La marmite ukrainienne est de nouveau en ébullition


M.K. Bhadrakumar

M.K. Bhadrakumar

Par MK Bhadrakumar – Le 15 avril 2015 – Source mkbhadrakumar

La meilleure chose issue de la rencontre des ministres des Affaires étrangères de la France, de l’Allemagne, de la Russie et de l’Ukraine, qui a eu lieu à Berlin lundi dernier dans le cadre de ce qu’on appelle le Format Normandie semble qu’ils soient parvenus à une déclaration commune. Mais il est douteux que le but principal de leur rencontre – notamment la mise en œuvre effective des Accords de Minsk dans leur intégralité – soit proche de l’accomplissement.

Pourtant, si le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov a déclaré plus tard aux médias que la rencontre était productive, ce n’était pas seulement parce que ce n’est pas dans l’ADN d’un diplomate chevronné d’admettre un échec, mais aussi parce qu’il avait de bonnes raisons de le dire. En outre, un aussi brillant diplomate quitterait rarement une salle de réunion les mains totalement vides.

Certainement, la préoccupation des Russes est d’obtenir qu’un processus politique s’enclenche conduisant à des réformes constitutionnelles qui répondent aux demandes des séparatistes dans les régions de l’Est, en l’absence desquelles il y a un danger réel de reprise des combats. Dans une certaine mesure, Lavrov a peut-être pu réussir en introduisant dans la déclaration commune une position consensuelle selon laquelle un démarrage rapide des quatre groupes de travail (dont l’un porte sur le processus politique) prévus dans les Accords de Minsk est souhaitable. Mais d’autre part, la grande question est de savoir si on peut attendre des résultats concrets rapidement, bien que Lavrov ait paru modérément optimiste.

Le problème principal semble être que les priorités changent en fonction des intérêts et des objectifs des principaux protagonistes externes impliqués. La Russie veut clairement une solution fondée sur un accord négocié. Un autre conflit gelé ne peut pas être dans les intérêts de la Russie, dans la mesure où Kiev a déjà commencé à imposer l’isolement économique de la région du Donbass et où la Russie aura du mal à assumer plus de charges qu’actuellement pour aider à soulager les conditions humanitaires dans cette région.

Nul doute que la France et l’Allemagne comprennent aussi le raisonnement derrière le fait que les Russes poussent à un règlement global entre Kiev et les régions séparatistes. Mais ils sont de plus en plus impuissants à pousser Kiev dans cette direction.

Le fait est que le Format Normandie a un associé dormant – les États-Unis. Et la priorité de Washington est de donner, quoi qu’il arrive, un second souffle au conflit gelé,  pour que les alignements géopolitiques actuels au cœur de l’Eurasie ne changent pas fondamentalement dans un avenir proche – l’Occident contre la Russie.

Bien sûr, les bénéfices géopolitiques de ce conflit gelé ont été très importants jusqu’ici pour les États-Unis:

  • Les liens entre l’Allemagne et la Russie restent à la dérive, avec des perspectives incertaines;
  • Le rôle de leader transatlantique de Washington à l’ère postsoviétique de la politique européenne se porte au mieux depuis la guerre visant à démembrer l’ancienne Yougoslavie;
  • L’Otan gagne plus d’attrait et de justification (sous la direction des Etats-Unis, bien sûr);
  • Il y a maintenant un alibi pour un déploiement provocateur des forces US plus près que jamais des frontières russes, historiquement parlant, dans la région de la Baltique et les pays d’Europe centrale (qui étaient autrefois membres du Pacte de Varsovie) en violation flagrante des accords passés précédemment avec Moscou par les administrations états-uniennes successives;
  • Les sanctions des États-Unis et de l’Union européenne ont affaibli l’économie russe;
  • Dans l’ensemble, la Russie est embourbée en Eurasie.

Pendant ce temps, le confit gelé a fourni le prétexte d’un déploiement de forces états-uniennes (et canadiennes) sur le sol ukrainien sous la couverture de conseillers militaires. C’est clair, un enlisement de la situation est prévisible et, à la fin de cette année, le nombre de conseillers militaires ou de formateurs aura gonflé considérablement, indépendamment de l’inévitable recrutement des tristement célèbres contractants du Pentagone (qui ne rendent de comptes à personne).

Sur le plan politique, Washington continue à encourager ses pions dans le gouvernement de Kiev pour qu’il prenne une position intransigeante à l’égard de tout processus politique. Les derniers gestes du parlement ukrainien pour mettre à bas le communisme et glorifier le nazisme, ainsi que la nomination par le président Petro Porochenko de Dmitry Yarosh, un nationaliste ukrainien engagé au passé controversé [néonazi, NdT] comme conseiller, plaisent sans nul doute aux pourfendeurs de la Russie au sein de l’establishment US.

Inutile de dire que Washington maintient Porochenko dans un état permanent de soumission, tenu en laisse, qui l’empêche d’accomplir ce qui était attendu de lui en tant que président de la paix (pour le dire avec ses propres mots). En effet, maintenant qu’une lutte de clans vicieuse a aussi éclaté entre les oligarques ukrainiens, avec Porochenko lui-même rangé dans un camp (c’est un oligarque lui-même), et étant donné les leviers actionnés en coulisses par Washington pour faire ou défaire l’avenir des oligarques ukrainiens, son besoin du soutien américain devient plus grand que jamais.

Bref, les États-Unis sont tout à fait en position de saper avec constance les Accords de Minsk et de veiller à ce que toute mise en œuvre soit sélective. (Évidemment, la non-application totale des Accords de Minsk est un prétexte pour ne pas lever les sanctions contre la Russie, quelque chose que les États-Unis redoutent.)

En outre, les États-Unis ne veulent pas de véritables réformes constitutionnelles qui donneraient une sorte d’autonomie au Donbass, car cela serait pratiquement donner à la Russie son mot à dire dans la poursuite de la neutralité de l’Ukraine dans la politique européenne, et fermer la porte à l’admission de l’Ukraine comme pays membre de l’Otan (ce qui est un élément essentiel de la stratégie d’endiguement de Washington contre la Russie).

Compte tenu de tous ces facteurs, la position états-unienne ne pourra maintenant que se durcir suite à l’annonce à Moscou, lundi, de la levée de l’interdiction de livrer des systèmes de défense aérienne S-300 à l’Iran. Il y a un réel danger que la situation en Ukraine s’aggrave.

C’est probablement le tout début, mais l’éclatement de combats à la périphérie de Donetsk en Ukraine de l’Est paraît de mauvais augure. Le Département d’État des États-Unis s’est dépêché de se prononcer sur le fait que «les séparatistes soutenus par les Russes continuent à intervenir de manière agressive… continuent à paralyser la mise en œuvre des Accords de Minsk». Le Pentagone a aussi joué sa partition en soutenant que les Russes «ont effectivement mis en place des centres d’entraînement sur le territoire de l’Ukraine de l’Est, où ils forment les séparatistes soutenus par les Russes».

Dans ce contexte, bien évidemment, l’administration Obama n’a pas à chercher très loin pour justifier l’argumentation pour un déploiement du premier contingent de parachutistes US en Ukraine.

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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