La Russie achève sa traverse africaine grâce à un accord militaire avec la République du Congo


Par Andrew Korybko − Le 27 mai 2019 − Source eurasiafuture.com

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L’envoi de spécialistes par la Russie en République du Congo (Congo-Brazzaville) pour y entretenir des équipements militaires complète le projet de Moscou visant à établir un couloir d’influence traversant le continent de la Mer Rouge au Soudan, jusqu’à l’Atlantique, en passant par la République Centrafricaine. Les éléments sont rassemblés pour que réussisse la grande stratégie de la Russie pour le XXIème siècle, qui vise à devenir, dans le cadre de la Nouvelle Guerre Froide, la principale force d’« équilibrage » afro-eurasiatique.

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La « traverse » africaine

Nombre d’observateurs l’ont raté, faute de couverture par les médias sur le moment, mais la Russie et la République du Congo (Congo Brazzaville, que nous dénommerons ci-après simplement « Congo ») ont signé la semaine dernière un important accord, prévoyant l’envoi de spécialistes russes dans le pays africain pour y entretenir les équipements militaires vendus par la Russie au fil des dernières décennies. Pour ressemblant que cela soit à un simple accord technique, cet accord vient sceller le projet de Moscou, qui vise à établir un couloir d’influence d’Est en Ouest sur le continent africain (la « traverse africaine »), des côtes de la Mer Rouge à l’Atlantique, en traversant la République Centrafricaine, où l’on sait qu’un petit contingent de l’armée russe travaille avec des mercenaires du groupe Wagner, comme prévu par le Conseil de Sécurité de l’ONU, afin de stabiliser le pays ravagé par la guerre, mais riche en matières premières. Pour le dire autrement, la Russie se retrouve dans une position beaucoup plus puissante pour accomplir ses grands objectifs stratégiques pour le XXIème siècle : il s’agit pour elle de devenir la force afro-eurasiatique d’« équilibrage » suprême dans la Nouvelle Guerre Froide, si elle parvient à exporter son modèle de « sécurité démocratique » en prévention des guerres hybrides, sur le reste du continent.

À lire

Le lecteur n’est sans doute pas au fait de la signification portée par ces mots, la plupart des gens n’ayant pas suivi le « pivot vers l’Afrique » de la Russie opéré ces 18 derniers mois, aussi encourageons nous fortement celui-ci à parcourir les articles qui suivent, du même auteur, pour mieux comprendre les grandes dynamiques sous-jacentes. A minima, il convient de lire les résumés présentés en conclusion de chacun de ces articles :

La pression exercée par la Nouvelle Guerre Froide entre les USA et la Chine amène à une redivision de l’Afrique en « sphères d’influence » entre les nombreuses grandes puissances en compétition, ce qui accorde néanmoins à la Russie — largement laissée jusqu’à présent hors du jeu — les chances de façonner sa propre niche militaro-stratégique sur place, afin de compléter les activités de ses partenaires chinois et turcs, et de maximiser la valeur que chacun des trois pays en retirera.

L’implication signalée du groupe de sécurité privée Wagner en République Centrafricaine pourrait permettre à Moscou de stabiliser le pays, sans grands frais, en échange de l’attribution de contrats d’extraction très rentables, qui pourraient amener à la création d’un modèle de sécurité généralisable et exportable, pour sécuriser les investissement des nouvelles Routes de la Soie de la Chine sur le continent, et faire monter d’un cran l’importance stratégique de la Russie aux yeux de son puissant partenaire.

La Russie aspire à se positionner comme force d’« équilibrage » suprême dans l’Afro-Eurasie du XXIème siècle, au travers d’une combinaison d’interventions créatives diplomatiques et militaires, qui visent à renverser les conséquences chaotiques des guerres hybrides des USA dans l’hémisphère Est, et à faciliter l’émergence de solutions politiques aux crises régionales. La principale lacune de cette stratégie réside en ce qu’elle n’a pas été correctement expliquée à l’international.

Alors que la Russie remportait ses premiers succès en stabilisant la République Centrafricaine, de nombreuses opportunités ont émergé, l’incitant à répliquer certaines des expériences réalisées lors de son intervention en Syrie, afin de pérenniser ses prises de positions stratégiques dans l’État africain. La Russie perfectionne ainsi son nouveau modèle militaro-diplomatique et maximise ses chances de le rendre exportable vers d’autres pays.

Un rapport de l’ONU, publié à l’été dernier, met en lumière de source fiable les succès remportés par la mission militaire de la Russie en République Centrafricaine à ce stade. Des détails ont également été donnés quant à son modèle de déploiement, ainsi que quelques uns des défis auxquels il reste à faire face pour ramener la paix dans ce pays perclus de conflits.

La Chine et l’Inde sont positionnées pour intensifier encore le niveau de leur compétition en Afrique de l’Est, au travers des méga-projets d’intégration hémisphérique que sont, respectivement, les Nouvelles Routes de la Soie, et le Couloir de Croissance Asie-Afrique. Si cela fait diminuer toute perspective d’une grande convergence entre elles vers la multipolarité, cela augmente d’autant le rôle d’« équilibrage » de la Russie entre ses deux partenaires asiatiques principaux.

