Par Andrew Korybko − Le 19 janvier 2017 − Source Katehon
Le siècle que nous vivons présente une pléthore de possibilités stratégiques pour le Pakistan, à condition qu’Islamabad sache saisir celles qui se trouvent à sa portée et fasse preuve d’initiative. Le développement constant du China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) est en train de rendre le pays encore plus attractif pour une multitude de partenaires internationaux, certains ayant été des partenaires de longue date tandis que d’autres sont des nouveaux venus qui ne s’étaient jusqu’alors jamais manifestés. Quelle que soit la catégorie dans laquelle se rangent ces États, il ne fait aucun doute qu’ils trouvent leur intérêt dans cette série de projets infrastructurels novateurs.
Jusque-là, la Chine n’avait jamais bénéficié d’un couloir commercial terrestre fiable vers l’Océan indien; ce projet offre donc un large éventail d’options pour la République populaire et ses partenaires économiques. De plus, l’aboutissement final du CPEC permettra à la Russie ainsi qu’aux pays enclavés d’Asie centrale de commercer plus aisément avec la région de l’océan Indien, amenant ainsi à la création de routes commerciales jusque-là inconnues qui fortifieront tous les partenaires impliqués et bénéficieront à cet indispensable État intermédiaire qu’est le Pakistan. À une échelle plus vaste, chaque maillage de connections économiques aura vocation, d’une manière ou d’une autre, de traverser le Pakistan dans le cadre du CPEC, permettant à ce pays de tirer profit de sa position géostratégique déterminante dans la poursuite de ses intérêts nationaux.
La convergence d’une si grande multitude d’acteurs civilisationnels – comprenant les Européens, les Russes, les Turcs, les Arabes, les Iraniens, les Chinois et les Africains – vers un même État, est rendue possible par la vision pékinoise dite Une Ceinture Une Route (One Belt One Road) fondée sur une connectivité globale telle que manifestée à travers le CPEC ; dans la foulée, cette convergence permet au Pakistan d’arbitrer un dialogue entre les civilisations au XXIe siècle. Il s’agit là d’un rôle de pivot de la plus haute importance, représentant une charge des plus considérables, et qui a le potentiel concret de faire passer le Pakistan de la position de chef de file régional à celle de grande puissance hémisphérique au cours de la prochaine décennie. Cette analyse explorera donc la façon dont cette grande stratégie peut être actualisée, au moyen d’une description du concept dans son ensemble ; elle portera également sur les divers canaux de connectivité civilisationnelle ainsi que sur les défis auxquels le Pakistan peut s’attendre à faire face.
Concept
Abrégé
L’attractivité économique du CPEC agit comme un aimant irrésistible pour toutes sortes d’acteurs qui tirent profit de sa connectivité infrastructurelle afin de promouvoir leurs objectifs commerciaux, qu’il s’agisse d’optimiser le commerce bilatéral avec la Chine, comme l’UE, le Moyen-Orient et les États africains peuvent y voir leur intérêt, ou d’obtenir un débouché opportun vers l’océan Indien, comme la Russie et les républiques d’Asie Centrale y aspirent. La convergence vers le Pakistan de tant de forces civilisationnelles propulsera cet État d’Asie du Sud à un rang d’importance mondiale en offrant à ses dirigeants le remarquable potentiel de faire office de terrain d’entente entre chacune de ces forces, aussi bien au sens propre, en termes de connectivité du CPEC, qu’au sens figuré, dans la mesure où cela renvoie au concept plus général de dialogue des civilisations.
Ce second objectif dépend totalement du premier, ce qui signifie que le Pakistan a peu de chances de fédérer un large éventail d’intérêts hémisphériques et de protagonistes si le projet de CPEC n’aboutit pas ou qu’il se trouve sérieusement compromis après coup. Réciproquement, l’aboutissement du CPEC permettra au Pakistan de faire précisément cela, ce qui conférera au pays une portée mondiale. La deuxième et la plus longue des parties de cette étude décrira les différents canaux de connectivité que le CPEC préfigure entre le Pakistan et le reste de l’Afro-Eurasie, mais à ce stade il nous en faut dire bien plus sur la grande stratégie qui sous-tend cet élan prometteur.
Une fois le CPEC pleinement opérationnel, le Pakistan deviendra officieusement la principale passerelle de la Chine vers le reste du monde. Même si la République populaire s’investit dans une somme colossale d’échanges avec chacun de ses innombrables partenaires, la plus grande part de cette effervescence est assurée par le biais de voies maritimes qui traversent le goulet d’étranglement du détroit de Malacca et les eaux de la mer de Chine méridionale, qui sont l’objet de divers litiges ; ces deux zones sont assez vulnérables à un blocus étasunien ou à une interférence du même tonneau dans le cas d’un conflit entre les deux grandes puissances. C’est essentiellement pour cette raison et du fait de l’anticipation de ce scénario par les stratèges chinois que Pékin a décidé de mettre en place une route commerciale terrestre vers l’océan Indien par l’entremise du CPEC, misant ainsi sur l’amitié multi-décennale et constante qui la lie au Pakistan, dans le but de faire de ce projet une réalité.
Tangible
Une fois mis en place, le CPEC fera du Pakistan la voie la plus fiable, rentable et rapide pour commercer avec la Chine. Voyager vers Gwadar constitue pour les navires un périple bien moins long que vers Canton, et une fois que les marchandises seront déchargées sur les quais en mer d’Oman, elles pourront être promptement expédiées vers le Nord en direction de la frontière chinoise pour entrer en République populaire en un temps record. En faisant gagner quelques jours de voyage et en permettant d’esquiver toute éventuelle interférence navale indésirable de la part des États-Unis, le CEPC représente un cadeau inestimable pour chacun des partenaires de la Chine ; on peut ainsi s’attendre à ce qu’il devienne l’un des accès terrestres les plus largement exploités au monde. Plus le CPEC gagnera en popularité, plus le Pakistan gagnera en importance, et cela offrira au pays l’occasion d’endosser des responsabilités de commandement élargies en Afro-Eurasie.
