Par Andrew Korybko (USA) – Le 8 avril 2016 – Source Oriental Review
La bombe à retardement ethnique du Grand Ouzbékistan
La vulnérabilité socio-politique la plus flagrante de l’Asie centrale est l’idée d’un Grand Ouzbékistan qui lie l’État titulaire avec sa diaspora voisine au Kazakhstan, au Kirghizistan et au Tadjikistan. Voici les descriptions de situation pour chacun des pays qui pourraient être victimes de façon prévisible de ce projet géopolitique.
Kazakhstan
En surface, il ne semble pas que le Grand Ouzbékistan soit une menace pour le Kazakhstan, depuis que le recensement de 2009 ne répertorie que 2,9% de la population comme appartenant à ce groupe minoritaire. En y regardant de plus près, cependant, il y a une fracture régionale importante dans ces statistiques, avec environ un cinquième de la population de la province du Sud du Kazakhstan (sur un total de plus de 2,5 millions) qui pense être ouzbèke. Le livre blanc sur le monde de la CIA estime que la population du Kazakhstan était d’un peu plus de 18 millions au début de 2015, avant de prendre en considération le fait qu’au moins 500 000 Ouzbeks vivaient dans le sud du Kazakhstan, soit autant que le total national de 2,9%. Cela ne tient pas compte des dizaines de milliers d’Ouzbeks qui pourraient raisonnablement vivre et travailler illégalement au Kazakhstan (probablement dans le sud du pays), de sorte que le nombre est probablement un peu plus important que les estimations officielles. Cependant, la pertinence de cet aperçu général est qu’il est prouvé, sans doute aucun, qu’environ 93% de la minorité ouzbèke officielle du Kazakhstan vit dans la province frontalière du sud du Kazakhstan.
De ce fait, il est beaucoup plus facile de comprendre le risque possible que le Grand Ouzbékistan représente pour le Kazakhstan. Bien qu’étant toujours une minorité dans le sud du Kazakhstan, les Ouzbeks ethniques ont une présence importante et, s’ils étaient organisés et réunis sous une même bannière à la poursuite d’une cause commune (en l’occurrence, avec le Grand Ouzbékistan), ils pourraient certainement être une force politique capable de lutter. Leur emplacement stratégique le long de la frontière le long de l’Ouzbékistan rend naturellement attrayant le projet irrédentiste pour certains à Tachkent, mais en même temps et dans des conditions particulières, il pourrait être utilisé comme un piège stratégique, comme en 2010, pour aspirer l’Ouzbékistan dans un conflit non voulu. Les scénarios dans lesquels le Grand Ouzbékistan pourrait naître, seront explorés après la description de la situation des deux autres pays ciblés et quelques brefs mots sur l’innovation tactique qu’une troisième tentative de printemps de l’Asie centrale pourrait entraîner de manière réaliste.
Kirghizistan
Selon une estimation de 2009 dans le livre blanc mondial de la CIA, les Ouzbeks ethniques forment 14,3% de la population kirghize au total, et la BBC note que la plupart d’entre eux vivent dans la vallée de Ferghana, en particulier le croissant reliant Jala-abad avec Osh, tout près de la frontière avec l’Ouzbékistan. Par conséquent, tout comme avec le Kazakhstan, mais plus encore en termes de pourcentages de la population, la majorité de la minorité des Ouzbeks du Kirghizistan vivent à une très courte distance de leur État d’origine et sont donc particulièrement vulnérables aux suggestions d’un Grand Ouzbékistan. Le conflit ethnique qui a perturbé le pays en 2010 a augmenté le sentiment de solidarité identitaire dans ce groupe démographique, et en réponse défensive à toute répétition de tels événements, on peut supposer qu’ils ont créé des comités de protection (milices) qui pourraient être activés au moment où de nouvelles violence surviendraient. Du point de vue du Grand Ouzbékistan, ces individus en réseau et organisés, pourraient être utilisés comme une force d’avant-garde en actualisant cet idéal géopolitique lorsque la décision (ou provocation) pour sa mise en œuvre sera prise.
