Par Andrew Korybko − Le 7 janvier 2019 − Source eurasiafuture.com
Trump a fait déployer 80 militaires au Gabon la semaine dernière, pour préparer une réponse aux « manifestations violentes » qui se sont déroulées dans le pays voisin, la République démocratique du Congo ; il pourrait s’agir d’une ruse couvrant la complicité étasunienne dans la tentative de coup d’État au Gabon qui vient de se produire en début de semaine, et qui a constitué une prise de pouvoir bien travaillée de l’AFRICOM dans la zone stratégique du Golfe de Guinée. Les USA ont à y gagner l’établissement d’une base d’opérations d’où ils pourront étendre leur « sphère d’influence » sur la région, que l’opération de changement de régime parvienne à ses fins ou non.
Le lendemain-même du jour où était confirmé l’assassinat du responsable de l’attentat contre le Cole Bomber au Yémen, Trump était déjà à l’œuvre pour remporter une seconde victoire en politique étrangère dans un autre pays du « Grand Sud », cette fois-ci dans l’État centre-africain du Gabon. La nouvelle est tombée récemment : des membres des forces armées du pays ont tenté un coup d’État contre le président Ali Bongo, qui recevait ces derniers mois des soins au Maroc après avoir subi une attaque en octobre [2018]. Le gouvernement gabonais déclare que la plupart des conspirateurs ont été arrêtés et que la « situation reste sous contrôle ». Même s’il semble donc bien que l’État a réussi à contrer le putsch, les USA restent en position de tirer des bénéficies géopolitiques de la situation, en manipulant le dénouement en faveur de leur AFRICOM.
Rappel de quelques fondamentaux sur le Gabon
Bongo a réussi à se faire réélire avec une courte avance de moins de 6000 voix, chose que l’opposition a pris comme prétexte pour incendier le parlement, ce qui a fait basculer le pays, qui jusqu’alors constituait un havre de paix historique, dans un chaos de guerre hybride. L’auteur du présent article avait décrit la crise alors en développement dans l’article « Le déploiement de la guerre hybride au Gabon », où les fondamentaux en politique intérieure et étrangère du Gabon étaient notamment abordés. Le Gabon est dirigé par la famille Bongo depuis la prise de pouvoir par le père du président en exercice en 1967, soit 7 années après son accès à l’indépendance. Avant cela, le pays était considéré comme l’une des « possessions » françaises néo-coloniales les plus précieuses du continent, car il est connu comme très riche en matières premières. C’est pour cette dernière raison que le pays a été membre de l’OPEP sur la période 1975-1995, puis y est revenu en 2016, soit – de manière intéressante – un an après avoir grossi les rangs de la « coalition anti-terroriste » des Saoud.
On peut se trouver surpris de voir une nation majoritairement chrétienne de la côte Atlantique sub-saharienne d’Afrique rejoindre cette organisation militaire basée au Moyen-Orient ; l’une des raisons pourrait en être l’appartenance de Bongo à la minorité musulmane du Gabon, et au fait qu’il a pu succomber au chant des sirènes de la « diplomatie personnelle » saoudienne, qui voulaient séduire son pays. Une autre explication possible serait que le pays avait entamé un « ré-équilibrage » de sa politique étrangère à ce moment : le pays avait connu la transition de constituer une « possession » néo-coloniale française au statut d’État plus souverain avec son partenariat avec la Chine dans la période suivant la fin de la Guerre froide, et comprenait donc bien l’importance de disposer d’un troisième partenaire stratégique pour maintenir un « équilibre » entre les deux pays extra-continentaux les plus importants pour lui, alors que démarraient les premières phases de la Nouvelle guerre froide.
Outre ses ressources en énergie et dans les domaines de la pêche et de l’exploitation forestière, le Gabon constitue également une pièce maîtresse pour des raisons géostratégiques. Comme décrit par l’auteur dans son précédent article, qui visait à expliquer pourquoi la France maintenait 1000 hommes dans ce petit pays :
Paris peut garder ces militaires prêts à un déploiement éclair sur les points chauds en Afrique centrale, comme en République centre-africaine et dans la République démocratique du Congo. Le Gabon, de par sa position géographique clé, permet également à la France de disposer d’un positionnement à mi-chemin entre les deux puissances africaines montantes que sont le Nigeria et l’Angola, et Paris est prête à en exploiter tous le potentiel si la situation l’y invite.
Voilà qui était bien vu, puisque c’est précisément sous le motif « officiel » de répondre à des « manifestations violentes » qui pourraient éclater dans la République Démocratique du Congo voisine (qui se trouve constituer également être le premier producteur mondial de cobalt) à l’issue des dernières élections, que Trump a déployé 80 militaires dans ce même pays en fin de semaine dernière.
