Par Andrew KORYBKO – le 19/04/2018 – source orientalreview.org
Après les révélations sur Facebook manipulant les données à des fins politiques, les utilisateurs de réseaux sociaux en sont réduits à trois possibilités, avec pour chacune des avantages et des inconvénients, mais aucune « solution parfaite ».
Graffiti Berlinois assimilant Mark Zuckerberg à l’univers dystopique du roman 1984 de George Orwell
Photo : Victorgrigas – wikipedia
Le scandale de Cambridge Analytica a donné lieu à une vague de révolte de la part de nombre d’utilisateurs de Facebook, quand bien même il était évident depuis le départ que la gratuité de l’accès aux services de l’entreprise impliquait que ce sont les utilisateurs qui en constituent le produit. Facebook gagnait évidemment de l’argent en exploitant les informations de ses utilisateurs, qu’ils en soient conscients ou non. La réaction la plus répandue de nombre d’entre eux après ces révélations a été de menacer de quitter le réseau, ou de migrer vers une autre plateforme. Mais pour beaucoup d’utilisateurs il s’agit surtout d’extérioriser leurs frustrations, et la plupart d’entre eux, nonobstant les grands sentiments de furie qui les ont habités, resteront sur Facebook.
Sur le fond, de sérieuses préoccupations ont été émises, indiquant que disposer d’un compte sur tout média social pourrait constituer une décision irresponsable : ces plateformes sont utilisées, aussi bien par des acteurs étatiques que non-étatiques, pour construire ce que l’auteur avait déjà qualifié de « Graal de la guerre hybride » avant l’explosion du scandale Cambridge Analytica. Pour développer, la nouvelle stratégie de sécurité nationale des USA émet des avertissements sur la Russie, soi-disant sur « l’exploitation de techniques marketing afin de cibler les individus en fonction de leurs activités, de leurs centres d’intérêts, de leurs opinions et de leurs valeurs et l’intégration de données venant de sources personnelles ou commerciales avec des données de renseignement, avec des outils d’analyse de données basées sur l’intelligence artificielle (IA) et l’apprentissage machine » [machine learning, NdT] ; il s’agit exactement de ce que font les agences de renseignement américaines et même à présent des entreprises privées liées à l’« État profond », aux fins de manipuler les masses.
Les gens du monde entier publient volontairement sur Facebook des informations personnelles importantes, permettant à Cambridge Analytica et sans doute également à la CIA de créer des « psychogrammes » individualisés, élargis ensuite à des classes de populations entières, afin de définir les éléments de langage les plus susceptibles d’influencer les opinions des gens sur tel ou tel sujet. Dans le contexte du scandale Cambridge Analytica, il s’agissait d’inciter les gens à voter d’une certaine manière. Facebook tient lieu ici de bouc émissaire, il faudrait être naïf pour croire que les autres plateformes de réseaux sociaux ne font pas la même chose en collaboration avec l’« État profond » de leur pays hôte.
Il existe une différence, cependant, entre les entreprises de réseaux sociaux occidentales, comme Facebook et celles d’autres pays, comme VK : les USA sont le seul acteur disposant d’une portée mondiale, dont les facultés ont déjà été démontrées ; ces informations ont été exploitées pour orchestrer la violence des guerres hybrides comme les soi-disant révolutions de couleur du « printemps arabe », et la séquence de terrorisme urbain souvent appelée « EuroMaidan ». La Russie, pour continuer sur l’exemple de VK, n’a pas l’intention ni les moyens de s’adonner à ce genre de pratique, et les entreprises de réseaux sociaux hébergées sur son sol et auxquelles son « État profond » pourrait avoir accès ne contiennent pas les vastes pans de données des utilisateurs non russes du monde entier comme Facebook, ce qui rend douteuse toute comparaison entre les deux, sauf à y regarder de plus près.
Les réseaux sociaux majoritaires par pays − image : ChristallkeksPixelsnader − wikipedia
Quoi qu’il en soit, certaines personnes sont très mal à l’aise avec l’idée que leurs données personnelles puissent servir à établir un « psychogramme » pouvant être mis en œuvre pour piloter des changements politiques importants, de manière pacifique ou violente, que ce soit par le gouvernement américain ou même éventuellement par le gouvernement russe. Il existe donc un argument moral et éthique soutenant l’abandon total des réseaux sociaux, afin de minimiser les données à disposition des « États profonds ». Mais à ce stade, il est en pratique impossible d’effacer son empreinte numérique, et Facebook peut également suivre les gens qui n’ont pas de compte sur sa plateforme.