Tadjikistan
Le clivage ethnique au Tadjikistan est très similaire à celui du Kirghizistan, avec 13,8% de la population qui est ouzbèke. De même, la plupart d’entre eux réside dans la zone en forme de cou au nord du pays où le territoire tadjik croise stratégiquement la voie la plus commode géographiquement, reliant la vallée de Ferghana avec le reste de l’Ouzbékistan. Il y a aussi des populations vivant dans la partie ouest du pays, à l’est de Samarcande. Toutes les comparaisons avec le Kirghizstan s’arrêtent à ce stade, cependant, car le contexte historico-politique du Tadjikistan est très différent de celui de son voisin et moins fertile à exploiter pour les Ouzbeks nationalistes. L’identité tadjike est très forte et profondément établie, et la rivalité historique avec l’Ouzbékistan constitue un élément fondamental de celle-ci.
De nombreux Tadjiks sont indignés que de grandes parties de leur patrie aient été revendiquées près de Samarcande et à l’ouest de cette ville, puis données à l’Ouzbékistan dans les années 1930 et ouzbékifiées ensuite. Ils ressentent que leur identité générale comme État-nation est sous la menace de leur plus grand et imposant voisin. Les tensions bilatérales qui ont prévalu depuis l’indépendance, n’ont rien fait pour apaiser ces craintes. Continuellement en état d’alerte par toutes les provocations (frontière, interne, ou autrement) attribuées à l’Ouzbékistan, et ayant historiquement dû se défendre du Grand Ouzbékistan, les Tadjiks sont les moins susceptibles des trois États d’Asie centrale dont je parle, d’être pris au dépourvu par ce plan irrédentiste s’il devait jamais être poursuivi. Ils se battraient bec et ongles pour empêcher que cela ne se produise et, bien sûr, cela conduirait à une guerre conventionnelle avec l’Ouzbékistan dans l’intervalle, qui pourrait être l’intention originelle avec ce scénario.
L’improvisation islamique
Il est fortement attendu que la troisième tentative de Printemps d’Asie centrale combine l’innovation de 2010 centrée sur les ethnies, avec une improvisation stratégique reflétant l’esprit général de notre temps du terrorisme islamique affilié. Cela prendrait la forme d’Ouzbeks ethniques en Ouzbékistan (centré sur la Vallée de Ferghana) et des États voisins recourant aux idéologies doublement unificatrices du Grand Ouzbékistan et de l’extrémisme wahhabite, afin de se battre pour la création d’un califat en Asie centrale. Les frontières de cette entité terroriste pourraient correspondre à peu près au même territoire englobé par le Grand Ouzbékistan, de sorte qu’il soit un recoupement très efficace de la vision stratégique, du point de vue des États-Unis, d’une déstabilisation régionale planifiée.
Les guerres terroristes ont été menées en Syrie / Irak et en Afghanistan par ISIS et les talibans, respectivement, qui se servaient déjà de ces champs de bataille comme précieux espaces de formation, où les combattants peuvent parfaire leur expérience avant de l’appliquer chez eux. Pour prouver qu’une campagne terroriste ouzbèke dirigée ethniquement est déjà prévue pour la Vallée de Ferghana, les responsables kirghizes allèguent que la majorité des extrémistes
qui ont quitté leur pays pour une formation terroriste, viennent de la minorité ouzbèke, ce qui suggère que ce groupe démographique est plus sensible aux idéologies islamiques radicales qu’aucun autre dans la région. Les Kazakhs et les Kirghizes sont traditionnellement plus ouverts et libéraux, par rapport à leurs voisins ouzbeks, et les Tadjiks ont déjà combattu dans les années 1990, lors d’une guerre civile très sanglante contre les islamistes, et la plus grande partie de la population n’est pas désireuse de recommencer de sitôt. Les Ouzbeks, cependant, ont toujours été plus religieusement conservateurs et sont donc plus vulnérables à la rhétorique extrême, crachée par ISIS et les talibans.
