Par M K Bhadrakumar – le 1er décembre 2015 – Source Indian Punchline
Le Président de la Russie, Vladimir Poutine, et son homologue turc, Recep Erdogan, sont presque certains de se rencontrer, aujourd’hui, à un moment donné de la Conférence sur le changement climatique à Paris. Erdogan va-t-il essayer d’éviter Poutine, ou vont-ils tout simplement s’asseoir à l’écart pour discuter comme des gens raisonnables?
Erdogan voudrait avoir un véritable entretien. Le Kremlin n’a pas dit catégoriquement «Niet». Ce qui est un bon signe dans les circonstances. Moscou voulait que M. Erdogan présente des excuses pour avoir abattu l’avion, mardi dernier. Mais en règle générale, les sultans ne s’excusent pas – du moins publiquement. Tout de même, samedi, Erdogan a répondu du mieux qu’il pouvait aux attentes de Poutine :
Nous sommes vraiment désolés de cet incident. Nous ne souhaitions pas qu’une telle chose se produise, nous ne le voulions pas, mais malheureusement, elle est arrivée. Je souhaite que cela ne se reproduise jamais. Nous disons à la Russie : «Parlons de ce problème et réglons-le. Ne faisons pas des heureux en laissant nos relations se dégrader.» Je pense que le Sommet sur le changement climatique planétaire des Nations Unies qui se tiendra à Paris, lundi, pourrait être l’occasion de rétablir nos relations.
Pendant ce temps, le cadavre du pilote russe a été amené sur la base militaire d’Ankara pour être remis aux Russes. De son côté, Poutine a signé le décret présidentiel sur les sanctions contre la Turquie vendredi, avant de partir pour Paris. Ce faisant, il apaise l’opinion nationale en Russie, où les sentiments sont exacerbés, et il crée l’atmosphère appropriée à sa rencontre avec Erdogan.
Cependant, un examen plus approfondi montre que ce sont des sanctions avec lesquelles la Turquie peut apprendre à vivre. Le problème, c’est que les sanctions pourraient finir par se retourner contre la Russie. La balance commerciale est largement en faveur de la Russie. Sur les 30 milliards de dollars américains d’échanges commerciaux, les exportations de la Turquie représentent moins de 5 milliards de dollars. De toute évidence, c’est dans le domaine de l’énergie que les sanctions peuvent se révéler les plus cruelles en raison de la forte dépendance de la Turquie au gaz russe. Mais les revenus des exportations de gaz sont extrêmement importants pour l’économie russe, qui est dans une phase de récession. Moscou a soigneusement évité d’affecter ses liens énergétiques avec la Turquie.
Cela me donne à penser que Poutine a l’intention de parler de tout cela avec M. Erdogan. Un trait constant du caractère de Poutine est qu’il ne fuit jamais ses responsabilités et qu’il ne laisse jamais des antagonismes personnels (ou des querelles d’ego) se mettre en travers de son chemin, ce qui le laisse tout à fait libre de se concentrer sur les problèmes avec un esprit clair et délié. Et, de fait, les liens de la Russie et la Turquie sont loin d’être brisés. Poutine et Erdogan ont tous les deux beaucoup investi dans leur amitié réciproque et cela ne leur plairait pas que ce qu’ils s’évertuent à construire depuis 10 ans parte en lambeaux.
D’ailleurs, personne ne fait pression sur eux pour qu’ils tiennent bon. Tout comme l’Otan et les États-Unis ont pris leurs distances avec la vilaine bagarre de la Turquie avec la Russie, Téhéran et Pékin restent neutres (tout en exprimant leur désapprobation de l’attaque turque de l’avion russe). Un commentaire paru lundi dans Global Times, le journal du Parti communiste chinois, écrit par un éminent think tank, recommande un accord politique et diplomatique entre Moscou et Ankara.
De même, le conseiller en politique étrangère du guide suprême de l’Iran (et ancien ministre des Affaires étrangères), Ali Akbar Velayati, a déclaré dimanche : «La montée des tensions entre la Turquie et la Russie est loin d’être bonne ; nous la regrettons, et nous espérons que ces tensions s’atténueront et que les deux pays redeviendront de bons voisins.» Fait intéressant, Velayati a fait cette déclaration à Damas, après avoir rencontré le président Bachar al-Assad. Velayati s’est rendu à Damas en tant qu’envoyé spécial du Guide suprême et était accompagné du plus important diplomate iranien concernant les affaires arabes, le vice-ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian.
La mission de Velayati avait pour objectif spécifique de faire comprendre aux États-Unis et à leurs alliés régionaux (spécialement la Turquie) que Téhéran soutenait totalement Assad et fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher le changement de régime qui est à l’ordre du jour en Syrie (auquel l’Arabie saoudite travaille toujours). Velayati aurait dit à Assad :
«Grâce à vous, à la présence et au courage du peuple syrien, on se souviendra de cette période comme de la période la plus glorieuse et sublime de l’histoire syrienne. Nous pouvons et vous pouvez indéniablement être fiers de vous parce que vous avez résisté aux ennemis de l’Islam, à une attaque internationale, et aux mouvements extrémistes takfiri.»
Velayati a dit : l’Ayatollah Khamenei a «toujours soutenu le gouvernement et le peuple syriens et il prie pour votre victoire. Nous sommes certains que cette victoire sera celle du peuple syrien et de sa résistance». Aucun dirigeant politique iranien n’a jamais présenté les choses d’une manière aussi forte et claire que l’a fait Velayati, en soulignant le soutien personnel de Khamenei pour Assad. Il est clair que Téhéran voit loin, et il se peut que Velayati ait discrètement demandé à Moscou d’éviter d’attiser les tensions avec la Turquie au point que les arbres ne lui cachent la forêt.
Traduit par Dominique Muselet