Les préoccupations étasuniennes quant à l’influence croissante de la Russie en Afrique sont relativement justifiées, mais l’activité militaire de Moscou sur place est faussée par les autorités officielles des USA, leur rival géopolitique s’étant montré plus que capable de mener à bien la tâche jusqu’alors politiquement impossible de stabiliser la République Centrafricaine. Washington craint maintenant que Moscou ne réutilise ce qu’elle a en appris pour commencer à protéger les investissements de la Chine dans les Nouvelles Routes de la Soie.

À l’insu de tous, exception faite des observateurs les plus proches, l’Afrique vient de connaître une quasi-décennie de changements de régimes non sortis des urnes, et ce sur l’ensemble du continent. Les alarmes se sont allumées pour les dirigeants « anciens », comme au Congo, qui occupe une place géo-centrale, et la demande générale en Afrique est à présent celle d’un modèle de « sécurité démocratique » à l’image de celui que Moscou est en train de perfectionner en République Centrafricaine.


La tendance générale, si l’on met tous ces articles bout à bout, est que la Russie a si bien réussi en République Centrafricaine à établir son modèle de « sécurité démocratique » peu onéreux, et demandant un faible niveau d’engagement, que de nombreux autres pays africains sont à présent plus que désireux de voir Moscou partager avec eux son expérience de stabilisation d’État, en échange de contrats en extraction de matières premières ; voilà qui pourrait faire de la Russie l’avant-garde de la défense des Nouvelles Routes de la Soie.

La menace envers la Françafrique

À présent plus au fait des grands objectifs stratégiques de la Russie en Afrique, le lecteur peut à présent mieux saisir le génie qui anime le dernier positionnement militaire de Moscou au Congo. Ce pays, situé de manière centrale, constitua au cours de l’ancienne Guerre Froide l’un des alliés les plus proches de l’Union Soviétique — il était alors dirigé par un gouvernement marxiste-léniniste ; à présent, il se trouve à la convergence de plusieurs lignes de fracture régionales, chose que le dirigeant Denis Sassou-Nguesso n’a pas manqué de rappeler à Poutine lors de leur rencontre face à face la semaine dernière. Le Congo jouxte, dans le sens des aiguilles d’une montre, la République Centrafricaine, la République Démocratique du Congo perpétuellement instable (RDC), l’enclave angolaise de Cabinda, riche en pétrole, régulièrement frappée de violences séparatistes, le Gabon menacé de coups d’État, et le Cameroun doublement frappé par les Guerres Hybrides, du fait de déstabilisations d’une part des séparatistes anglophones, et d’autre part de Boko Haram. C’est sans doute avec à l’idée que la Russie pouvait stabiliser cet espace stratégique en vertu de son modèle de « sécurité démocratique » que Sassou-Nguesso a confié à Poutine que son pays pouvait aider l’Afrique à bâtir un nouveau système de sécurité régionale.

Chose importante, la « traverse africaine » russe, Soudan-République Centrafricaine-Congo sépare le continent en deux moitiés d’influence presque égales, qui correspondent peu ou prou à la sphère occidentale où les intérêts français et de l’UE sont prédominants, et à la sphère orientale, où la Chine et l’Inde sont en position d’entrer en compétition, ce qui positionne Moscou en plein milieu du jeu pour la nouvelle « ruée vers l’Afrique ». Et ce n’est pas tout, la Russie peut à présent exporter son modèle de « sécurité démocratique » aux États adjacents à sa « traverse africaine », dans les « sphères d’influence » de la France/UE et de la Chine/Inde présentant les risques de conflit interne les plus marqués (comme au Cameroun/Tchad ou en République Démocratique du Congo/Éthiopie), ce qui fera d’autant monter son importance d’« équilibrage » pour chacune d’elles. En outre, le nouveau mouvement des non alignés (« Néo-MNA ») que la Russie pourrait être en train d’assembler pour faire monter les probabilités d’une « nouvelle détente«  pourrait facilement accueillir le nombre croissant de partenaires africains qui recherchent une « troisième voie » entre l’occident et la Chine dans chacune des deux « sphère d’influence ».

Dans le contexte de l’Afrique, le « Néo-MNA », Russie en tête, causerait plus de tort à la France qu’à la Chine, car c’est la politique néocoloniale de la Françafrique qui a le plus à perdre de la diversification des parrainages de ses partenaires par telle ou telle grande puissance. Gardons à l’esprit que deux des trois pays de la « traverse africaine » font partie de la Françafrique et utilisent le Franc CFA (Coopération financière en Afrique centrale) comme monnaie nationale, chose qui pourrait changer si la Russie encourage la République Centrafricaine et le Congo à faire usage de roubles dans ses contrats bilatéraux avec elle, pour l’extraction, les prestations militaires, et d’autres contrats, afin de renforcer sa propre monnaie et d’améliorer les chances de voir ses investissements recyclés dans sa propre économie, au travers de la création dans le temps d’un système complexe d’interdépendance économique et stratégique. Il reste du chemin à parcourir avant d’en arriver à cette vision, mais le fait est qu’il s’agit d’un scénario suffisamment crédible pour que la France s’inquiète de l’avenir de la Françafrique si les bénéfices de la « sécurité démocratique » de la Russie au sein et aux abords de la « traverse africaine » restent incontrôlés.