Une convergence militante entre les partisans d’un Grand Ouzbékistan et les terroristes qui luttent pour se tailler un califat en Asie centrale, est donc une possibilité très réaliste, et c’est celle qui devrait être considérée avec le plus grand sérieux par tous les dirigeants régionaux, Ouzbeks inclus. Il sera soutenu dans la section à venir, que ces deux expansionnismes et idéologies violentes risquent d’entraîner Tachkent dans une confrontation conventionnelle avec ses voisins, même si elle n’a pas l’intention préalable de le faire, et en l’absence d’un gouvernement efficace dans un scénario post-Karimov, cela pourrait se révéler le catalyseur final pour une crise en Asie centrale.
Le charme de la troisième fois
D’un point de vue structurel, toutes les vulnérabilités socio-politiques nécessaires (se concentrant d’abord et avant tout sur le Grand Ouzbékistan et le terrorisme islamique affilié) sont en place pour que les États-Unis lancent leur troisième tentative de Printemps d’Asie centrale. S’ils devaient avancer un tel plan, il pourrait prendre l’une des trois formes générales exposées ci-après.
Tirer les ficelles depuis l’Ouzbékistan
Selon ce scénario, l’Ouzbékistan deviendrait le chef de file par procuration des États-Unis pour tirer les ficelles, et un bastion d’influence pro-américaine au cœur de la région. Sa direction politique est étroitement alignée sur la vision stratégique des États-Unis pour l’Asie centrale, et Washington encourage Tachkent à utiliser sa diaspora voisine pour exercer une pression sur les alliés russes que sont le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Aiguillonné par les États-Unis, l’Ouzbékistan s’affirme de plus en plus dans la promotion des droits de ses compatriotes ethniques, prenant leur parti dans les conflits, même s’ils sont objectivement à blâmer pour incitation au désordre (que ce soit explicitement contre les gouvernements ou davantage axé sur des acteurs locaux). La combinaison d’une diaspora ouzbèke rétive à la périphérie voisine et d’une direction nouvellement enhardie, désireuse de défendre leurs intérêts, aboutit à une étape du réveil national apparenté au Printemps arabe, où ce groupe ethnique s’agite simultanément pour l’unification avec son État tutélaire et par conséquent provoque une crise régionale.
Les États-Unis pourraient être intéressés à poursuivre dans cette voie stratégique s’ils veulent commencer une nouvelle guerre froide avec des conflits par procuration, directement dans la cour stratégique de la Russie, en utilisant son allié, l’État de l’Ouzbékistan, au lieu de dépendre des forces terroristes. L’avantage relatif que les États-Unis pourraient chercher, à partir de ce cours des événements, est d’affaiblir l’un des alliés de la Russie (le plus prévisible étant le Kirghizistan, le plus faible et le plus vulnérables des trois) et peut-être provoquer l’OTSC à intervenir. Avec la Russie se concentrant sur la lutte contre le terrorisme en Syrie en ce moment, et avec un suivi prudent à l’Est de l’Ukraine, il serait important de ne pas penser à s’appuyer sur des ressources trop minces et sauter la tête la première dans un conflit inter-étatique en Asie centrale, en laissant une chance pour les États-Unis et son allié ouzbek d’exploiter cette ouverture stratégique dans l’avancement de leur programme irrédentiste et déstabilisant. En outre, si Tachkent est pris au mot et incité à plonger dans ce qui pourrait se transformer en un conflit régional à grande échelle, et que cela se termine du côté des perdants, alors les États-Unis pourraient donner un coup de main en déployant leurs terroristes ethniques ouzbeks pour combattre, via un djihad de libération sur un mode stay-behind contre les Kazakhs, les Kirghizes et / ou les Tadjiks.
