La réaction en chaîne catalane : récit d’une nostalgie


andrew-korybkoPar Andrew Korybko – Le 4 octobre 2017 – Source Oriental Review

La campagne pour l’indépendance menée par la Catalogne a déclenché une réaction en chaîne de soutien viral des médias sociaux qui a ressuscité l’effrayante rhétorique de la guerre civile mais les conséquences les plus dangereuses de cet effet domino sont encore à venir si finalement la quête des séparatistes aboutit.

Récit d’une nostalgie

La cause de l ‘« indépendance » catalane a pris d’assaut le monde, jetée sous le feu des projecteurs par le référendum largement médiatisé en début de semaine et la réponse énergique de Madrid à cette mesure inconstitutionnelle. Les partisans du monde entier ont été stimulés par les événements récents et ont commencé à les décrire en termes de guerre civile, comme une bataille entre la démocratie et le fascisme. En outre, ils accusent le gouvernement Rajoy d’être franquiste, alors que la Constitution post-Franco de 1978 a rendu une autonomie à la Catalogne encore plus robuste qu’auparavant et a même accordé ce privilège au reste du pays.

Bien que l’on puisse présumer que l’Espagne a naturellement conservé certains des membres franquistes de ses bureaucraties permanentes – militaires, de renseignement et diplomatiques (« État profond ») – après la mort du chef éponyme de leur mouvement, il est exagéré de qualifier la Constitution et le gouvernement actuel de franquistes au sens qu’a pris ce mot en terme de stéréotype. L’utilisation abusive de ces termes polarisants, datant de l’ère de la guerre civile, démontre que les séparatistes tentent de capitaliser sur la nostalgie révolutionnaire que réveille, chez leurs partisans nationaux et étrangers, l’expérience anarcho-communiste de 1936-1939, via un simulacre de scénario qu’ils jouent différemment selon leur auditoire.

Double simulacre

En ce qui concerne les Catalans eux-mêmes, le scénario est destiné à les forcer dans un faux choix binaire entre « se tenir debout, comme leurs ancêtres contre le fascisme » ou « trahir leur patrie pour les franquistes ». En ce qui concerne les partisans étrangers des séparatistes catalans, ils sont censés s’exciter et déverser leur haine contre Madrid en manifestant leur soutien passionné pour Barcelone dans les médias sociaux, saisissant l’occasion de comparer, de façon inappropriée, le Madrid moderne au Kiev post-Maidan en faisant valoir l’argument d’Alt-Media selon lequel la Catalogne a autant droit à son indépendance que la Crimée à sa réunification avec la Russie.

Il s’agit d’une fausse équivalence, dont l’analyse n’est pas le but de cet article. En effet, il est important, dans ce contexte, d’attirer l’attention sur la réaction polémique en chaîne qu’entretiennent les séparatistes et leurs partisans, dans l’élaboration d’un récit pro domo intéressé à servir leur cause. Il y a beaucoup de personnes bien intentionnées qui soutiennent Barcelone, donc il ne faut pas en déduire que la plupart d’entre elles ne croient pas sincèrement à cette interprétation des événements, mais il s’agit simplement de souligner comment la croisade d’« indépendance » de la Catalogne exploite la mémoire historique et la nostalgie révolutionnaire afin de faire avancer l’argument de ses organisateurs selon lequel la région doit se séparer de l’Espagne.

Scénarios espagnols

Répression centralisée

Alors que la plupart des gens pourraient être amenés à penser que la crise catalane concerne uniquement Barcelone et Madrid, le fait est qu’elle concerne toute l’Espagne et qu’elle est en passe d’avoir des réverbérations géopolitiques dans toute l’Europe. En ce qui concerne l’Espagne, politiquement instable, la campagne séparatiste de la Catalogne a déjà franchi le Rubicon du non-retour après le référendum et la réaction de Madrid, donc il n’y aura pas de retour au statu quo précédent. Cela signifie que seuls trois scénarios sont possibles : une répression centralisée, le fédéralisme identitaire et le séparatisme. Le premier pourrait voir l’État appliquer l’article 155 de la Constitution, en imposant temporairement une gouvernance directe sur la région, avec pour conséquence la possibilité de catalyser une guerre civile de faible ampleur si les Catalans avaient recours à la tactique des insurgés terroristes pour résister.

