Par Andrew Korybko – Le 24 octobre 2018 – Source eurasiafuture.com
La pratique de la critique constructive par l’un de ses soutiens peut se révéler l’une des méthodes les plus efficaces pour un pays, un projet, ou une vision globale de corriger ses approches avant qu’elles ne deviennent ingérables, et c’est dans cet esprit que ce travail doit être mené de manière urgente sur le projet des routes de la soie chinoises.
Le projet chinois des routes de la soie (BRI [Belt & Road Initiative, NdT]) est au cœur de l’ordre mondial multipolaire en cours d’émergence, et représente la force la plus puissante en soutien au processus de changement de paradigme qui se déroule chaque jour sous nos yeux. Les soutiens du projet espèrent le voir refonder complètement les routes commerciales mondiales, plus loin des USA et plus près de la Chine, ce qui aiderait la République populaire et ses partenaires à réformer progressivement le système de relations internationales, actuellement calqué sur un modèle multipolaire défini à la fin de la guerre froide, et voué selon eux à un devenir plus équitable. Cette vision, pour prometteuse qu’elle soit, n’est pas sans lacune, et il convient d’adresser ces dernières rapidement, afin d’assurer la viabilité du projet et sa soutenabilité face aux guerres hybrides que ne cessent de lancer les USA pour l’enrayer. C’est avec cet objectif en tête que nous proposons cette liste de problèmes qui grèvent actuellement ce projet, suite à quoi nous proposerons des pistes pour y remédier.
Ce qui ne va pas avec les routes de la soie :
Croyance aveugle en un succès inévitable
Presque tous les partisans des routes de la soie chinoises, influencés qu’ils sont par leur croyance en l’inévitabilité auto-déclarée du communisme, croient également que ce projet est tout aussi inévitable, mais cette vision erronée mène à l’autosatisfaction, à l’arrogance et à divers abus, que l’ont retrouve comme facteurs des autres problèmes de ce projet.
La pratique du « gagnant-gagnant » s’est transformée en idéologie « politiquement correcte »
De slogan motivant rappelant à l’ensemble des parties l’objectif final derrière leur coopération dans les routes de la soie, la notion de « gagnant-gagnant » s’est transformée en idéologie « politiquement correcte » que l’on ne peut plus discuter en aucune circonstance sans se voir accusé de « semer la discorde » entre la Chine et ses partenaires. Cela favorise une culture d’auto-censure qui cause plus de tort que de bien.
Trop d’attention est portée aux bénéfices économiques, et pas assez aux conséquences sociales
En partie en raison de l’influence de l’idéologie communiste, et du slogan « politiquement correct » gagnant-gagnant, la Chine semble avoir concentré toute son attention sur les retombées économiques du projet, sans prêter attention aux conséquences sociales des nombreux processus qui sont libérés par la construction progressive des nouvelles routes de la soie.
Personne n’accepte de discuter des migrations chinoises vers les pays des routes de la soie
Il est naturel que des ressortissants chinois aillent s’installer sur les nœuds les plus prometteurs du parcours des routes de la soie, mais les effets de leurs pratiques parfois exclusives sur les économies locales, ainsi que les réactions des populations locales à l’expansion sans fin (réelle ou supposée) de « China Towns » dans leur ville sont actuellement ignorés par Pékin.
La Chine est extrêmement vulnérable à l’« enlisement »
La Chine dépend de l’État hôte pour assurer la sécurité de ses projets et de ses ressortissants, mais nombre de ces pays du « grand sud » ont une armée extrêmement faible et incapable de défendre ces deux cibles appétissantes des menaces de guerres hybrides fomentées depuis l’étranger, ce qui suggère qu’il faudra un jour faire emploi de sociétés de sécurité privées (PMC ; [Private Military Corporation, NdT]).
Les routes de la soie n’ont pas de volet stratégique de « soft power » intégré
Les retombées économiques en mode « gagnant-gagnant » ne constituent pas en tant que telles des perspectives suffisantes pour sécuriser les routes de la soie face aux menaces avancées de guerre hybride, qui œuvrent sans répit à manipuler les populations en opposition aux projets et aux citoyens de leur partenaire chinois. La Chine doit, d’urgence, établir une stratégie à la « manière douce », pour adresser de manière personnalisée ces problèmes vis à vis de chacun de ses partenaires.
La « théorie du goutte-à-goutte » n’est pas clairement articulée
La « théorie du goutte-à-goutte » des routes de la soie, qui veut que des projets d’infrastructure très importants (le plus souvent dans le domaine de la connectivité) et des emprunts amènent à des améliorations dans la vie des gens, doit être mieux articulée dans le cadre d’une stratégie de « soft power » mieux intégrée, afin que les populations concernées comprennent convenablement les projets de développement chinois pour leur pays, et ne se laissent pas induire en erreur par des espérances folles et artificielles instillées par les USA.