Si les États-Unis et l’Ouzbékistan parviennent à un arrangement pour que ce dernier soit le chef de file de Washington comme leader de l’ombre par procuration en Asie centrale, alors cela signifie que les États-Unis vont soutenir ce pays dans sa transition de leadership inévitable, et l’aider à atténuer les risques qu’il ne tombe en morceaux dans ce processus. En effet, les États-Unis ont un intérêt stratégique à la stabilité de l’Ouzbékistan pour le moment, et pourraient parier en augmentant leurs chances de perturber l’intégration de l’Union eurasienne de la Russie, en utilisant l’Ouzbékistan plutôt qu’en le faisant couler. Toutefois, les États-Unis ont montré qu’ils étaient prêts à trahir toutes sortes d’alliés dans leur quête de domination mondiale, donc il n’y a aucune assurance que l’Ouzbékistan soit épargné par cette tendance à la traîtrise. De façon plus réaliste, les États-Unis pourraient exploiter un Ouzbékistan fort et stable, à son plein potentiel géostratégique, avant de prendre des mesures préventives pour l’affaiblir de l’intérieur par le clanisme et le terrorisme islamique, afin de le tenir en échec et s’assurer qu’il ne puisse jamais penser à se passer des États-Unis ou aller impunément à l’encontre de leurs diktats.
Une autre coup du style de la stratégie de revers de Brzezinski
Le deuxième cas potentiel par lequel un Printemps d’Asie centrale pourrait être provoqué, serait la promotion par les États-Unis d’un réveil national ouzbek sans coordination avec ses homologues à Tachkent. Cela servirait à attiser les tensions régionales et à provoquer une situation où l’Ouzbékistan serait forcé de répondre d’une manière pré-établie à une répression contre sa famille ethnique à ses frontières. N’ayant d’abord rien à voir avec les provocations, Tachkent serait extrêmement réticent à répondre hors de la sphère diplomatique, mais il pourrait se trouver entraîné dans une escalade de ses déclarations et même potentiellement, dans une mobilisation de son armée comme démonstration de force, si de tels incidents devaient se répéter, et encore plus si l’opération était menée dans un court laps de temps et sur toute la région.
L’Ouzbékistan ne voudrait pas soutenir un mouvement irrédentiste, mais il pourrait se trouver amené à le faire sous une pression intérieure, que ce soit par des segments de la population ou par des décideurs influents et des personnalités. Si les Ouzbeks basés en Ouzbékistan devaient se rallier à l’appui à leurs compatriotes à l’étranger, alors Tachkent, craignant que ce ne soit une couverture pour une prochaine tentative de Révolution de couleur à domicile, pourrait durcir le ton et les disperser par la force (peut-être même avec une poignée de victimes et quelques décès). Cela pourrait engendrer, en sens inverse, le même type de soulèvement dirigé depuis l’extérieur que les autorités essayaient d’éviter. Cela deviendrait encore plus aigu si Karimov était sur son lit de mort ou très près d’y être, et si le pays était sur le point de procéder à son changement inévitable de leadership, puisque les rumeurs sur le dirigeant mourant pourraient rapidement se combiner avec une ferveur nationaliste dans toute la région, pour créer une combinaison explosive de ressentiment populiste et d’activisme, qui culminerait avec une destruction de Tachkent de type Euromaïdan, conduite bien sûr par les djihadistes islamiques (l’équivalent idéologique de Pravy Sektor dans ce cas).
L’objectif des États-Unis dans ce scénario, est d’accomplir ce qu’ils avaient initialement omis de faire en 2010 ; déclencher une guerre fratricide à l’échelle régionale entre les stans, conduirait globalement à l’affaiblissement irréversible de chacun d’eux. Dans le tumulte qui en résulterait, il est très probable que la Russie pourrait devoir intervenir contre son meilleur jugement, étant forcée de le faire sur une étendue aussi minime que possible, afin de sauvegarder ses collègues alliés de l’OTSC de l’agression ouzbèke externe, tout en veillant à ne pas disperser trop ses forces dans l’intervalle.