Fédéralisme identitaire

Le scénario suivant est le fédéralisme identitaire qui exigerait la révocation ou la réforme de l’article 145 en transformant l’État centralisé en une fédération, ou une confédération, de régions qui pourraient théoriquement fonctionner comme des États quasi indépendants avec leurs propres moyens économiques, militaires et leurs propres politiques étrangère. Essentiellement, ce serait la transplantation du modèle bosniaque en Espagne, mais avec des privilèges supplémentaires accordés à chaque membre constitutif. Comme pour le scénario centralisé de la répression, il est probable que cela conduira à la violence et ne se produira que comme une « solution de compromis » à tout conflit prolongé. Madrid ne veut pas perdre le contrôle du pays et voir la péninsule ibérique, dans le sud-ouest de l’Europe, « balkanisée » comme son homologue dans le sud-est de l’Europe, raison pour laquelle ce résultat ne se produira probablement jamais en temps de paix.

Sécession

Enfin, la dernière possibilité de régler la crise catalane serait que la région rétive devienne « indépendante » de l’Espagne et soit reconnue par au moins un pays ou plus, ce qui, selon toute vraisemblance, pourrait être l’un des pays baltes et / ou des Balkans, avant tout le monde. L’Espagne ne pourrait pas survivre dans son format politico-administratif actuel avec la perte d’environ 20% de son PIB, de sorte que l’État failli devrait soit être radicalement réformé suite à un coup d’état militaire « stabilisateur », soit complètement s’effondrer en une collection de « pays » comme l’ex-Yougoslavie l’a fait il y a une génération. Quant à la Catalogne, elle pourrait devenir une base pour l’intervention étrangère (OTAN / Ouest / Amérique), aboutissant alors à une guerre civile à multiples facettes. Une Espagne affaiblie, ou ses restes, ne pourrait pas non plus se défendre contre un raz-de-marée d’« immigration massive » d’origine africaine.

Réactions géopolitiques en chaîne 

La prévision n’est jamais une science exacte, c’est en réalité un art. Cela dit, rien ne garantit que l’un des scénarios susmentionnés se déroulera, bien que, si cela se produit, il aura inévitablement des conséquences géopolitiques très sérieuses qui pourraient déclencher une réaction en chaîne dans toute la région et au-delà. La répression centralisée pourrait mener à une guerre civile qui serait soit confinée à la Catalogne, soit engloutirait d’autres régions traditionnellement souveraines comme le Pays basque ou la Galice, sans parler du reste du pays en général. Ceci étant dit, et acceptant l’hypothèse que les conséquences se propagent inévitablement au moins au Portugal et à la France, cette séquence d’événements n’est pas ce qui est le plus explosif sur le plan continental car ce sont les scénarios du fédéralisme identitaire et de l’indépendance qui sont les plus dangereux.

Les « Pays catalans »

Avant d’aller plus loin, ces deux scénarios – fédéralisme identitaire ou indépendance – garantiraient que la crise catalane devienne existentielle pour l’Espagne. Le royaume nominal ne peut pas se transformer en fédération sans changer sa Constitution, et même si cet événement improbable devait se produire, la Catalogne pourrait chercher à réorganiser les frontières intérieures du pays dans une tentative nationaliste d’engloutir les territoires que ses partisans les plus chauvins considèrent comme constituant les « pays catalans ». Ce concept extrémiste veut que les frontières actuelles de la Catalogne ne représentent pas l’espace géo-culturel historique du peuple catalan. Il faut donc les étendre à tout ou partie des régions espagnoles d’Aragon, des îles Baléares et de Valence, ainsi que le pays d’Andorre et le département français des Pyrénées-Orientales (également connu sous le nom de Roussillon ou Catalogne française du nord).