Les raisons du déploiement étasunien
Avec le recul, l’annonce de Trump du déploiement de soldats dans un pays d’Afrique centrale, soi-disant en réponse à des « manifestations violentes » en RDC pourrait s’apparenter à une ruse pour couvrir le rôle qu’ont joué les USA pour essayer d’empêcher les mêmes manifestations au Gabon, par suite de ce qui ressemble fortement à une tentative toute récente de coup d’État au Gabon assisté par l’AFRICOM. La situation n’est pas totalement éclaircie pour l’instant, mais il semble bien que le gouvernement a réussi à arrêter la plupart des conspirateurs, et a repris le contrôle de la situation. Reste que les dissensions internes connues par le Gabon depuis deux ans et demi – c’est à dire depuis les dernières élections – auraient pu constituer le terreau pour l’éclosion de rumeurs quant à la santé de Bongo. Ces rumeurs auraient pu amener l’armée à agir préventivement, au vu du soutien manifesté par les organisateurs des agitations envers les partisans de l’opposition tués pendant ces émeutes.
Les soldats étasuniens ont été envoyés au Gabon sous le prétexte à peine plausible d’une préparation à l’évacuation des ressortissants des USA en RDC, au cas où ce pays verrait éclater des violences par suite des annonces imminentes des résultats d’élections. Le positionnement de ces soldats pouvait tout aussi bien être considéré par les conspirateurs gabonais comme signe d’un soutien tacite des USA, et par les loyalistes à Bongo comme une dissuasion à toute réaction de leur part – ce qui semble n’avoir pas fonctionné. Les USA ne voulaient pas s’impliquer trop directement, pour optimiser leur positionnement vis à vis du pays quelle que soit l’issue du coup d’État. Il reste que cet événement est d’une importance de premier plan pour l’AFRICOM : les USA ont à présent une raison de s’intégrer d’avantage au Gabon, pays disposant d’un positionnement stratégique privilégié dans le Golfe de Guinée. Le pays est également entouré de plusieurs États faibles mais tout aussi importants stratégiquement, présidés par des dirigeants au long court vieillissants, et qui ont tous connu des troubles civils récemment, à des degrés divers.
Pour exprimer les choses différemment, on peut considérer le déploiement de soldats étasuniens comme un « appât », positionné pour encourager les conspirateurs à lancer leur tentative. Quel que soit le résultat de cette tentative, les USA pouvaient tirer parti de la situation en utilisant le Gabon comme point d’entrée de l’AFRICOM sur le continent, chose qu’ils désiraient depuis longtemps. Si le coup d’État avait réussi, les USA auraient pu s’allier au gouvernement « paria », qui se serait naturellement vu boudé par l’Union africaine et la plupart des acteurs internationaux ; ils l’auraient aidé à stabiliser la situation intérieure et à restaurer dès que possible un sentiment de « normalité ». Si le coup échouait, et en dépit de la réussite apparente des forces gouvernementales à maîtriser ce coup d’État, ce grave incident démontrait à l’État que des tensions politiques intérieures étaient bien en train d’infuser jusqu’aux couches de son appareil d’« État profond », et le besoin d’un nouveau partenariat en sécurité devenait patent aux yeux des autorités en place, pour prévenir toute nouvelle occurrence de ce type d’incident.
Les USA étaient donc positionnés pour tirer les marrons du feu de la situation et faire progresser leur agenda régional, quelle que soit l’issue du coup d’État.
Pourquoi le Gabon
Au cœur de toute action
Comme expliqué dans l’article du même auteur cité ci-avant, le pays dispose d’une proximité très importante avec les grandes puissances montantes en Afrique que constituent le Nigeria et l’Angola, ainsi que la République démocratique du Congo – qui dispose de trésors en gisements. Le Gabon est en outre à très faible distance de la République centre africaine (RCA), dont l’importance a été croissante au cours des 12 derniers mois – depuis l’intervention sur base de « mercenaires » organisée par la Russie et approuvée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies – et qui constitue le composant clé de la stratégie d’« équilibrage » de la Russie sur le continent africain. La France ayant perdu pour de bon la RCA en tant que possession néo-coloniale, et semblant en bonne passe de perdre également le Gabon suite au putsch, on peut penser que la « Ruée vers l’Afrique » dont l’auteur avait prédit qu’elle allait s’intensifier cette année amène à des changements géopolitiques profonds dans la région de l’Afrique centrale : l’ancienne domination française se voit supplantée par la Russie, les USA et la Chine.
Entouré de dirigeants vieillissants
C’est une chose importante : les dirigeants des pays avoisinants, que sont le Cameroun, la République du Congo, ainsi que la Guinée équatoriale, sont tous d’âge avancé, et ont tous subi récemment des tentatives de changement de régime, sous des formes diverses. Le premier de ces pays est dirigé par Paul Biya (en poste depuis 36 années consécutives), et subit officieusement un état de guerre civile entre le gouvernement central et la région anglophone qui jouxte la frontière avec le Nigeria. La République du Congo est dirigée par Denis Nguesso (en poste pour la première fois il y a 34 ans – il a dirigé le pays pendant 13 années, puis 21 années, avec 5 années d’intérim entre-temps), qui n’a réussi à restaurer la paix avec le département rétif du Pool au sud du pays que récemment. Le dirigeant de Guinée équatoriale est quant à lui Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (au pouvoir depuis 39 années), qui a réussi l’an dernier à faire échouer un coup d’État monté par des mercenaires.