La compréhension de la médiation commerciale internationale entre la Chine et chacun de ses partenaires constituera la clé de voûte de la future portée stratégique du Pakistan vis-à-vis du reste du monde ; ainsi, le gouvernement devrait prendre l’initiative d’accueillir le forum commercial du CPEC à Gwadar en vue de mettre en valeur son importance logistique refondée. Ces rencontres pourraient être organisées conjointement par les ministères du Pakistan et de la Chine, et elles contribueraient à inciter plus d’entreprises à exploiter cette route commerciale dans la mesure où une infrastructure complémentaire sera opportunément mise en place pour la rendre plus attractive. Tout en assurant la promotion du CPEC, le Pakistan pourrait aussi réfléchir à une ambitieuse campagne de relations publiques afin de redorer son image en s’associant plus étroitement à ce projet. Si c’est fait convenablement, cela pourrait sensiblement contrebalancer les échecs en matière de soft power essuyés par le Pakistan au cours des deux dernières décennies, à l’époque où les médias dominants de l’Occident menaient une guerre de l’information sans merci contre le pays.
Il est crucial pour le Pakistan de prendre des mesures immédiates et visibles pour démystifier les stéréotypes imposés de l’étranger, selon lesquels le pays serait un « exportateur du terrorisme » et qu’il serait « effroyablement dangereux » ; ce discours produit incontestablement un puissant effet dissuasif vis-à-vis de tout développement de rapports commerciaux approfondis. Ceci dit, il est préférable que les forums commerciaux du CPEC soient étayés par des forums politiques et socio-culturels, des événements et des conférences qui mettraient en évidence les récentes avancées dans la stabilité intérieure du Pakistan et susciteraient une prise de conscience quant à son potentiel en termes de connectivité civilisationnelle. Cela passerait par la promotion d’un dialogue de paix multilatéral entre tous les partenaires. Les faiseurs d’opinion (experts issus de cercles de réflexion, analystes, etc.), les journalistes, les représentants de gouvernements et les représentants de la société civile venus de toute l’Europe, de Russie, d’Asie centrale, du Moyen-Orient, d’Afrique orientale et de Chine devraient être conviés à assister à ces rencontres afin de tisser des réseaux et se tenir informés de la façon dont le Pakistan travaille à devenir synonyme de CPEC, de paix et de prospérité.
L’objectif optimal que Gwadar devrait se fixer est d’accueillir de façon régulière des forums commerciaux et des événements socio-culturels dont le point d’orgue consisterait en une rencontre annuelle prestigieuse d’une renommée comparable au Dialogue Shangri-La ; cet évènement serait toutefois spécifiquement dédié à la participation des acteurs régionaux susmentionnés les plus susceptibles de prendre part au CPEC. Étant donné le caractère explicitement économique du CPEC, cette éventuelle réunion au sommet à fort impact médiatique pourrait se vendre en rassemblant de prestigieux représentants d’acteurs institutionnels pertinents, tels que l’Organisation de coopération économique (OCE), l’UE, l’Union Eurasienne, le CCG, l’ASACR, la Communauté d’Afrique de l’Est et d’autres forces « non alignées » telles que la Chine, l’Iran et l’Éthiopie, par exemple. En s’appuyant sur le dénominateur commun de la facilitation multilatérale du commerce via le CPEC, les parties prenantes de la « Rencontre de Gwadar » pourraient ensuite étendre les discussions vers des sujets plus variés tels que la sécurité, la civilisation et la stratégie ; cela permettrait ainsi aux pays participants qui ne font pas partie du CPEC, comme l’Inde ou les USA, de prendre part à cette réunion.
Symbolique
Le Pakistan a pour objectif de devenir l’un des centres de l’ordre mondial multipolaire émergeant, en tirant profit des retombées du CPEC pour passer du statut de chef de file régional à celui d’acteur d’envergure hémisphérique et même mondiale. Il ne peut parvenir à cette fin qu’en se positionnant en tant que point de convergence neutre et digne de confiance entre une variété d’acteurs économiques, ce qui lui permettrait parallèlement d’étendre son influence à travers le monde en faisant valoir le rôle de pont qu’il pourrait jouer dans la mise en relation de leurs intérêts multilatéraux à plus grande échelle. Il n’y a pour le moment (et il se pourrait bien qu’il n’y ait jamais) aucun autre État capable de rassembler une multitude aussi hétéroclite de partenaires que le Pakistan via le CPEC, dans la mesure où aucun autre pays n’est aussi important pour les perspectives économiques à long terme de l’Europe, de la Russie, de l’Asie centrale, du Moyen-Orient, de l’Afrique Orientale et de la Chine. En conséquence, Islamabad devrait se saisir de cette occasion en informant de façon proactive chacun de ses partenaires actuels et potentiels de l’avenir profitable à tous qui les attend avec le CPEC, tout comme il devrait expliquer comment cela entre directement en lien avec leurs grands intérêts stratégiques respectifs.
Pour ce qui concerne tout particulièrement les grandes puissances dirigeantes eurasiatiques de la multipolarité que sont la Russie et la Chine, leurs partenariats respectifs avec le Pakistan tiennent un indispensable rôle dans le soft power de chacun, en faisant office de puissante tête de pont pour des engagements à plus grande échelle avec la communauté islamique mondiale. Négligé par la plupart des observateurs occasionnels, le Pakistan représente bel et bien le pays musulman le plus puissant de la planète du fait de la combinaison de son arsenal nucléaire, de ses gigantesques capacités militaires conventionnelles, de ses forces contre-terroristes dont l’efficacité est avérée, de sa nombreuse population et de l’économie musulmane connaissant la croissance la plus rapide ; toutes ces ressources se trouveront considérablement renforcées par la nouvelle position géostratégique mondiale du pays vis-à-vis du CPEC. En outre, le Pakistan est neutre par rapport aux guerres sectaires déclenchées par les USA au Moyen-Orient, du fait de la présence en son sein de la deuxième population chiite la plus nombreuse après celle de son voisin iranien ; cela ne l’empêche pas d’entretenir des relations très fructueuses avec l’Arabie saoudite, ce qui le place dans la position enviable et précieuse d’une puissance à qui les deux « bords » accordent leur confiance. De ce fait, les relations fécondes d’Islamabad avec Moscou et Pékin rayonnent sur l’ensemble de l’oumma et laissent une bonne impression dans les esprits de la majorité des musulmans.
