à la solde d’une puissance étrangère. Des agents de contre-espionnage intérieur pourraient se faire passer pour des agents d’une puissance étrangère, telle la Russie, pour piéger les activistes dans une situation où ils pourront ensuite subir un chantage, ou se faire directement « expulser » comme « agents étrangers » et ainsi discréditer aux yeux du public.

Des conseillers stratégiques et tactiques en provenance d’autres pays peuvent être précieux, si l’on peut établir avec un bon niveau de confiance qu’ils représentent leurs propres intérêts en opérant leur potentiel de révolution de couleur inversée, pas celui du gouvernement de leur pays, et c’est par ailleurs toujours un sacré renforcement au moral quand des activistes constatent qu’ils reçoivent un soutien et une participation directs de la part de leurs homologues à l’international. En outre, des activistes internationaux normaux peuvent acquérir une expérience opérationnelle importante en observant les actions de leurs partenaires hôtes pendant les événements qu’ils organisent ; c’est là la raison pour laquelle nous préconisons que les Serbes et les Monténégrins nouent des contacts avec des amis macédoniens de confiance pour se voir invité à ce faire. Même si cela n’est pas possible, du fait de l’absence de contacts interpersonnels entre les deux pays et la république de Macédoine, les personnes intéressées peuvent tout de même suivre de près les enregistrements et les rapports d’activité depuis Skopje, et depuis l’ensemble du pays, afin d’en apprendre autant que possible.

Pérennité

Cette dernière étape est importante en général, lorsque l’on considère chaque phase de la campagne anti-unipolaire/pro-multipolaire du mouvement de société civile, mais elle prend une signification géostratégique lorsqu’on l’analyse dans une perspective régionale. L’important n’est pas uniquement que Macédoniens, Monténégrins et Serbes atteignent leurs objectifs politiques, mais que leurs mouvements respectifs sur le terrain nouent des liens entre eux et s’emploient à constituer un réseau transnational d’activisme positif, qui survive à l’environnement post-campagne. L’auteur a affirmé plusieurs fois déjà que les activistes ne devraient pas avoir la naïveté de croire que leur coalition unifiée restera intacte dans l’éventualité où leur mission intérieure sera accomplie, et c’est tout à fait vrai, mais il est important que les cœurs les plus actifs de chacun des mouvements reste en contact avec ses homologues régionaux dans la poursuite de leurs campagnes respectives, et qu’ils définissent quelque moyen d’intégrer leurs compétences à l’avenir.

Non seulement cela contribuera-t-il à la viabilité post-campagne de chacun des mouvements, mais cela peut également les aider à définir de nouvelles cibles qu’ils pourront poursuivre de concert, par exemple pour préserver leurs victoires et dynamiser des interactions inter-personnelles entre les pays de l’ancien espace yougoslave. Dans les faits, cela pourrait amener à la création d’un mouvement de société civile multipolaire transnational vibrant dans la région, qui tiendrait lieu de bastion proactif contre les menaces de guerres hybrides étasuniennes et formerait un précédent pour une coopération rapprochée des Balkans centraux. Comme l’auteur le suggérait dans une analyse précédente, cela pourrait constituer le terreau d’une possible institutionnalisation du couloir des Balkans centraux, entre la république de Macédoine et la Serbie, et à un renforcement en matière de sécurité démocratique, sur tous les plans, des pays de transit, par lesquels transiteront tous les projets de partenariats d’infrastructures stratégiques multipolaires russo-chinois sur la voie amenant à la libération du reste de l’Europe.

Conclusions

Pour provocatrice que l’idée paraisse au départ, une utilisation disciplinée et sélective de la technologie de révolution de couleur peut être employée de manière réaliste par les activistes en faveur de la multipolarité pour résister à l’agenda unipolaire poussé contre leur pays. Qu’il s’agisse de « renforcement de régime » dans la république de Macédoine, ou de l’effort démocratique pour obtenir un référendum national quant aux liens avec l’OTAN du Monténégro ou de la Serbie, les stratégies et tactiques de révolution de couleur inversée peuvent servir à atteindre pacifiquement ces objectifs. Les Balkans constituent, comme tel a toujours été le cas, la zone de test d’une nouvelle sorte de processus asymétrique pour la zone monde, sauf que pour la toute première fois, il ne s’agit pas d’un processus au service de la vision des intérêts géostratégiques étasuniens, mais d’une vision qui fonctionne à leur encontre, et qui constitue le meilleur espoir de voir émerger un ordre mondial multipolaire.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Note du Saker Francophone

Cet article peut sans doute être lu comme un manuel par les Gilets Jaunes ; les documents auxquels il fait référence, notablement De la Dictature à la Démocratie sont sans doute à recommander à chaque manifestant.

Traduit par José Martí, relu par San pour le Saker Francophone

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