« Octobre rouge »

Comme toute grande puissance affirmée mondialement, et sur les traces de la superpuissance soviétique qu’elle fut, la Russie veut institutionnaliser son influence à l’étranger et particulièrement en Afrique, raison pour laquelle elle hébergera son tout premier sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre prochain, dans le but de consolider ses gains récents et de les diversifier sur l’échiquier. Le modèle de « sécurité démocratique » de la Russie a posé les bases de son « pivot vers l’Afrique » grâce à la toute nouvelle « traverse africaine », façonnée par ces moyens pour relier la Mer Rouge et l’Océan Atlantique suivant la ligne Soudan-République Centrafricaine-Congo. À présent, elle veut poursuivre son extension sur cette base, en embrassant toutes les autres sphères. La « diplomatie militaire » à elle seule ne lui permettra pas de conserver ses gains stratégiques, après l’annonce des USA de frapper de sanctions tous les partenaires militaires de la Russie au monde, et Moscou doit urgemment revoir et diversifier ses partenariats avec les nombreux pays du continent, afin de les inciter à résister à la campagne de pression à venir des USA.

On peut s’attendre à ce qu’elle y parvienne en combinant son modèle de « sécurité démocratique » avec des bénéfices économiques concrets, tels que des investissements en infrastructures (en particulier les chemins de fer), des accords de libre-échange, un soutien à l’éducation, des prêts à faibles taux d’intérêts, et un soutien diplomatique à l’ONU afin d’établir un « package » suffisamment attirant pour que ces pays reconsidèrent la question de souscrire aux exigences des USA. Traiter avec les pays africains sur une base bilatérale à cette fin est une chose, mais entrer dans une coopération russo-africaine à l’échelle du continent au travers du sommet d’octobre en est une autre, qualitativement parlant. Mais cela contribuerait à surmonter les lacunes du soft power russe évoqués dans l’article mentionné ci-avant sur la grande stratégie russe ; si la Russie réussir à faire comprendre à ses nombreux partenaires en place et prospectifs le rôle dans lequel elle s’envisage pour accompagner et stabiliser la conduite de leurs affaires dans la course de la nouvelle Guerre Froide.

La « traverse africaine » constitue le point d’arrêt à partir duquel la Russie peut étendre son influence sur le reste du continent, vers les « sphères d’influence » française/de l’UE et chinoise/indienne. La stabilisation impressionnante de la République Centrafricaine constitue le premier et meilleur exemple de ce qu’un partenariat avec la Russie peut permettre d’accomplir. Ce point est extrêmement attractif pour de nombreux pays confrontés à la menace de « printemps africain », qui s’immisce à travers leurs frontières, ou poursuivant son œuvre après avoir déjà provoqué un changement de régime. L’UE (hormis la France) pourrait également apprécier l’effet que le modèle de « sécurité démocratique » porté par la Russie pourrait apporter en prévention de l’explosion d’une Crise de Migrants 2.0 dans l’Ouest de l’Afrique. Et la Chine également pourrait trouver intérêt à s’attacher les services de la Russie pour protéger ses nouvelles Routes de la Soie et aider la République Populaire à éviter l’inévitable « enlisement » prévu par de nombreux observateurs en Afrique. Il n’y a guère que les USA et la France (qui restent les « partenaires particuliers«  l’un de l’autre) pour craindre l’extension d’influence russe en Afrique, et on peut imaginer que ces deux là pourront sérieusement mettre des bâtons dans les roues de Moscou à cet égard.

Conclusion

L’accord militaire qui vient d’être conclu entre le Congo et la Russie permet à cette dernière de boucler sa « traverse africaine », et elle disposera de tout l’été pour consolider ses prises de position stratégiques dans l’espace transcontinental des trois États comprenant le Congo, la République Centrafricaine et le Soudan, avant le tout premier sommet Russie-Afrique organisé au mois d’octobre à Sotchi. Chose tout aussi importante, le Congo est le second pays « piqué » par la Russie à la « sphère d’influence » néocoloniale de la Françafrique : Moscou s’en retrouve sans aucun doute en porte-à-faux avec Paris et son « partenaire particulier » à Washington. Mais la Russie pourrait réussir à user de ces vues à son avantage, si elle réussit à répondre aux aspirations jamais éteintes de décolonisation, toujours déçues en pratique depuis l’indépendance. Elle serait donc avisée d’utiliser le sommet de Sotchi à venir, non seulement pour dévoiler une stratégie d’« équilibrage » à l’échelle du continent africain, diversifiée au delà de son ancienne dépendance à la « sécurité démocratique » vers la sphère de l’économie réelle, mais également en s’appuyant sur sa réputation relevant de l’ère soviétique en soutien aux processus de décolonisation et anti-impérialistes, afin de maximiser l’attrait du Néo-MNA.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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