Il va sans dire que cette « créance civilisationnelle » intangible revêt à l’heure actuelle une importance capitale pour enrayer le stratagème étasunien du diviser-pour-régner, qui vise à ourdir un « choc des civilisations » afin de diviser l’hémisphère Est. D’où la nécessité pour le Pakistan de se servir du CPEC comme tremplin pour la promotion du dialogue autour de la convergence imminente des civilisations, à travers le territoire couvert par les pays membres, au cours d’un éventuel « rassemblement de Gwadar ». La crédibilité et la fiabilité reconnues de longue date du Pakistan dans la communauté musulmane mondiale peut faire beaucoup pour aider la Russie et la Chine à renforcer leurs engagements socio-économiques à travers le Moyen-Orient et l’Afrique orientale. À vrai dire, leurs relations avec le Pakistan pourraient finir par devenir un modèle auquel les autres pays musulmans pourraient se référer en vue de tisser des liens avec ces deux États ; elles pourraient également faire office de passerelle pour l’accroissement de la présence stratégique de ces deux grandes puissances au cœur de ces régions. Islamabad apporterait son concours pour cimenter les progrès d’ores et déjà effectués par Moscou et Pékin à cette fin, et appuierait in fine leurs grandes stratégies.
Canaux
Comme nous l’avons établi dans cette étude, la convergence des civilisations ainsi que tous les concepts susmentionnés dépendent entièrement du potentiel de connectivité multilatérale du CPEC, tout particulièrement de la façon dont il mise sur l’aptitude à attirer favorablement les commerces européen, russe, centre-asiatique, moyen-oriental, est-africain et chinois à travers le territoire pakistanais. C’est la condition préalable et essentielle dont Islamabad doit tenir compte pour mener à bien son projet pour le XXIe siècle, à savoir celui de devenir une grande puissance de portée mondiale à travers tout l’hémisphère Est. Compte tenu de la façon dont l’avenir du pays est intrinsèquement lié au CPEC, et en gardant à l’esprit que le Pakistan refaçonne son image à l’international pour qu’elle corresponde plus étroitement à ce projet, la liste suivante détaille les relations bilatérales au sein du CPEC qu’Islamabad gagnerait à promouvoir dès que possible et qui, si elles se concrétisaient, contribueraient collectivement à la convergence des civilisations ainsi qu’à une stabilité multipolaire conséquente.
CPEC–Chine
Le but initial sous-tendant le CPEC était de fournir à la Chine une voie d’accès terrestre fiable vers l’océan Indien par l’intermédiaire de son proche allié pakistanais, réduisant ainsi les coûts physiques, financiers et stratégiques du commerce avec ses partenaires européen, moyen-oriental et est-africain pour les raisons qui ont été évoquées au début de cette analyse. Le CPEC s’est développé à très vive allure, particulièrement pour ce qui est du travail accompli à Gwadar, et le projet est d’ores et déjà opérationnel même s’il n’est pas pleinement abouti. À ce stade, il est le premier des multiples projets de Routes de la soie à être en fonction, même s’il n’est que partiellement opérationnel pour le moment. Il est important de souligner ce point car Pékin espère parvenir à construire deux voies d’accès continentales supplémentaires à travers l’Eurasie dans le but de relier plus directement la République populaire avec ses partenaires européens, russe et moyen-orientaux. Ces voies d’accès consistent en un pont intercontinental eurasien se déployant à travers la Russie ainsi qu’en un projet de chemin de fer à grande vitesse traversant l’Asie centrale jusque l’Iran et la Turquie, et s’étendant jusque l’UE (via les Balkans).
Aucun de ces chantiers n’a autant avancé que le projet phare de One Belt One Road, le CPEC, et nul ne peut prédire la date à laquelle ils seront définitivement concrétisés. Le pont intercontinental eurasien est celui dont on entend le plus parler et qui est pris le plus au sérieux parmi les deux voies d’accès transcontinentales à l’étude ; mais même cette initiative emblématique du partenariat stratégique russo-chinois est encore loin de se matérialiser. De plus, la voie intercontinentale eurasienne aussi bien que le potentiel chemin de fer du Rimland entre la Chine et l’UE (par l’intermédiaire de l’Iran, de la Turquie et des Balkans) sont sujets à des risques considérables de guerre hybride ; de plus, ils entrent en résonance avec des questions politiques particulièrement sensibles dans l’ère de la nouvelle guerre froide. Une multitude de scénarios pourraient se déclencher, avec pour conséquence d’empêcher la construction définitive de ces voies d’accès, de les rendre inexploitables et/ou de dissuader quiconque de les emprunter pour une raison ou une autre. Dans cette optique, il ne fait aucun doute que le CPEC demeurera la nouvelle route de la soie privilégiée dans l’avenir immédiat. De plus, en l’absence d’un commerce de grande envergure passant par la route maritime du Nord (qui dépend elle-même de conditions environnementales et politiques incertaines), il pourrait même constituer la seule route commerciale maritime vers la Chine ne passant pas par le détroit de Malacca pour ses partenaires de l’hémisphère Est.