La plupart des habitants de ces régions ne veulent pas faire partie d’une Grande Catalogne, mais les hyper-nationalistes en charge de l’État identitaire fédéralisé ou indépendant pourraient recourir à des subterfuges, ou à la force, pour faire valoir leurs revendications, même s’ils ne le font pas tout de suite. Le concept des « pays catalans » est donc très dangereux car cela signifie que la question catalane aura inévitablement des conséquences géopolitiques internes importantes pour l’Espagne et peut-être aussi pour la France si les séparatistes qui contrôlent actuellement Barcelone arrivent à leurs fins. Encore une fois, le scénario du fédéralisme identitaire ne résulterait probablement que d’une guerre provoquée par une répression centralisée et représenterait une « solution de compromis » (temporaire) au séparatisme pur et simple, avec toutefois les dangers latents qui se révéleraient avec le temps.

Mimétisme régional

Régions européennes recherchant soi-disant leur indépendance selon le journal britannique Independent

Les régions européennes prétendent être indépendantes de leurs États hôtes. Qu’il s’agisse de fédéralisme identitaire ou de séparatisme, l’un ou l’autre de ces résultats pourrait encourager les mimétismes régionaux dans l’ensemble de l’UE. Le journal du Royaume-Uni, The Independent, a publié récemment une carte très trompeuse affirmant avoir identifié tous les autres mouvements politiques de type catalan en Europe, en déduisant évidemment qu’ils pourraient être les prochains, si les séparatistes de Barcelone réussissaient. Le point saillant de cette remarque n’est pas que chacun d’entre eux se lèvera avec ferveur pour la révolution de couleur comme le font les Catalans, mais que certains d’entre eux seront sans doute inspirés pour faire avancer leur programme de fracturation de leur pays hôte, contribuant ainsi à la « régionalisation de l’Europe ». Outre les exemples espagnols mentionnés sur la carte, une réaction en chaîne pourrait également se produire en Écosse, dans le nord de l’Italie, en Bavière allemande et peut-être même dans certaines parties de la France.

La minorité hongroise vivant hors de son pays depuis le traité du Trianon de 1920 pourrait être favorable à la réunification de la patrie, ce qui pourrait déstabiliser la situation politiquement précaire en Europe centrale et dans les Balkans. Cela pourrait aussi faire du premier ministre Orban, s’il est encore en service à ce moment-là, une cible facile pour les attaques de la gauche libérale des médias aux ordres, qui le traiteront de « nouvel Hitler  » pour vouloir l’union avec ses compatriotes à l’étranger. Tout ce que ces mimétismes régionaux devraient provoquer, indépendamment de la validité de leurs revendications et de leurs mouvements sociopolitiques, est l’organisation de référendums anticonstitutionnels hautement médiatisés afin de provoquer une réaction énergique qui pourrait à son tour légitimer une révolution de couleur dans ladite région périphérique. Le résultat n’est pas nécessairement le séparatisme, mais le fédéralisme identitaire, car cette fin est essentiellement la même au sens structurel.

L’Eurofédéralisme

La déconcentration des États, autrefois unifiés, en identités fédéralisées de facto selon des lignes ethnico-régionales, ferait une promotion intéressante à la cause de l‘« Eurofédéralisme » que Gearóid Ó Colmáin a décrite dans son dernier article intitulé « Indépendance catalane : un outil du capital contre le travail ». Son travail s’inspire de la proposition de 1992 du milliardaire européen Freddy Heineken de fédéraliser l’Europe selon des lignes régionales, ce qui était probablement l’inspiration non déclarée de la suggestion politique de 2008 de l’universitaire belge Luk Van Langenhove dans « Power To The Regions, But Not Yet Farewell To The Nation State ». Le grand dessein ici est, pour l’essentiel, de diviser pour régner, quoique adapté à l’UE post-Brexit.