La seule façon dont cette section du scénario pourrait se produire, serait peut-être d’entraîner l’Ouzbékistan à adopter une réponse militaire conventionnelle contre l’un de ses voisins, pour le punir de sévir contre des (émeutes d’) Ouzbeks ethniques. Sans une intervention formelle, ce scénario reste globalement limité à une déstabilisation interne, normalement maîtrisable par l’État ou les États ciblés (par exemple, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, si les nationalistes influencés par des ONG protestaient contre ce qu’ils percevaient comme l’inaction du gouvernement). Par conséquent, du point de vue stratégique, le succès d’une stratégie de revers de Brzezinski (l’Ouzbékistan étant attiré dans une intervention à l’étranger) conduirait à la forte probabilité d’une deuxième intervention (celle de la Russie défendant l’un de ses alliés de l’OTSC), mais tout dépend de la manipulation de la diaspora ouzbèke de manière à tromper stratégiquement Tachkent pour la forcer à faire le premier pas.
Un multiplicateur de chaos
Le dernier scénario probable, en vertu duquel les États-Unis pourraient promouvoir une troisième répétition du Printemps d’Asie centrale, serait comme un multiplicateur de chaos au milieu d’un désordre régional existant indépendamment (mais tout de même influencé par les Américains). Des exemples de cela pourraient être une révolution de couleur dans l’un des quatre États examinés, un conflit international au sujet des nombreuses enclaves qui parsèment la région, et / ou une crise de succession au Kazakhstan, au Tadjikistan, et / ou en Ouzbékistan. L’idée ici est que, bien que chacun de ces scénarios en cours soit déstabilisateur en lui-même, l’introduction d’un scénario du Grand Ouzbékistan et / ou le mouvement du djihad islamique dans le mélange, pourraient être le facteur critique conduisant à une spirale désastreuse échappant à tout contrôle et sur le chemin du chaos pan-régional que les États-Unis souhaitent.
Il est théoriquement possible que chaque État ciblé puisse gérer et contenir chaque crise, mais les acteurs non étatiques hors de contrôle de l’un ou l’autre, et les luttes pour une vision transnationale, pourraient considérablement détériorer la situation actuelle. Ils pourraient également être déployés pour saboter toute solution diplomatique éventuelle de dernière minute, et être utilisés pour ajouter une autre dimension de discorde à la situation complexe et déjà tendue des relations bilatérales entre l’Ouzbékistan et l’un de ses voisins concernés. En raison de la relation que le gouvernement ouzbek peut être soupçonné d’avoir avec les promoteurs du Grand Ouzbékistan, l’émergence soudaine de ce mouvement pourrait être programmée pour faussement impliquer Tachkent, quelle que soit la violence perpétrée par ses partisans sur le terrain sous contrôle américain. Cela pourrait même potentiellement inciter à une réponse militaire conventionnelle, à partir de l’un des trois membres de l’OTSC touchés (rendue plus probable si elle se produit au cours d’un détricotage de l’État post-Karimov et en l’absence d’un gouvernement efficace).
Il n’y a pas moyen de prédire toutes les façons dont l’insertion stratégique des deux idéologies militantes du Grand Ouzbékistan et du djihad islamique (ou un hybride des deux) pourrait briser la fragilité de l’Asie centrale, mais on peut généralement supposer que l’un d’entre eux aurait un effet déstabilisant radical sur les relations régionales, et pourrait accroître le potentiel de conflit entre chacun des États concernés. Voilà pourquoi le scénario final est appelé le multiplicateur de chaos, car il est destiné à démontrer que la mise en œuvre active de l’une ou l’autre de ces deux idéologies, mènerait l’Asie centrale dans une direction complètement imprévisible et le ferait avec une rapidité qui pourrait submerger l’appareil de décision de chaque État impliqué. Dans la paralysie stratégique qui ne manquerait pas de suivre, ce serait aux États-Unis et à ses mandataires non étatiques, de déterminer la suite des événements et de guider la dynamique des incertitudes qui s’y dérouleraient.