D’un point de vue conceptuel, le CPEC peut être comparé à la veine jugulaire de l’intégration afro-eurasienne, et il devrait constituer une force motrice vitale pour l’ordre mondial multipolaire émergeant. Dans le même temps, toutefois, la portée géostratégique sans égal du projet en fait la cible incontournable de certaines manigances, que nous aborderons dans la troisième et dernière section de cette étude. Il est important de garder cela à l’esprit, dans la mesure où tous les canaux de connectivité subséquents du CPEC et la convergence des civilisations qui en résulte disparaîtraient si la mise en œuvre d’une telle entreprise se trouvait sérieusement mise en péril par les actions furtives et des USA et de l’Inde. Dès lors, que cela soit consciemment reconnu ou non pour le moment, la viabilité à long terme des échanges entre l’UE, le Moyen-Orient et l’Afrique orientale avec la Chine pourrait être mise en péril si Washington et New Delhi donnaient un coup d’accélérateur à leurs tentatives de déstabilisation contre le Pakistan. Il s’agit d’un aspect politique hautement sensible qu’il vaut mieux ne pas soulever publiquement. Il faudra néanmoins amener toutes les parties prenantes à le prendre en considération, de préférence le plus tôt possible et en toute discrétion, de sorte qu’elles puissent pleinement appréhender les risques auxquels leurs « partenaires » étasunien et indien les exposent, d’une façon d’ailleurs fort irresponsable. Il en va de même pour la Russie et l’Asie Centrale qui, de toute évidence, ne se serviraient pas du CPEC pour approfondir leurs échanges avec la Chine voisine, mais plutôt pour obtenir un accès direct vers le marché que représente la région de l’océan Indien.
CPEC-UE
L’UE est l’un des partenaires commerciaux les plus importants de la Chine, et vice-versa. On peut donc aisément prédire que le CPEC sera finalement mené à bien pour conduire une grande quantité d’échanges bilatéraux entre les deux entités. Nous avons déjà évoqué la façon dont cette voie d’accès réduit les coûts de commerce physiques, financiers et stratégiques entre les deux blocs ; or à mesure que le Pakistan parviendra à redorer son image nationale et qu’un nombre croissant de projets infrastructurels du CPEC verront le jour, on peut s’attendre à ce que des entreprises européennes et chinoises en viennent de plus en plus à miser sur ce vecteur géographique déterminant dans leurs relations. Bien qu’un nombre croissant d’échanges transcontinentaux par voie terrestre seront inévitablement conduits à travers le pont intercontinental eurasien, ainsi que la voie ferroviaire du Rimland, aucun de ces projets n’est susceptible de se trouver pleinement opérationnel de sitôt. Et même lorsque ce sera le cas, les risques de guerre hybride et les problématiques politiques les plus sensibles dans la région pourraient les rendre inopérants ou amener certains États à s’en détourner.
Étant de prudents stratèges planifiant sur le long terme, les Chinois font le pari judicieux qu’aucun de ces deux projets ne remplacera le commerce maritime entre l’UE et la République Populaire. C’est la raison pour laquelle Pékin a acheté le port grec du Pirée (un des plus importants d’Europe) et que la Chine construit actuellement la voie ferroviaire à grande vitesse de la Route de la soie des Balkans, reliant l’Europe méditerranéenne à l’Europe centrale et orientale. L’intention qui se cache derrière cette initiative est de permettre à la Chine de commercer commodément avec ces régions par le biais d’une voie d’accès nouvellement tracée au Sud. Cela évite d’avoir à contourner longuement la péninsule européenne et de devoir décharger les marchandises qui leur sont destinées depuis la Mer baltique. Pékin ne développerait pas la route de la soie des Balkans si les Chinois avaient la certitude que le pont intercontinental eurasien remplacerait le commerce maritime avec la Chine. L’existence même de ce projet ainsi que sa mise en œuvre progressive doivent donc être interprétées comme le signe que la Chine attend plus de ses échanges avec l’UE avant de passer par le CPEC.
Afin d’expliciter les choses pour le cas où le lecteur aurait du mal à suivre, tout le commerce maritime entre l’UE et la Chine est grandement assisté par le CPEC, du fait des coûts physiques, financiers et stratégiques moindres qu’il implique, comparativement à la voie plus longue et tortueuse passant par le goulet d’étranglement du détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale, qui fait l’objet de divers contentieux. Au même titre que le pont continental eurasien ne remplacera jamais complètement le commerce maritime de l’UE avec la Chine, le CPEC ne se substituera jamais parfaitement à ce mode d’échanges historique en vigueur dans le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale. Le projet devant passer par le Pakistan offre quant à lui un axe alternatif vers la Chine qui prête moins le flanc aux ingérences étrangères ; ironiquement, il continue tout de même à dépendre aussi bien du canal de Suez que du détroit de Bab-el-Mandeb. Quoi qu’il en soit, la différence fondamentale entre ces goulets d’étranglement occidentaux et leurs pendants orientaux réside dans le fait qu’ils sont contrôlés respectivement par l’Égypte et le CCG, tous deux en très bons termes avec le Pakistan et la Chine, ce qui rend très peu probable une hypothétique adhésion de leur part à une stratégie de chantage géopolitique émanant des USA vis-à-vis des deux partenaires asiatiques.
CPEC–Moyen-Orient
Le prochain canal de connectivité que nous aborderons doit être divisé entre son versant Iranien et son versant non-iranien. Il faut en effet tenir compte d’une multitude de différences géographiques et stratégiques d’importance. La Turquie et les pays levantins pourraient gérer leurs échanges avec la Chine de la même façon que les Européens le font, c’est-à-dire en passant par la Méditerranée, le canal de Suez ainsi que Bab el Mandeb pour atteindre le CPEC. Si la conjoncture géopolitique le leur permet, toutefois, ils pourraient également transporter leurs marchandises par voie terrestre à travers l’Irak jusqu’au Golfe persique, à partir duquel ils pourraient ensuite commercer avec la Chine ; c’est d’ailleurs ce que font la plupart des royaumes du Golfe qui passent par le détroit d’Ormuz pour accéder au CPEC. Les EAU, Oman et le Yémen contournent notablement ces trois points de passage grâce à une connectivité maritime directe avec le CPEC, ce qui leur confère le plus haut niveau degré de flexibilité dans les échanges avec la Chine ; cela les prédispose aussi à faire potentiellement office de « déviation » terrestre alternative, au cas où les goulets d’étranglement venaient à se trouver inaccessibles.