Quand on réalise cela, cela porte à réfléchir, et cela peut neutraliser l’« effet de refus » d’abandonner les réseaux sociaux, sauf à arrêter complètement d’aller sur internet également. Pour prendre cela en compte et à supposer que la plupart des gens ne vont pas se transformer en ermites, certains estiment préférable que leurs données soient plutôt mises à disposition d’un gouvernement étranger, plutôt qu’à leur propre gouvernement, expliquant ce raisonnement par leur crainte de voir leur propre pays utiliser leurs données à des fins dystopiques. Cela explique le mouvement de migration de Facebook vers VK, par exemple, et cela nous indique que ce mouvement est conduit principalement par des Occidentaux plutôt que par des gens de l’hémisphère Sud, malgré le fait que ces derniers sont bien plus susceptibles de se faire exploiter et manipuler violemment par les usages des USA du « Graal de la guerre hybride ».
Changer de plateforme peut empêcher, ou au moins retarder la construction par les USA de « psychogrammes » sur base Facebook, mais les plateformes alternatives comme VK ne disposent que d’un public limité, ce qui peut gêner le rayonnement des nouveaux utilisateurs sur la plateforme et les initiatives activistes. Ce site, par exemple, a une base d’utilisateurs principalement constituée de russophones, donc pour les Occidentaux qui ne parlent pas russe, il est peu probable de voir se développer beaucoup d’interactions valables avec des étrangers. Autre point, leurs interlocuteurs seront principalement des habitants de l’ancienne Union soviétique (ou des gens reliés à elle), ce qui va grandement diminuer leur rayonnement mondial s’ils essaient d’alerter l’opinion publique sur tel ou tel problème.
Quant aux gens souhaitant simplement garder le contact avec leurs amis sans crainte que leur propre gouvernement ne les espionne (quitte à ce qu’un gouvernement étranger le fasse), ils n’auront pas ce problème, mais ils devront se faire à l’idée qu’ils ne rencontreront pas tant d’amis anglophones que s’ils restaient sur Facebook. Ceci n’est pas un problème si l’ensemble d’un cercle d’amis migre vers VK ou une autre plateforme tous ensemble, mais ceux d’entre eux qui sont « éveillés » politiquement devraient garder à l’esprit que ce genre de transition risque de concentrer une « pensée de groupe » et la création d’une « chambre d’écho » sur média alternatif. Les activistes politiques pourraient le comprendre, et pourrait considérer un retour à Facebook pour retrouver leur public cible.
Ce qui nous ramène au choix « impopulaire » mais « pragmatique » de rester sur Facebook, afin de rester en réseau avec des gens du plus grand nombre de pays possible, quelles qu’en soient les raisons de chacun. Il arrive régulièrement que la plateforme censure et supprime certaines catégories de commentaires politiques et sociaux, mais les utilisateurs inventifs pourraient trouver des moyens de contourner ces mesures, ou inventer des méthodes pour « tromper/se jouer » de l’algorithme. Ils pourraient aussi en venir à s’autocensurer, en ne publiant que des messages « légèrement » politisés et utiliser Facebook comme outil d’identification des gens qu’ils pourraient « recruter » sur VK ou d’autres plateformes, afin d’y poursuivre des conversations « sérieuses » après coup.
Tout ceci en revient finalement à avoir des utilisateurs de Facebook qui se demandent s’ils sont d’accord pour que le gouvernement américain accède à leurs informations en vue d’établir des « psychogrammes », des mesures de guerres hybrides, et dans le cas contraire, s’ils sont prêts à amener leur niveau de protestation jusqu’à quitter la plateforme. Cette deuxième possibilité dépend grandement de ce qui motive les gens au départ à rejoindre Facebook ; après tout rester en contact simplement avec ses proches peut s’envisager sur n’importe quelle plateforme. Si d’aucun a des intentions politiques, et en particulier pour ceux qui auraient à cœur d’« éclairer » les autres sur le sujet qui les intéresse à tel ou tel moment, il peut être beaucoup plus difficile d’utiliser un autre réseau que Facebook. Il en va de même pour ce qui est de suivre des fils d’information, peu d’entre eux sont présents sur les concurrents de Facebook.
La « bonne solution » serait bien entendu de voir se constituer un réseau social à l’échelle de Facebook et avec la même portée mondiale, mais imperméable à la censure et à toute pénétration clandestine par un quelconque « État profond », que ce soit pour établir des « psychogrammes » ou quoi que ce soit d’autre. C’est malheureusement irréaliste et n’arrivera probablement jamais, ce qui force les gens à choisir entre quitter les réseaux sociaux (et internet), changer de plateforme, ou simplement de « s’asseoir dessus » : rester sur Facebook malgré ses penchants dystopiques croissants. Pour le meilleur ou pour le pire, « Facebook est le roi », et on peut prédire qu’il va probablement le rester à moyen terme.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone