La logistique pour les nuls : qui ravitaille EI ?


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par Toni Cartalucci – Le 9 juin 2015 – Source NEO

Depuis toujours une armée nécessite un important soutien logistique pour lancer une campagne militaire d’envergure. A l’époque de la Rome ancienne, un large réseau de routes fut construit non seulement pour faciliter le commerce mais aussi pour permettre aux légions romaines de se déplacer rapidement là où l’on avait besoin d’elles, ainsi que pour transporter les fournitures nécessaires au soutien des opérations militaires qu’elles devaient mener.

A la fin du XVIIIe siècle, le général Napoléon Bonaparte, expert en stratégie et dirigeant la France, notait qu’une armée marche sur son estomac, en référence au lourd réseau logistique nécessaire pour nourrir une armée et donc maintenir sa capacité de combat. Pour la France, en 1812, son incapacité à maintenir un approvisionnement régulier à ses troupes combattantes en Russie, ainsi que la décision russe de brûler ses propres terres, réserves et infrastructures pour que les envahisseurs ne les utilisent pas, furent les causes principales de la défaite.

L’Allemagne nazie va subir le même sort, en 1941 au cours de l’opération Barbarossa d’invasion de la Russie, quand ses capacités logistiques vont devenir insuffisantes à cause de l’immensité des territoires conquis. Une fois de plus, l’envahisseur fut coincé avec des ressources limitées, puis inexistantes, avant d’être anéanti ou forcé à fuir.

A notre époque, au cours de la guerre du Golfe des années 1990, une longue ligne d’approvisionnement suivant les forces américaines, doublée d’un clash prévu avec le cœur de l’armée de Saddam Hussein, arrêta ce qui aurait dû être une avancée éclair sur Bagdad, que beaucoup croyaient possible, à tort, uniquement par la volonté politique. Pourtant, même si la volonté de conquête était là, la logistique manquait pour la réaliser .

Ces leçons de l’histoire, pourtant frappantes, semblent complètement oubliées par les politiciens et agences de presse occidentales, soit par ignorance soit par une incroyable duperie.

Les lignes logistiques de État islamique

Le conflit actuel qui embrase le Moyen Orient, surtout en Irak et en Syrie où le soi-disant État Islamique opère, combat et vainc simultanément les forces syriennes, libanaises, irakiennes et iraniennes serait, nous dit-on, basé sur un support logistique financé par le pétrole au marché noir et le paiement de rançon.

La capacité de combat d’EI est celle d’une nation. Il contrôle de vastes territoires s’étendant de la Syrie à l’Irak. Il est non seulement capable de se défendre militairement et d’étendre son territoire, mais possède aussi les ressources nécessaires pour l’occuper, c’est-à-dire détenir les ressources suffisantes pour administrer les populations sous sa domination.

Pour les analystes militaires, spécialement ceux des forces armées occidentales, ainsi que les journalistes qui se souviennent des convois de camions nécessaires à l’invasion de l’Irak dans les années 1990, ainsi qu’en 2003, ceux-ci doivent surement se demander où sont les convois de camions de EI. Car, si les ressources nécessaires à entretenir les capacités de combat d’EI étaient disponibles à l’intérieur des territoires syrien et irakien, alors les armées syrienne et irakienne devraient, elles aussi, posséder une capacité de combat au moins égale, si ce n’est supérieure à celle d’EI. Ce n’est pourtant pas le cas.

Et si les voies logistiques d’EI n’étaient confinées qu’aux territoires syrien et irakien, alors les forces régulières de ces deux pays utiliseraient sûrement leur seul avantage, la puissance aérienne, pour couper les sources d’approvisionnement des djihadistes. Mais ce n’est pas le cas et pour une bonne raison.

Les armes et les terroristes inemployés à la suite de l’intervention de l’Otan en Libye, en 2011, furent rapidement envoyés en Syrie, opération coordonnée par le Département d’État américain et les agences de renseignement installées à Benghazi, berceau du terrorisme depuis des dizaines d’années. Les chaînes logistiques d’EI se trouvent justement là où les forces aériennes syriennes et irakiennes ne peuvent aller. Au nord vers ce membre de l’Otan qu’est la Turquie et au sud-ouest vers les pays alliés des États-Unis que sont la Jordanie et l’Arabie saoudite. Au delà de ces frontières, le réseau logistique s’étend sur une région qui va de l’Europe orientale à l’Afrique du Nord.