L’Iran constitue un espace passablement intéressant, il peut théoriquement présenter trois voies potentielles pour un commerce avec la Chine. Tous les ports du pays, excepté celui de Chabahar, se trouvent dans le Golfe persique et dépendent donc du goulet d’étranglement du détroit d’Ormuz. Pour ce qui est du port le plus à l’est, situé dans la province du Sistân-et-Baloutchistan, il est relativement sous-développé malgré la façon dont l’Inde s’est impliquée pour le moderniser, dans le cadre de ses ambitieux efforts visant à rationaliser le soi-disant Corridor Nord-Sud. Chabahar demeure aussi largement déconnecté du reste des réseaux routier et ferroviaire iraniens, raison pour laquelle il est difficile pour le pays de compter sur ce port en cas de besoin impérieux. De la même façon, à cause de la distance relative qui sépare Chabahar du reste du pays et de son cœur économique, il est peu probable que l’Iran exploite correctement les possibilités commerciales du port adjacent de Gwadar faisant partie du CPEC, ce qui ne signifie pas pour autant que la participation de Téhéran à ce projet devrait être exclue. L’Iran a récemment fait part de son intérêt pour le CPEC, et il est possible que l’Inde aille au bout de ses engagements en aidant à développer ce coin du pays ; cela pourrait fortuitement permettre à l’Iran de renforcer sa connectivité avec le CPEC.
Ce point est très important car l’Iran ne peut pas compter sur la seule voie ferroviaire du Rimland, qui doit encore se matérialiser en proposition concrète. De plus, même en admettant que cela se fasse, l’Asie centrale restera une zone à risque exposée à la guerre hybride. Par ailleurs, bien qu’il existe déjà un axe ferroviaire de contournement reliant l’Iran à la Chine via les périphéries du Kazakhstan et du Turkménistan, cet axe n’est pour l’heure pas fiable économiquement. En outre, passer par cette voie prend beaucoup plus de temps que d’expédier simplement des marchandises depuis le cœur économique de l’Ouest du pays vers le Golfe persique, puis vers le Nord à destination de la Chine. Il faudra beaucoup de temps avant que la voie ferroviaire du Rimland ne devienne une option fonctionnelle pour les échanges bilatéraux sino-iraniens ; d’ici là, l’Iran devrait donc être tributaire des voies intégralement maritimes vers la Chine aussi bien que des raccourcis via le CPEC. À ce stade, il est pertinent d’évoquer le canal CPEC–Iran ainsi que la façon dont il pourrait se développer raisonnablement à l’avenir.
Nous avons déjà indiqué combien il était peu probable que l’Iran parvienne à établir une liaison continentale directe à grande échelle avec le CPEC, en raison des lacunes infrastructurelles de la province du Sistân-et-Baloutchistan. Cela pose la question des autres types de connectivité envisageables en dehors du recours maritime à travers le Golfe persique et le détroit d’Ormuz en direction de Gwadar. Il importe que les lecteurs soient conscients que la masse des échanges irano-chinois repose sur les ressources énergétiques, et que c’est dans ce domaine que Téhéran pourrait potentiellement s’avérer la plus utile au CPEC. Un gazoduc entre l’Iran et le Pakistan, partiellement financé à hauteur de 2 milliards de dollars par les Chinois, est déjà en chantier il acheminera un jour du gaz via Gwadar en direction de Nawabshah, par laquelle il intégrera le réseau de distribution de gaz interne du Pakistan afin de contribuer à l’alimentation énergétique du reste du pays. Étonnamment, la Russie est également impliquée dans la construction du gazoduc Nord-Sud de 2 milliards de dollars partant de Karachi et à destination de Lahore, projet qui donnera au Pakistan les moyens d’importer du GNL à l’avenir. On peut considérer, en pariant sur le scénario le plus optimiste, qu’il est possible que la Russie et l’Iran parviennent à mettre de côté leur rivalité énergétique implicite et coopèrent en vue d’aider à acheminer le gaz du Golfe vers la Chine via le Pakistan.
Par exemple, à la suite de la finalisation des gazoducs Iran-Pakistan et Nord-Sud, ces projets aboutis et porteurs de confiance pourraient faire office de rampes de lancement pour une initiative de connectivité multilatérale de plus grande envergure, qui serait destinée à intégrer plus étroitement la Russie, la Chine, le Pakistan et l’Iran. La Russie, avec son expertise professionnelle mondialement reconnue dans le secteur du gaz, pourrait moderniser et développer un gazoduc étendu en parallèle du CPEC afin d’expédier le gaz iranien vers la Chine. Cela impliquerait beaucoup de planification technique, et ne verrait probablement pas le jour avant la moitié de la prochaine décennie, au plus tôt ; mais il s’agit d’une idée prometteuse qui devrait au moins être envisagée par les communautés expertes et professionnelles, pour le cas où cela s’avèrerait une perspective viable et intéressante dans l’avenir. Alors que le XXIe siècle voit l’intégration eurasienne se confirmer comme l’un des événements majeurs de l’époque, ce n’est plus qu’une question de temps avant que cette proposition ne soit sérieusement envisagée comme un moyen logique d’étendre le CPEC et d’approfondir les relations irano-chinoises, avec pour bénéfice collatéral de permettre un rapprochement accru entre la Russie et le Pakistan.