Comparaison des chaos: une analyse dos à dos des scénarios ouzbèke et turkmène
Ouzbékistan
Pour conclure finalement l’analyse sur la guerre hybride dans le Grand Heartland, il est approprié de dire quelques mots sur la raison pour laquelle le Turkménistan a été précédemment désigné comme une cible ayant plus d’impact que l’Ouzbékistan, étant donné tout ce qui a été annoncé auparavant. Bien sûr, la déstabilisation en Ouzbékistan sert des objectifs très importants, conçus pour perturber le fonctionnement de la multi-polarité, en particulier la cohésion entre la Russie et la Chine. Disjoindre ces deux centres multipolaires via le chaos orchestré en Asie centrale, n’est pas un mince exploit, et aurait certainement des répercussions mondiales. Couper le partenariat stratégique russo-chinois exactement à sa source géographique en termes de partage énergétique, économique et d’intérêts de stabilité géographique, serait un coup dur pour chacune d’elles et pourrait sans doute les déséquilibrer à des degrés divers. Le nid de terreur qui pourrait être construit dans la vallée de Ferghana servirait de terrain d’entraînement pratique pour les terroristes du Xinjiang à proximité, et le désordre à grande échelle en Ouzbékistan pourrait empêcher le transit en toute sécurité et en temps opportun du gaz turkmène vers la Chine. Enfin, cerise sur le gâteau, les flux de réfugiés que cela déclencherait pourraient de façon prévisible être utilisé comme une arme guidée de destruction asymétrique contre la Russie, avec l’intention d’accabler ses provinces centrales et la Sibérie, par un transit humain de masse à travers le Kazakhstan, comme leurs équivalents du Moyen-Orient le font contre l’Europe centrale et du Nord via les Balkans.
Turkménistan
La déstabilisation du Turkménistan, en se basant sur un scénario relativement moins compliqué, pourrait en fait avoir globalement plus d’impact que tout ce qui se passe en Ouzbékistan. Pour rappeler l’importance mondiale du Turkménistan, ce pays est en train de devenir la station service de gaz en Eurasie, en particulier parce qu’elle fournit à la Chine beaucoup de cette ressource, et devrait le faire également avec l’Inde dans la prochaine décennie. Des quantités moindres sont envoyées en Russie et en Iran ; en prenant tout cela en compte, il est exact de dire que les États multipolaires les plus importants dans le monde d’aujourd’hui, sont déjà, ou sont en passe de devenir (exemple de l’Inde), des clients du gaz turkmène à des degrés divers. La Chine souffre d’une dépendance disproportionnée au gaz turkmène, si bien qu’elle serait la plus touchée directement et visiblement, si les terroristes envahissaient ou menaçaient l’un des champs de gaz situés à proximité de la frontière afghane. Contrairement à l’Ouzbékistan, l’armée turkmène n’est pas aguerrie et ses capacités sont mal évaluées, mais généralement on la suppose dépourvue de qualité. Toute tentative de révolution de couleur à Achgabat ou ailleurs dans le pays, pourrait rencontrer une réaction militaire disproportionnée, qui perturberait l’organisation des forces de sécurité à travers le pays et, à son insu, créerait une vulnérabilité à la frontière. Il faut comprendre que le Turkménistan est institutionnellement une cible facile en raison de sa non-participation – neutralité – soit à l’OTSC, soit à des cadres de coopération de l’OCS. Il y a donc une possibilité réelle et aggravante, d’être victime d’une offensive terroriste soudaine, qui accablerait ses défenses militaires avec des effets immédiats sur l’approvisionnement en ressources de la Chine.
