De deux choses l’une : le CMEC va ou bien fluidifier, ou bien durcir les relations économiques sino-indiennes


Par Andrew Korybko − Le 23 janvier 2020 − Source oneworld.press

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La réalisation finale du Couloir Économique Chine-Myanmar (China-Myanmar Economic Corridor – CMEC) va soit fluidifier, soit apporter des tensions supplémentaires dans la rivalité économique sino-indienne déjà observée au cours des dernières années ; tout dépendra de la manière dont New Delhi va répondre au dernier projet d’intégration trans-régional porté par Pékin. Quelles que soient les décisions de New Delhi en la matière, une chose est certaine : le CMEC est voué à rebattre les cartes.

La visite du président Xi au Myanmar, le week-end dernier, a été marquée par la conclusion de 33 accords qui sont, d’une manière ou d’une autre, connectés au Couloir économique Chine-Myanmar (CMEC). Ce projet transrégional, dernière émanation en date des Nouvelles Routes de la Soie chinoises (BRI), vise à fonder un couloir de connectivité semblable au CPEC [Couloir économique Chine-Pakistan, NdT] vers l’Océan afro-asiatique (« indien »), qui viendrait compléter son prédécesseur dans le coin Nord-Ouest de cette étendue d’eau, en renforçant encore l’influence économique de Pékin en Asie du Sud. Les intentions de Pékin sont bienveillantes : son objectif stratégique général est simplement de garantir ses accès à l’Océan Afro-asiatique [Océan Indien renommé à dessin par l’auteur, NdSF] sans devoir dépendre du détroit de Malacca, pour une proportion conséquente de ses convois maritimes de commerce. Pour autant, les actions de la Chine ont été interprétées par New Delhi (avec la bénédiction de Washington) comme relevant d’un complot visant à « encercler » l’Inde.

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Cet état des choses pose les bases de leur « dilemme stratégique » mutuel, qui a contribué à la montée d’une rivalité économique entre les deux puissances asiatiques au cours des quelques dernières années, et qui a atteint de nouveaux sommets dramatiques après le refus de toute dernière minute par l’Inde de signer le Partenariat économique global régional [Regional Comprehensive Economic Partnership – RCEP], mené par la Chine, au cours du sommet de novembre 2019 à Bangkok. Mais dans le même temps, l’Inde a mené un double jeu, décrit par elle de manière trompeuse comme « multi-alignement », en essayant d’entrer à nouveau dans des discussions économiques avec la République populaire, dans le cadre de sa stratégie de soi-disant « équilibrage », qui consiste à tenir des relations équidistantes avec les principales grandes puissances mondiales. Mais la signature de la « première phase » d’un accord commercial plus étendu entre les États-Unis et la Chine a mis l’Inde en situation difficile, de son propre fait, et qui va peser sur sa réaction au CMEC.

Non seulement l’Inde a-t-elle échoué à tirer avantage de la soi-disant « guerre commerciale«  pour se positionner comme destination de choix pour une relocalisation des entreprises occidentales chez elle, comme le Vietnam a réussi à le faire, mais elle doit à présent prendre en compte les réformes économiques progressives de la Chine, qui vont peu à peu faire croître l’attractivité de la Chine aux yeux des entreprises occidentales au fil du temps, surtout au vu du fait que de nombreuses d’entre elles ont déjà une empreinte importante dans le pays. L’Inde a également refusé de conclure un accord de libre-échange avec les États-Unis, après le fiasco du RCEP, considérant que les conditions posées par les États-Unis étaient déséquilibrées (mais un accord pourrait néanmoins être prochainement signé), mais après la « phase une », Washington n’a plus guère de raisons de « chercher des compromis » : un accord important a été conclu avec Pékin. Dans le même temps, l’expansion de l’influence économique chinoise en Asie du Sud progresse à grands pas avec le CMEC.