Le cercle vicieux de la non-supervision du projet ou de l’interférence politique
La Chine ne peut pas accorder des prêts sans condition sans assumer la responsabilité des « éléphants blancs » qui en résultent à l’occasion ; ces derniers peuvent facilement constituer des motifs de cristallisation de guerres hybrides montées par les USA, qui pourraient dès lors être exploitées pour déstabiliser les projets des routes de la soie. D’un autre côté, Pékin doit veiller à ne pas imposer trop de conditions à ses partenaires, comme le font les USA, le FMI et la Banque Mondiale.
Les programmes de gestion de la dette doivent intégrer la gestion de la perception
La Chine ne peut pas prendre le contrôle des actifs physiques appartenant à ses partenaires en échange d’un effacement d’ardoise sans que les USA ne dépeignent ces pratiques – habituelles de la part d’un créancier – comme des « accaparements de terres néo-coloniaux » dans leurs campagnes de guerre de l’information, il lui faut donc intégrer des stratégies établies à l’avance de gestion de la perception dans chacun de ses programmes de gestion de dette.
Et voici des idées de ce que la Chine pourrait faire pour y pallier :
Ne pas sous-estimer les nombreux défis qui font face aux nouvelles routes de la soie
La chose la pire que la Chine et chacun de ses partenaires peuvent faire serait de sous-estimer l’étendue des défis de type guerre hybride qui s’opposent aux nouvelles routes de la soie, et de négliger les nombreux risques auxquels ils ont à faire face : échouer à y répondre amènerait les menaces latentes à se transformer en désastres irréversibles, qui pourraient mettre en cause la viabilité de l’ensemble du projet.
Encourager les débats francs, bien intentionnés et respectueux sur les projets des routes de la soie
Émettre des critiques constructives sur les routes de la soie n’a rien à voir avec une subversion de l’intérieur, et le meilleur retour que la Chine puisse jamais espérer recevoir quant à ses projets proviendra des personnes qui seront les plus impactées par ces projets. Ni la Chine, ni ses suppléants ne doivent faire taire ces voix, dès lors qu’elles s’expriment dans le cadre d’un débat bien intentionné et respectable, visant à améliorer les nouvelles routes de la soie.
S’informer quant à l’environnement socio-politique de chaque État traversé par les routes de la soie
La Chine ne peut plus se permettre de laisser l’idéologie communiste masquer les nombreux environnements socio-politiques – et leur complexité – des États dans lesquels elle investit. Les USA et le Royaume-Uni constituent des modèles dans la compréhension de l’importance des différences entre identité (hors identité de classe), et la Chine devrait viser le même niveau de compréhension qu’eux.
Privilégier un partenariat avec les locaux, plutôt que d’exporter travailleurs et entrepreneurs
Il existe, parmi les partenaires des routes de la soie du « grand Sud », des sociétés « traditionnelles » qui se montrent ultra-sensibles quant à accueillir des travailleurs et des entrepreneurs étrangers, au point qu’elles peuvent passer pour « xénophobes », et facilement orienter des mouvements de foule violents à l’égard de ces étrangers. Pour ces raisons, la Chine ferait bien de privilégier les partenariats locaux dans ces pays, au lieu de leur envoyer travailleurs et entrepreneurs.
Exceller dans l’art de la « sécurité démocratique »
Il est urgent pour la Chine de gagner ses galons en l’art de la « sécurité démocratique », ou stratégies dures et douces pour prévenir – et si nécessaire, répondre – aux scénarios de guerre hybride. Ces stratégies doivent également être enseignées aux armées des pays de la route de la soie, pour s’assurer qu’un « enlisement » ne puisse jamais se produire. Les grands partenaires chinois que constituent la Russie et le Pakistan peuvent sans doute apporter de la valeur sur ce sujet.
Apprendre de l’expérience de RT et consœurs, et des ONG patriotes russes
Il n’est pas possible à ce stade pour la Chine de définir des stratégies de « Soft Power » pour garantir la stabilité de ses partenaires des routes de la soie, sans s’appuyer sur l’expérience gagnée dans le domaine de la gestion de la perception par RT et les ONGs patriotes russes, que Moscou utilise avec brio pour faire échouer les menaces de guerre hybride ; il s’agit d’une raison supplémentaire pour la Chine de s’associer à la Russie tout au long des routes de la soie, pour tirer profit de l’expérience russe.
Offrir aux populations des pays partenaires des résultats tangibles, dans des délais réalistes
Les slogans ne fonctionneront vis à vis des populations des pays partenaires des routes de la soie que dans la mesure où cette vision leur proposera des bénéfices concrets en échange de leur soutien à leur gouvernement ouvert vers la Chine : il est important que Pékin garantisse que ses stratégies de développement national sont économiquement solides et que ses instruments de « Soft Power » s’articulent dans les bons délais avec ces projets.
Se préparer à une approche plus conditionnée du déploiement des routes de la soie
La Chine pourrait ne pas avoir d’autre choix que de déployer une approche plus conditionnée de son assistance dans le cadre des routes de la soie, afin de s’assurer que les aides qu’elle distribue ne soient pas détournées vers des projets d’« éléphants blancs » aussi futiles que dispendieux et/ou vers les poches d’une clique aux dépens du contribuable local. Ces détournements constituent autant de terrains facilement exploitables pour faire monter en graine une guerre hybride.