Le London Telegraph a relaté dans un article de 2013 : «Selon CNN, une équipe de la CIA travaillait dans une annexe proche du consulat sur un projet pour envoyer les missiles provenant des tanks libyens aux rebelles syriens

Des armes sont arrivées d’Europe de l’Est, comme le montre l’article du New York Times de 2013 : «A partir de bureaux secrets, des officiers de la CIA ont aidé les gouvernements arabes à acheter des armes, dont un gros lot provenant de Croatie, et ont demandé aux commandants et groupes rebelles de déterminer qui doit les recevoir, selon des sources officielles parlant sous le couvert de l’anonymat.»

Et pendant que les médias occidentaux continuent de nommer EI et d’autres factions opérant sous le drapeau d’al-Qaida par le terme de rebelles ou opposition modérée, il est évident que si les milliards de dollars d’armes allaient vraiment aux modérés, alors EI serait bien incapable de dominer le champ de bataille.

Des révélations récentes ont montré que, dès 2012, le ministère de la Défense américain avait non seulement anticipé la création d’une principauté salafiste sur l’Irak et la Syrie, précisément là où se trouve EI maintenant, mais l’avait même appelée de tous ses vœux en favorisant les circonstances de son apparition.

Quelle élasticité pour les lignes logistiques de l’EI ?

Alors que beaucoup en Occident jouent les ignorants face à la question de savoir d’où viennent les fournitures qui permettent à EI de garder une telle capacité de combat, quelques journalistes ont voyagé dans la région et ont filmé les immenses convois de camions ravitaillant l’armée terroriste.

Ces camions venaient ils d’usines se situant sur les territoires irakiens et syriens saisis par EI ? Bien sur que non. Ils arrivaient de loin, de Turquie, traversant la frontière syrienne en toute impunité et continuaient leur chemin sous la protection implicite des forces militaires turques toutes proches. Les défenses aériennes turques ont empêché l’armée de l’air syrienne d’attaquer ces convois et les djihadistes passant avec.

La chaîne internationale allemande Deutsche Welle a publié la première vidéo réalisée par un média occidental montrant qu’EI n’est pas alimenté par le marché noir du pétrole ou par les rançons contre les otages, mais par des fournitures valant des milliards de dollars, acheminées en Syrie par la frontière de ce pays membre de l’Otan qu’est la Turquie, grâce à des convois de plusieurs centaines de camions par jour.

Le reportage, qui s’intitule La chaine d’approvisionnement d’EI à travers la Turquie, confirme ce qui a déjà été rapporté par certains analystes géopolitiques depuis début 2011, c’est-à-dire que les subventions dont bénéficie EI sont immenses, d’origines multinationales et étatiques, dont évidemment la Turquie elle-même.

En regardant une carte des territoires contrôlés par EI et en lisant les nouvelles de leur offensive à travers la région et même au delà, on imagine facilement que des centaines de camions par jour lui soient nécessaires pour conserver sa capacité de combat. On peut aussi imaginer d’autres convois traversant la frontière de l’Irak avec la Jordanie ou l’Arabie saoudite. D’autres encore peuvent entrer en Syrie venant de Jordanie.

Enfin, en considérant la réalité logistique et son importance capitale dans une campagne militaire tout au long de l’histoire, il n’y a pas d’autres explications possibles à la capacité d’EI à livrer une guerre de telle envergure sans que d’énormes ressources lui soient fournies de l’étranger.

Comme une armée marche sur son estomac et que l’estomac d’EI est plein de fourniture de l’Otan et des pays du Golfe, celle-ci devrait continuer à marcher vite et bien. La clef pour briser l’EI est de briser ses lignes de ravitaillement. Mais, pour cela, et justement parce que le conflit dure depuis si longtemps, la Syrie, l’Irak, l’Iran et d’autres auront à sécuriser leurs frontières pour forcer EI à combattre dans les zones turques, jordaniennes ou saoudiennes. Un scénario difficile à mettre en place car des pays comme la Turquie ont déjà créé de fait des zones tampons à l’intérieur même du territoire syrien, ce qui entraînerait la Syrie dans un conflit direct avec la Turquie si elle voulait y toucher.

Mais avec l’Iran qui se joint au bal en déployant des milliers de troupes pour renforcer l’armée syrienne, la Turquie pourrait prendre peur et abandonner ses zones tampons.

Le schéma actuel est donc celui d’une Otan tenant littéralement la région en otage avec la menace d’une guerre régionale catastrophique, juste pour entretenir le carnage perpétué par EI en Syrie, et l’alimentant grâce à un immense réseau logistique prenant sa source sur le territoire même de l’Otan.

Toni Cartalucci vit à Bangkok. Il est chercheur en géopolitique et écrivain, spécialement pour le magazine en ligne New Eastern Outlook

 

Traduit par Wayan, relu par jj et Diane pouir le Saker Francophone

 

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