CPEC–Afrique orientale
Les relations commerciales de la Chine avec l’Afrique orientale voient leur importance accrue en ce début de XXIe siècle. Elles représentent le moyen le plus sûr pour la République populaire de gérer sa surcapacité et donc de maintenir sa croissance économique intérieure, ainsi que sa stabilité sociale. Contrairement à ce qu’ont avancé de nombreux experts occidentaux, les investissements de la Chine en Afrique ne constituent plus seulement des accords unilatéraux argent-contre-ressources, mais font partie d’un partenariat de développement mutuellement bénéfique dans le cadre duquel Pékin s’engage sincèrement à faire prospérer ses homologues. La Chine a besoin des marchés africains tout comme l’Afrique a besoin des investissements infrastructurels chinois, et cet accord gagnant-gagnant offre une parfaite complémentarité entre les deux partenaires. L’auteur de cette étude a examiné en profondeur la nature des relations sino-africaines dans cette série de textes consacrés à la guerre hybride pour Oriental Review, et nous encourageons vivement le lecteur à s’y référer pour plus de détails au sujet des nuances de ce partenariat négligé par les analystes.
Pour faire le résumé le plus général possible de ce contexte, la Chine est en train de bâtir quatre corridors d’infrastructure ultra-stratégiques le long de la partie orientale du continent ; ceux-ci pourraient être directement reliés au CPEC via la traversée transocéanique en direction de Gwadar. Du Nord au Sud, il y a : l’axe ferroviaire reliant l’Éthiopie à Djibouti ; le LAPSSET, corridor entre l’Éthiopie, le Sud-Soudan et le Kenya ; la voie normale (SGR) passant à travers le Kenya et l’Ouganda ; et le Corridor central (CC) de la Tanzanie au Rwanda et au Burundi. En outre, il y a aussi le projet de legs du chemin de fer TAZARA, récemment modernisé, qui relie le pays côtier à son voisin enclavé et riche en cuivre qu’est la Zambie. Il convient aussi de préciser que le SGR, le CC et le TAZARA ont la réelle possibilité de poser les fondations d’un chemin de fer interocéanique transafricain Nord-Sud, qui rattacherait les côtes indienne et atlantique du continent.
Indépendamment du degré de pénétration du cœur de l’Afrique et au-delà par les projets infrastructurels de la Chine, il est indéniable que les échanges entre ces deux entités géographiques ne cessent de se développer et que Pékin compte leur accorder une place toujours plus prépondérante dans ses calculs stratégiques. Du fait de certaines contraintes physiques, tout le commerce bilatéral doit passer par l’océan Indien sur une certaine distance, quelle qu’en soit l’étendue, aussi la logique commandera que les expéditions se fassent via le CPEC et son port océanique de Gwadar commodément situé au Nord. À l’échelle plus globale, cela signifie que le Pakistan est bien placé pour devenir l’interface géographique par laquelle les échanges sino-africains seront menés, ce qui pourrait ainsi faire d’Islamabad un futur protagoniste dans les affaires d’Afrique orientale. Constituant l’État musulman le plus puissant ainsi que le pays d’origine de certains britanniques issus de l’ancien Empire des Indes, le Pakistan est en mesure de tirer profit des liens religieux et ethniques qu’il partage avec une Afrique orientale majoritairement musulmane ; fort de ces liens, il peut se mettre en quête de nouvelles opportunités de réseautage et d’investissement qui seront aussi bénéfiques pour ses intérêts stratégiques que pour ceux de la Chine, notamment par la complémentarité qui unit les programmes de rayonnement stratégique d’Islamabad à l’idée dite « une ceinture une route » développée par Pékin.
CPEC–Russie/Asie centrale
Le dernier canal du CPEC à aborder est celui qui relie le Pakistan à ses partenaires du Nord en Russie et en Asie centrale. Moscou et ses alliés régionaux n’ont de toute évidence aucun besoin de passer par le Pakistan pour commercer avec la Chine, mais ils ont cependant besoin de mettre à profit le CPEC pour obtenir un accès aux marchés d’Afrique orientale, d’Asie du Sud et de l’ANASE. La Russie n’a actuellement que peu d’intérêts économiques en Afrique, mais son gouvernement est enclin à développer les liens commerciaux du pays avec l’Inde et l’ANASE, qui ne dépendent ni l’un ni l’autre du CPEC mais pourraient potentiellement accéder au Pakistan via l’étroite frontière que ce dernier partage avec la Chine entre l’Altaï et le Xinjiang, par lesquels Moscou approuve déjà la possibilité d’acheminer des ressources énergétiques ainsi que de l’eau. Si le pouvoir décisionnaire russe continue de porter son regard vers ce couloir stratégique, il est probable qu’il finisse par se rendre compte que ce couloir peut aussi permettre de connecter la Sibérie à l’océan Indien par l’intermédiaire du CPEC, facilitant ainsi le commerce de la Russie avec l’Inde ainsi qu’avec l’ANASE.
Cependant, en raison du farouche chauvinisme de l’Inde, Moscou ne peut ouvertement déclarer sa hâte d’utiliser le CPEC à son profit. C’est pourquoi les Russes doivent recourir à un curieux jeu diplomatique consistant à démentir tout intérêt ou investissement officiel dans le projet. Mais dans le même temps, ils doivent garder le silence quant à la probabilité que des compagnies privées russes en viennent à utiliser ce réseau infrastructurel apolitique. Il est évidemment exclu pour Moscou de dissuader de simples citoyens et des entités commerciales russes de transporter leurs marchandises à travers le CPEC, les tentatives obstinées de l’Inde d’empêcher la Russie de l’utiliser sont donc vouées à l’échec. Néanmoins, le ministre des Affaires étrangères russe doit tout de même jouer le jeu vis-à-vis de l’Inde et démentir officiellement l’implication de Moscou dans le CPEC, ce qui correspond techniquement à la vérité dans la mesure où le gouvernement lui-même n’y prend aucunement part ; il n’en ira toutefois pas de même pour les simples citoyens russes lorsque le projet sera pleinement opérationnel, et potentiellement raccordé à la Sibérie par le biais du corridor Altaï-Xinjiang.