La vulnérabilité du Turkménistan à une offensive terroriste à la sauce ISIS est d’autant plus importante, que l’emplacement du pays implique que toute déstabilisation pourrait rapidement s’étendre au Kazakhstan plus à l’ouest (précédemment le site des émeutes Zhanoazen), à l’ouest de l’Ouzbékistan (où le mouvement d’indépendance Karakalpakstan organisé depuis l’étranger est construit comme une force de réserve par procuration), et le nord de l’Iran. Il est impossible que la Russie et ses alliés de l’OTSC permettent aux terroristes de répéter les succès d’ISIS le long de la frontière syro-irakienne en Asie centrale le long de la frontière afghano-turkmène. Donc un certain degré d’intervention militaire pourrait être prévu dans ce scénario (même s’il est seulement limité à des frappes de missiles de croisière). Par ailleurs, des menaces terroristes sur les champs de gaz du Turkménistan conduiraient inévitablement à une hausse soudaine du prix du gaz, surtout si quelque chose arrivait à perturber les chaînes de transports maritimes vers la Chine, pour lesquelles Pékin cherche activement des alternatives par ailleurs. Alors que les États exportateurs de gaz pourraient évidemment bénéficier économiquement de cette conjonction fortuite d’événements, la majorité des pays du monde qui importent cette ressource et ont déjà budgétisé les achats de gaz au prix bas actuel, seraient pris au dépourvu avec un désavantage stratégique, surtout si les importations de remplacement de la Chine étaient sérieusement perturbées via sa chaîne d’approvisionnement existante en GNL (qui devrait devenir encore plus intégrée au marché mondial dans le futur).
Déstabilisations interconnectées
Une réaction économique similaire pourrait avoir lieu simplement par l’interruption du transit ouzbek en raison d’une déstabilisation du pays. Cependant, parce que le problème d’origine ne serait pas à la source, mais dû à l’un des États secondaires, l’impact que cela aurait sur le marché mondial ne devrait pas être aussi fort que si les terroristes saisissaient ou sabotaient l’un des plus grands champs du monde au Turkménistan. La déstabilisation de l’Ouzbékistan est plus un scénario cauchemardesque pour la Russie et la Chine, tandis que l’équivalent au Turkménistan affecterait en plus l’Iran. Chose intéressante, les deux scénarios généraux autour du chaos dans chacun de ces deux pays sont quelque peu liés, et l’apparition de l’un pourrait directement augmenter la probabilité de survenue de l’autre.
Si une invasion terroriste du Turkménistan est lancée dans l’est du pays par la rivière Amou Darya (qui est l’endroit où les talibans se concentraient à la fin octobre) et accable les autorités nationales, alors une opération de soutien militaire ouzbek pourrait être l’une des seules solutions immédiates et réalistes, pour endiguer efficacement leur avance et maintenir la position en première ligne, jusqu’à ce qu’une réponse plus réaliste puisse être rassemblée. L’intervention iranienne pourrait aussi être une option si un tel scénario se produisait plus près de ses frontières. De même, la réalisation de l’un des scénarios du Printemps d’Asie centrale créerait un trou noir sans précédent de chaos régional, qui pourrait enhardir les groupes terroristes transnationaux et déstabiliser la sécurité structurelle de l’État turkmène, augmentant ainsi les chances qu’un débordement terroriste ne se produise tôt ou tard.
Jugement final
Il est difficile de séparer ces deux déstabilisations, en dépit des différences perçues par le lecteur avant cette section. Elles n’ont pas nécessairement le même impact immédiat, mais en général, elles partagent le dénominateur commun de relation de cause à effet et des conséquences éventuelles sur le marché de l’énergie. Il semble beaucoup plus probable qu’une guerre hybride va éclater dans ou autour de la vallée de Ferghana, que cela va traverser la frontière afghano-turkmène, et que les séquelles de la première déstabilisation vont sûrement perturber la coopération russo-chinoise, beaucoup plus que les dernières. Cependant, l’effet global d’une invasion terroriste du Turkménistan (peut-être accélérée par une tentative [d’influence américaine] préalable de révolution de couleur) aurait un impact grandiose selon la façon dont cela affecterait l’Iran et l’Inde, et aussi parce que cela créerait beaucoup de possibilités plus favorables (et donc probables) pour une intervention militaire d’urgence dirigée par la Russie, qui pourrait détourner l’orientation stratégique de Moscou de la Syrie et de l’Ukraine.