L’auteur du présent texte en a parlé, dans un contexte différent, dans son article de l’été 2016 pour The Duran intitulé « Post-Brexit EU : Entre démolition régionale et dictature totale », dans lequel il a été postulé que le bloc pourrait être dévolu, à l’avenir, à des organisations dirigées par l’État et axées sur les régions. Ce qui se passe au contraire, c’est que Bruxelles pourrait se préparer à une nouvelle dévolution au-delà des États membres eux-mêmes, à des régions individuelles à l’intérieur des États – et parfois même entre eux. Cela représente une modification par rapport à ce que l’auteur écrivait dans son précédent travail intitulé « Le fédéralisme identitaire : de ‘E Pluribus Unum’ à ‘E Unum Pluribus’ », qui semblait avoir conclu à tort que l’UE n’irait pas de l’avant avec ce scénario de peur d’inviter davantage d’immigration de masse en provenance du Sud (dans le cas de l’Espagne, d’Afrique du Nord et de l’Ouest), créant ainsi des opportunités géostratégiques pour la Russie et la Chine.

Après révision, avec la sagesse du recul et à la lumière des événements récents, en particulier avec la perspicacité acquise par l’auteur à travers ses recherches sur l’agression civilisationnelle, il semble maintenant que ce même scénario de l’UE s’effondrant en une constellation d’entités régionales soit expérimenté par nulle autre que par Bruxelles elle-même, comme ultime stratagème de division et de contrôle pour gérer le bloc dans l’ère post-Brexit. Cela ne signifie pas que le processus sera poussé à l’extrême tant qu’il est encore « contrôlable » – mais que l’UE semble en effet bricoler cela dans le cadre de son approche adaptative progressive à l’émergence de l‘ordre mondial multipolaire.

Conclusions

La Catalogne est globalement significative en raison de la réaction en chaîne que ses séparatistes ont initié en promouvant le scénario d’une décentralisation « contrôlée » de l’ordre actuel des États membres de l’UE en un « hybride » plus souple, et politiquement égal d’entités nationales et régionales. Si la Catalogne est un exemple réussi, que ce soit dans des instances identitaires fédéralisées ou séparatistes, cela pourrait avoir un puissant effet de démonstration ailleurs dans l’UE en encourageant d’autres mouvements à l’imiter, réorientant ainsi ce qui aurait pu être des forces semi-multipolaires, en entités aux allures faussement indépendantes dans une UE, ou même une OTAN, de facto renforcée.

C’est très possible parce que le précédent catalan indiquerait clairement que ni l’intégrité territoriale, ni la Constitution des États membres de l’UE ne sont à l’abri des désirs mondialistes de révolutions de couleur séparatistes, et peut-être même de guerres hybrides d’avant-garde, portant ainsi un coup dur aux souverainistes de droite – publiquement diffamés comme nationalistes dans les médias aux ordres – qui sont à l’avant-garde de la politique européenne de nos jours. Après tout, la soi-disant « question catalane » était censée avoir été réglée par la Constitution de 1978 qui donnait à la région l’autonomie la plus large qu’elle ait jamais connue dans son histoire, donc si cela peut être inversé, la boîte de Pandore a bien été ouverte dans toute l’Europe.

Un autre point à creuser est la virulence avec laquelle la cause des séparatistes catalans se propage à travers les médias de masse et alternatifs mondiaux, car cela fournit un aperçu crucial de la façon dont, à l’avenir, d’autres mouvements pourraient atteindre un tel soft power en si peu de temps. Cela aide si ce sont des destinations touristiques que beaucoup d’étrangers ont visitées, développant une affinité pour la culture locale et ses environs, ou s’il y a la mémoire d’une guerre civile ou d’autres conflits anciens – peu importe leur ancienneté, leur décontextualisation on leur non-pertinence aujourd’hui – qui pourraient être manipulés pour légitimer la cause fédéraliste ou séparatiste.

En tout état de cause, l’étude de cas en Catalogne, dans toutes ses dimensions, est très instructive pour montrer comment, dans son déclin, l’ordre du monde unipolaire cherche à s’adapter à la multipolarité, et à son état à un moment donné. Cet exemple est un indicateur correct pour évaluer la dynamique du processus.

Andrew Korybko

Note du Saker Francophone

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Pour vous donner une meilleure vue des "idées" qui trainent à Bruxelles, voici la fameuse carte des eurorégions. La catalogne élargie est en rose. A noter aussi que tous les pays sont morcelés sauf l'Allemagne qui boulotte l'Autriche. Y-t-il un message? 

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Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

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