Pour ce qui est des républiques d’Asie centrale, elles ne font pas l’objet de semblables pressions diplomatiques les exhortant à prendre publiquement leurs distances vis-à-vis du CPEC ; il est donc peu probable qu’elles profitent de ce projet dans le but d’accéder à l’économie mondiale et aux marchés lucratifs de l’Afrique de l’Est, de l’Asie du Sud et de l’ANASE. Par ailleurs, le CPEC pourrait aussi ouvrir une autre voie pour le commerce entre l’Asie centrale et l’UE, ainsi que pour les interactions commerciales avec le Moyen-Orient ; il est donc peu probable que les pays enclavés s’abstiennent d’y avoir recours. Pour autant, l’Inde ne baisse pas les bras et cultive sa propre ambition de se connecter à l’Asie centrale par le biais d’une voie terrestre traversant l’Iran, et qui ferait office de ramification du Corridor Nord-Sud ; il faut toutefois garder à l’esprit que New Delhi est encore loin de pouvoir concrétiser un tel dessein. Mieux vaut donc éviter de se bercer d’illusions quant à l’imminence de cette réalisation. Étant donné la relation étroite que les pays d’Asie centrale entretiennent avec la Chine, il est nettement plus probable qu’ils s’en remettent au CPEC plutôt qu’au Corridor Nord-Sud pour mener à bien leurs échanges extra-régionaux, même si ce Corridor pourrait tout de même un jour être utilisé pour amener les marchandises indiennes sur leurs marchés, dans une tentative désespérée de contrecarrer l’influence de la Chine.
Défis
En l’absence de toute inférence externe, tous les scénarios et toutes les chaînes de connectivité susmentionnés devraient se mettre en place comme prévu. Si l’on tient toutefois compte de l’importance du CPEC dans l’émergence d’un ordre mondial multipolaire au XXIe siècle, il ne faut pas s’attendre à ce que les USA et l’Inde laissent ce genre de processus se mettre en place s’ils trouvent le moyen de déployer des stratagèmes susceptibles de les enrayer. Après tout, le CPEC constitue le cordon ombilical de l’intégration économique soutenue de la Chine avec la majeure partie de l’hémisphère Est ; or si ce cordon venait à être coupé, cela porterait un coup fatal aux ambitions de leadership nourries par Pékin. Voilà pourquoi les deux partenaires stratégiques indien et étasunien ont les yeux rivés sur le CPEC, dont ils scrutent les failles dans l’espoir de pouvoir les exploiter. Ils sont toutefois conscients qu’il leur faut procéder avec précaution et agir de façon détournée, sous peine de provoquer une guerre à plus grande échelle qui pourrait vite prendre une dimension nucléaire en cas d’attaque conventionnelle de leur part.
Afin d’éviter une campagne d’« attaque chirurgicale » qui s’avérerait suicidaire de la part de l’Inde, ou une inconcevable « intervention limitée » visant à couper le CPEC en deux par le Gilgit-Baltistan (il est à craindre que ces deux options puissent sembler attrayantes pour les extrémistes pro-américains de l’Hindutva actuellement au pouvoir à New-Delhi), les USA et l’Inde auront recours à des agents intermédiaires pour saboter ce projet, ce qui constitue leur grand objectif stratégique. À ce stade, il ne serait pas réaliste de considérer que l’une ou l’autre des deux puissances pourrait mettre un coup d’arrêt définitif au CPEC ; leur intention est plutôt d’aggraver les coûts économiques et sécuritaires des transactions commerciales en faisant monter les inquiétudes concernant la sûreté de l’axe d’échanges, ce qui aurait pour effet de dissuader des entreprises tentées d’exploiter un tel raccourci stratégique vers la Chine. Le Pakistan et la Chine coopèrent étroitement dans le but de garantir la sécurité du CPEC, mais il est impossible de maintenir sous une surveillance et un contrôle de chaque instant la totalité de ce réseau qui, à terme, fera inévitablement l’objet d’attaques.
Les services de renseignement étasuniens et indiens comptent sur leur aptitude à susciter des troubles politiques intérieurs au Pakistan pour que l’armée se trouve dans l’incapacité d’assumer pleinement son rôle dans la protection du CPEC. De tels remous dans la société pakistanaise contraindraient les militaires à se concentrer sur la gestion de problèmes plus urgents et immédiats, comme ceux qu’induirait par exemple le déclenchement d’une révolution colorée au cœur des grandes villes. Parallèlement à cela, des agents de guerre non conventionnelle pourraient propager la violence dans le Balouchistan ainsi que dans les zones tribales sous administration fédérale (les FATA) par le biais des supplétifs sur place ainsi que des terroristes basés en Afghanistan. Il en était brièvement question dans le commentaire radiophonique de fin d’année de l’auteur, ainsi que dans la projection analytique de 2017 concernant l’Asie du Sud. Des mises en garde contre cette tendance émergente se font entendre depuis un certain temps, or celle-ci ne pourra aller qu’en s’amplifiant à mesure que le CPEC assumera son rôle de promoteur de la multipolarité au sein de la zone afro-eurasienne.
Il ne faut pas pour autant en déduire que chacun de ces scenarii de déstabilisation a vocation à aboutir, ni qu’ils seront mis en branle simultanément; le risque ne peut cependant pas être écarté, et cet avertissement prend en compte la gamme d’instruments non conventionnels la plus plausible que le partenariat stratégique indo-américain pourrait mobiliser en vue d’ébranler le CPEC. Cela étant dit, le Pakistan est plus solide que jamais, après avoir finalement balayé les insurrections terroristes qui rongeaient le pays durant toute la première décennie du millénaire. Il est donc en pleine mesure de traiter de manière préventive ce genre de cas de figure, sans parler de ses capacités à exercer une riposte adéquate. Mais il est tout de même bon pour un pays de constamment garder à l’esprit les menaces les plus probables qui peuvent peser sur lui, afin de se tenir prêt en toute circonstance et de se doter d’un état d’esprit optimal pour désamorcer une situation périlleuse dès les prémices. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire d’examiner les différents dangers susceptibles de menacer le CPEC, afin que ce dernier ne soit pas pris de court au moment de leur éventuelle concrétisation.