L’Inde a également des intérêts économiques stratégiques au Myanmar, du fait que ce pays joue le rôle d’État de transit pour le commerce terrestre de New Delhi avec l’ASEAN, suivant la voie rapide trilatérale, qui rejoindra également la Thaïlande. Le CMEC et la voie rapide tri-latérale sont orthogonales entre elles, et se coupent dans la ville centrale de Mandalay, si bien que ces projets de connectivité peuvent, de deux choses l’une, entrer en complémentarité, ou bien en compétition, selon les décisions que prendra New Delhi. D’un côté, l’Inde pourrait utiliser le Myanmar comme porte dérobée vers la Chine au travers du RCEP, mais d’un autre côté, une action réciproque de la Chine envers l’Inde, au travers de l’accord de libre-échange conclu avec l’ASEAN, pourrait totalement faire échouer la raison même pour laquelle New Delhi a refusé de s’allier au RCEP en premier chef. En d’autres termes, le « multi alignement économique » du Myanmar entre la Chine et l’Inde laisse ouvertes les portes menant aux deux scénarios.

India-Myanmar-Thailand Trilateral Highway

Tout ceci amène naturellement à la conclusion qui suit : les liens commerciaux entre l’Inde et le Myanmar, et plus largement l’ASEAN, suite à leur intégration au RCEP mené par la Chine, constituent le principal défi que New Delhi va devoir régler sans tarder. L’Inde a passé beaucoup de temps à promouvoir sa politique « Agir à l’Est » d’engagement vers l’ASEAN, mais elle ne peut pas poursuivre celle-ci à la même échelle que précédemment, du fait de l’existence du RCEP et du CMEC, sauf si elle modifie ses relations avec le bloc voisin, ou accepte que celui-ci, et tout particulièrement le Myanmar, vont à présent fonctionner comme pont rapprochant les économies indienne et chinoise. C’est bien là que réside le dilemme, car l’Inde veut conserver la Chine à distance, de crainte que son programme « Made in India » de développement industriel intérieur ne soit paralysé par un afflux, que l’on peut anticiper comme important, de marchandises chinoises bon marché, au travers du RCEP et du Myanmar.

Début novembre 2019, l’Inde a connu des manifestations importantes, avant son refus officiel d’entrer dans le RCEP, justement du fait de ces craintes ; et vu que le désordre politique ambiant, qui s’est répandu dans tout le pays de manière plus large que les manifestations jusqu’ici purement économiques, le parti BJP au pouvoir pourrait vouloir éviter de prendre le risque d’inciter les masses populaires à le considérer comme « vendant le pays » à la Chine. Mais le seul moyen d’éviter des liens commerciaux plus étroits entre la Chine et l’Inde via le Myanmar est d’appeler publiquement à un remodelage des relations entre l’Inde et l’ASEAN, chose qui porterait le risque de gâcher les bonnes volontés nourries au sein de ce bloc au cours de la dernière décennie, et d’amener le pays dans une situation ressemblant à un isolement économique. La vision du développement de New Delhi pour ses États rétifs du Nord-Est (les « Balkans indiens« ) constitue également la charnière de la connectivité de l’ASEAN, si bien qu’une réaction en chaîne d’incertitude régionale pourrait en découler.

Il est clair, au vu du résultat de ces calculs stratégiques interconnectés, que le CMEC va ou bien fluidifier, ou bien durcir la rivalité économique sino-indienne. Les conséquences de la décision de New Delhi de poursuivre le scénario précédent seraient d’amener à une intégration plus poussée du pays dans l’ordre économique mené par la Chine, qui est en émergence partout en Asie ; alors que si New Delhi prend l’autre voie, elle verra monter son niveau d’isolement, et prendra également le risque de voir monter les désordres dans les « Balkans indiens » si le gouvernement ne réussit pas à apporter le développement promis à cette région longtemps restée négligée. Vu la tendance observable des dirigeants indiens à tacitement « contenir«  la Chine en coopération avec les États-Unis, il apparaît plus probable que le second scénario soit choisi, sauf si quelque chose d’imprévu se produit. L’issue en serait surtout au bénéfice stratégique des États-Unis d’Amérique.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Note du Saker Francophone

La réaction étasunienne à voir Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et ancienne demi-déesse proclamée de l'occident au Myanmar se tourner vers la Chine, ne devrait pas se faire attendre non plus. Le Myanmar est l'un des États les plus fragiles au monde, et la guerre hybride peut y être fomentée aisément par les stratèges étasuniens en réaction, en usant des nombreuses lignes de faille ethniques que connaît ce pays. Pour les lecteurs intéressés par ce sujet, se reporter à notre série très approfondie de quatre articles du même auteur : Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar

Traduit par José Martí, relu par Hevé pour le Saker Francophone

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