Plaque tournante pour Guerre Hybride
Si l’on raisonne en fonction de la dynamique des Guerres hybrides régionales, le Gabon représente pour les USA l’endroit idéal pour encourager et guider des mouvements de changement de régime partout en Afrique centrale, afin de se façonner une « sphère d’influence » dans l’Est du Golfe de Guinée. Si les USA réussissent à transformer le Gabon en base d’opérations de l’AFRICOM sur le continent, ils pourront s’en servir pour exercer des influences vers les pays d’Afrique de l’Ouest, du Centre et du Sud, comme le Nigeria, la RDC et l’Angola. Dans cette hypothèse, on verra probablement les autorités nouvellement imposées justifier les changements en arguant d’un « équilibrage », alors que l’on verra le pays se tourner totalement vers les USA, et se détourner en même temps de la France, de la Chine et de l’Arabie Saoudite. Il n’est même pas nécessaire qu’AFRICOM soit formellement invitée dans le pays pour voir tout ceci arriver : il suffit que les USA gardent leur proverbial « pied dans la porte », et le reste suivra « naturellement ».
Conclusions
Le putsch au Gabon a pris nombre d’observateurs par surprise, mais rétrospectivement, « c’était écrit » depuis un moment, et deux importants signaux avaient été émis avant son occurrence, qui auraient pu mettre la puce à l’oreille. Le discours de nouvelle année de Bongo à son peuple, enregistré depuis le Maroc, où il est toujours en soins suite à son attaque d’octobre [2018], montrait qu’il restait diminué physiquement, surtout après la controverse autour de sa réélection de justesse en 2016 – cela fait presque un demi-siècle que sa dynastie familiale administre le pays. Le déploiement de 80 soldats étasuniens en fin de semaine dernière, sous prétexte de répondre à des violences après les élections dans la RDC voisine, constituait clairement une ruse : le Gabon n’a même pas de frontière commune avec la RDC ; la simple présence de ces soldats ressemblait donc fortement à un encouragement pour les conspirateurs et à un avertissement préventif face aux réactions de l’État.
Bien que les dernières informations en date semblent indiquer que le gouvernement aurait récupéré le contrôle de la situation, ce putsch reste une victoire de la politique étrangère étasunienne : les USA sont à présent en bonne position pour en manipuler les retombées et faire valoir leurs propres intérêts. Un « gouvernement révolutionnaire » serait resté en marge sur le plan international, et donc totalement dépendant des USA, mais l’affaiblissement que subit l’État à l’issue de ce putsch favorise également le positionnement des USA comme partenaires en sécurité, et leur donne un grand rôle à jouer dans la stratégie d’« équilibrage » du pays. Dans les deux scénarios de sortie de crise, la relation USA-Gabon se trouvait renforcée, et s’apparentait plus à une réorientation qu’à une évolution de l’« exercice d’équilibrage » du Gabon : l’implantation de soldats étasuniens sur le sol gabonais aura inévitablement des conséquences régionales.
Certes, que ce pays de deux millions d’habitants, relativement prospère et riche en ressources naturelles, tombe « dans l’escarcelle » d’une des grandes puissances, dans le cadre de la « Ruée vers l’Afrique », épisode de la Nouvelle guerre froide, constitue un événement en soi. Mais l’importance du Gabon réside également dans son positionnement géopolitique entre les grandes puissances régionales montantes que constituent le Nigeria et l’Angola, sa proximité avec la République démocratique du Congo et la République centre africaine (dont la Chine et la Russie, rivaux des USA, constituent les protectrices principales, respectivement) ; son emplacement au barycentre de trois pays affaiblis dirigés par des hommes d’âge avancé, qui ont tous subi des tentatives de changement de régime ces derniers temps. Il est trop tôt pour dire si le putsch gabonais aura changé la donne régionale ou non, mais il saute aux yeux, au vu des raisons élaborées plus haut, que les stratèges étasuniens comptent là-dessus : si leur opération réussit même partiellement, nous assisterons au retour de l’Afrique au cœur du positionnement international étasunien.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone
Ping : Le leurre de Trump au Gabon relève-t-il d’un coup d’ État de l’AFRICOM ? | Réseau International
Ping : Le saccage de deux ambassades camerounaises pourrait forcer la France à choisir son camp – Press.1001solutions.net
Ping : Changement de régime en Afrique. Bataille des États rivaux en Afrique de l’Ouest et du Centre – Tambour