Dernières réflexions
Le CPEC constitue la pierre angulaire de la vision chinoise de la connectivité infrastructurelle telle que définie dans le cadre du projet de la Ceinture et de la Route ; il entre tout à fait en adéquation avec la conception de la multipolarité au XXIe siècle telle qu’envisagée par Pékin. Il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agit de l’un des projets les plus importants et les plus à même de changer la donne dans les rapports de force planétaires, et qu’il n’a pas d’équivalent dans l’histoire. Même si l’on s’en tient à ses seules implications bilatérales sino-pakistanaises, le CPEC marque une expansion historique de l’influence de Pékin en Asie du Sud-Est, et il représente une passerelle directe sans précédent vers la région de l’océan Indien. Il invalide foncièrement la fonctionnalité stratégique de « pivot asiatique » étasunien en diminuant la dépendance chinoise vis-à-vis de la mer de Chine méridionale et du détroit de Malacca, sur lesquels Washington a tenté fébrilement d’appuyer sa stratégie visant à faire tomber Pékin dans un traquenard géopolitique. Pour parler de manière figurée, tout cette planification méticuleuse et tous ces milliards de dollars en investissements militaires pourraient partir en fumée à cause du CPEC ; ce projet est précisément la raison pour laquelle Washington fulmine et se tourne vers New Delhi, en proie à une irritation semblable qui s’explique par des motifs hyper-nationalistes propres à l’Inde, dans le but de saboter ce corridor au moyen d’une guerre non conventionnelle menée par des forces supplétives de déstabilisation.
Toutes ces mesures visent à contrecarrer l’impact immédiat du CPEC dans le renforcement des relations sino-pakistanaises et dans l’accroissement la présence stratégique de Pékin dans la région de l’océan Indien. Mais les USA et l’Inde ont en réalité d’autres objectifs d’une portée plus ambitieuse. Il est clair que l’aboutissement du CPEC propulsera le Pakistan vers le statut d’État de transit le plus important au monde, du fait de son rôle dans la facilitation du commerce de la Chine avec l’UE, le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Est, ainsi que dans la simplification des échanges de la Russie et des républiques d’Asie centrale avec les pays du Sud. À cet effet, une grande variété de mandataires et d’intérêts civilisationnels passeront par le Pakistan, faisant de ce pays un point de mire pour la convergence des civilisations du XXIe siècle. Aucun pays au monde ne peut rivaliser avec le Pakistan pour tenir ce rôle à un tel niveau. En effet, le pays est bel et bien sur le point de devenir le « zip » non seulement pour l’intégration pan-eurasienne, mais aussi pour l’intégration afro-eurasienne, du fait du rôle que jouera le CPEC dans l’approfondissement des relations sino-africaines.
Si le Pakistan parvient à tirer le meilleur profit du contexte qui se dessine, les années qui viennent constitueront véritablement un cadeau du ciel pour assurer sa transition du statut de chef de file régional à celui de grande puissance hémisphérique, voire même mondiale. À condition bien entendu, qu’Islamabad se montre capable de promouvoir la convergence des civilisations amenée à s’opérer sur son territoire. Aucun autre État, si ce n’est la Russie, n’est en passe de rivaliser avec le Pakistan pour ce qui est de régir un dialogue des civilisations; les relations historiques de bon aloi dont Islamabad peut se prévaloir auprès du Moyen-Orient et de l’Afrique orientale font en effet défaut à Moscou, même s’il est vrai par ailleurs que la Russie a des liens très anciens avec l’Europe et l’Asie centrale. Quoi qu’il en soit, si la Russie est indubitablement devenue une puissance de premier plan au Moyen-Orient au cours des dernières années, notamment dans le cadre de son partenariat tripartite avec la Turquie et l’Iran, cette relation est à sens unique dans la mesure où l’influence de Moscou sur la région n’est pas réciproque (quoique ce ne soit pas nécessairement une mauvaise chose) ; de plus, la Russie doit encore raviver les liens qu’elle avait tissés avec l’Afrique durant l’ère soviétique (si c’est possible).
D’un autre côté, si le Pakistan ne semble pas avoir grand-chose en commun avec l’UE, la Russie et l’Asie centrale, ces trois régions seront naturellement amenées à se tourner vers lui du fait de son positionnement géographique stratégique au sein du CPEC. Elles feront ainsi converger leurs intérêts et mettront en contact leurs représentants avec ceux de la Chine, du Moyen-Orient et de l’Afrique de l’Est. Tout le brio du projet de Pékin réside dans le fait qu’il fait office de super-autoroute du XXIe siècle, très commode pour faciliter le commerce entre le reste du monde et la Chine. Cela se traduit concrètement par la mutation du Pakistan en un pont géographique reliant économiquement toutes ces civilisations. Un rôle de cette nature recouvre une importance démesurée dans l’ordre mondial multipolaire en pleine émergence ; il a pour but de pérenniser un dialogue pacifique des civilisations au cœur d’une aire qui se trouvera en proie à des conflits identitaires (guerres hybrides) orchestrés par les USA dans le but d’empêcher l’intégration afro-eurasienne. Le Pakistan est donc tenu d’assumer la responsabilité inouïe de faire en sorte que ces machinations échouent ; mais pour parvenir à cette fin, ses décideurs doivent prendre la pleine mesure du poids géostratégique mondial et historique de leur pays dans la mise en œuvre de la convergence des civilisations.
Andrew Korybko
Traduit par François, relu par Cat pour le Saker Francophone