Ne jamais oublier que tout finira par être politisé
La Chine devrait garder en permanence à l’esprit que tout ce qui se lie de près ou de loin à sa vision des nouvelles routes de la soie sera politisé par ses adversaires, afin de jeter le doute et le discrédit sur ses méga-projets et de retourner ses partenaires contre elle. Elle doit prendre toutes les mesures à sa portée pour prévenir ces scénarios, en s’appuyant notamment sur des stratégies de gestion de la perception appropriées.
Voici pour finir quelques conclusions qui ressortent de ce qui précède :
La Chine doit accepter de sortir de ses zones de confort idéologiques et managériales
L’adhérence du pays à l’idéologie communiste l’a malheureusement aveuglé face aux dangers de la militarisation des différences identitaires (éclosion de guerres hybrides) ; et sa tendance à accorder des prêts sans conditions à quiconque les demandait l’a amenée face à de nombreux projets « redondants ». Il est temps pour la Chine de sortir de sa zone de confort et de faire preuve de créativité, si elle tient au succès des nouvelles routes de la soie.
Ne jamais sous-estimer la puissance du « soft power »
Les différences identitaires peuvent être contrôlées au travers d’une stratégie de « sécurité démocratique », incorporant l’exercice d’instruments de « soft power », mais ce processus doit se montrer autrement plus évolué que répéter le slogan « gagnant-gagnant » dans la langue locale, et diffuser des documentaires soulignant trop grossièrement les bénéfices économiques que la population locale retirera des routes de la soie.
Se montrer réceptif aux problèmes sociaux
Pour bien intentionné que soit le projet des nouvelles routes de la soie, la Chine doit apprendre à faire attention aux problèmes sociaux (comme les problèmes identitaires) de ses partenaires. La première étape serait de comprendre que l’indifférence générale du communisme pour les différences identitaires et son insistance lourde sur les différences de classe ont pu involontairement contribuer à des faux pas.
Le processus de décision centralisé et rigide n’est pas toujours fonctionnel
Les trois dernières décennies, au cours desquelles la Chine a connu une croissance astronomique, lui ont appris qu’une centralisation rigide constitue le moyen le plus efficace pour gérer sa population plutôt homogène de 1.3 milliards d’individus, mais les choses sont très différents avec les pays plus divers et plus petits que l’on trouve sur les routes de la soie. Vouloir conserver ce mode de fonctionnement pourrait s’avérer très contre-productif.
La Chine doit s’appuyer en confiance sur les élites nationales pour gérer les routes de la soie hors de son sol
Les modèles idéologiques et managériaux qui fonctionnent au sein de la république populaire ne sont pas transplantables tels quels dans tous les États traversés par les routes de la soie : la Chine va devoir personnaliser ses approches au cas par cas, de manière parfois très différente de la rigidité qu’elle connaît sur le plan intérieur. Il s’ensuit qu’elle ferait bien de s’appuyer, dans un cadre de confiance, sur les élites nationales, afin de flexibiliser la gestion des routes de la soie hors de Chine, sans faire courir à Pékin de risque de sécurité.
Ne pas considérer les gouvernements des pays partenaires comme acquis
La Chine pourrait penser que son approche de « laisser-faire » dans l’attribution de ses prêts sans conditions fait d’une pierre deux coups, en s’attachant la loyauté des gouvernements débiteurs, et en en faisant profiter les peuples, mais elle ne devrait pas considérer les gouvernement partenaires comme acquis à sa cause : la corruption et la controverse qui existe autour de certains projets pourrait amener les USA à tirer profit du non-soutien populaire et renverser ces gouvernements.
Encourager la responsabilité, au travers d’études de faisabilité
Il est peut-être politiquement très sensible pour la Chine de rendre son soutien, dans le cadre des routes de la soie, conditionné à divers facteurs, comme le font les USA, le FMI et la Banque Mondiale (ce qui diminuerait d’autant l’une des différences d’attractivité de taille entre elle-même et ces compétiteurs). Ce problème est peut-être contournable en menant des études de faisabilité, qui s’emploieraient à examiner divers scénarios, avant l’attribution d’un prêt, ce qui rendrait les acteurs du projet plus responsables.
La Chine ne peut pas tout faire elle-même
Il va devenir impossible pour la Chine de gérer les routes de la soie toute seule, sans s’autoriser l’aide d’au moins plusieurs grands partenaires, tels que la Russie, le Pakistan et la Turquie pour opérer dans les pays tiers. Ces grandes puissances disposent chacune de leurs domaines de compétence en « soft power », en sécurité, et en matière de gestion de la diversité socio-culturelle ou religieuse, et la Chine doit considérer la valeur que chacune d’elles a à apporter.
Affiner la vision des routes de la soie et la réformer là où c’est nécessaire
Rien dans ce monde n’est parfait, et les routes de la soie ne font pas exception. La Chine doit comprendre qu’il lui faut affiner sa vision globale, et parfois la réformuler, au fur et à mesure que les défis se présentent. S’arc-bouter sur des a priori idéologiques telles que l’« inévitabilité de la réussite » (ou autres) ne conduirait qu’à un effondrement de sa stratégie globale.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone
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