Les risques que cette situation apparaisse dans la vallée de Ferghana sont sensiblement plus élevés (même si les risques qu’ils ne se matérialisent pas sont identiques), il est donc plus difficile de prédire comment la Russie finira par réagir. Avec le Turkménistan, parce que l’opération semble être plus simple et moins sujette à un risque de bourbier (par exemple, l’opération pourrait théoriquement être effectuée par du soutien aérien), il est beaucoup plus attendu que la Russie intervienne au sol sous une forme ou une autre. Le risque de réfugiés à grande échelle provenant de la vallée de Ferghana est certainement un formidable défi, mais une combinaison de facteurs pourrait diminuer son efficacité asymétrique contre la Russie.
Tout d’abord, la vaste steppe kazakhe pourrait absorber les réfugiés et agir comme un filet de sécurité pour prévenir leur éventuelle arrivée en Russie.
Deuxièmement, la crise actuelle en Europe est structurellement conçue et aidée par des réseaux criminels établis. La Russie ne suit pas le diktat libéral de ses homologues de l’UE, et tomberait en force sur ces entités pour détruire les infrastructures qu’elles utilisent pour fonctionner (sociales, financières, physiques, etc.). En outre, la Russie est capable de fermer et / ou de sécuriser ses (anciens) points de contrôle aux frontières avec le Kazakhstan (en dépit de l’Union eurasienne et de l’élimination théorique de ces obstacles) si une crise survient, ou d’envoyer des forces de réserve à la frontière kazakho-ouzbèke pour aider à contrôler le flux des masses en fuite.
Enfin, Moscou n’a pas hésité à mettre en place immédiatement une politique d’expulsion stricte dans ses grandes villes, pour donner l’exemple à de futurs réfugiés sans papiers (comme ceux qui n’entrent pas dans le pays via des canaux organisés et légaux) qu’il n’y a aucune tolérance pour les contrevenants, peu importe la raison de leur violation.
Par conséquent, il est théoriquement possible pour Moscou de tirer parti de la géographie du Kazakhstan et de ses relations fraternelles avec le gouvernement, pour atténuer les pires scénarios d’un Printemps d’Asie centrale, mais ne vous méprenez pas à ce sujet – il y aura sans doute beaucoup de répercussions négatives. Pourtant, elles seront largement contenues dans la vallée de Ferghana et ne vont probablement pas migrer si rapidement dans la steppe kazakhe, les montagnes kirghizes ou le désert turkmène de Karakoum. On ne peut en dire autant de la déstabilisation du Turkménistan, car si cela se produit selon le scénario envisagé dans cette recherche, alors cela pourrait immédiatement affecter les deux autres pays de la Caspienne orientale (le Kazakhstan et surtout l’Iran), ainsi que la zone peu peuplée et sous-défendue de l’Ouzbékistan immédiatement à l’est de l’Amou Darya.
Les mouvement de surface en temps réel sur l’approvisionnement énergétique mondial, provoqués par une menace sur les gisements de gaz renommés du Turkménistan, auraient automatiquement un fort impact, en dépit même des implications plus larges de guerres hybrides prévisibles. Pour toutes les raisons mentionnées ci-dessus, une guerre hybride est beaucoup plus probable en Ouzbékistan, mais si on arrive à la produire dans le Turkménistan, l’impact global serait beaucoup plus large et structurellement plus influent.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici
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Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone
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