Par Andrew Korybko – Le 16 avril 2019 – Source eurasiafuture.com
L’affirmation selon laquelle Assad aurait « gagné » la guerre est trompeuse ; certes, il est toujours le président de la Syrie en poste, et démocratiquement élu, et constitue le seul dirigeant légitime de son pays, mais Poutine l’a forcé à réaliser des « compromis » sur plusieurs sujets importants après la libération d’Alep, et à accepter une réalité politique aux antipodes de ce que l’on pourrait appeler une « victoire ».
Une « victoire » en trompe l’œil
C’est à la mode dans les médias alternatifs d’écrire qu’Assad a « gagné » la guerre : l’homme est toujours le président démocratiquement élu de la République arabe, et son seul dirigeant légitime ; et il est vrai que cela constitue une réussite majeure quand on pense que des dizaines de pays étaient à l’œuvre derrière le complot visant à le renverser par la violence, au travers de la Guerre hybride terroriste qui a dévasté la Syrie. Mais une telle affirmation fait fi de la réalité politique qui est devenue celle de la Syrie à ce jour, et qui est à l’opposé total de ce que l’on pourrait qualifier de « victoire ». Pour rester en poste comme président, Assad a été forcé par Poutine à réaliser des « compromis » sur plusieurs sujets importants après la libération d’Alep. De fait, il aurait été bien plus compliqué pour Assad de rester en poste si ses principaux adversaires étrangers ne s’étaient pas mis d’accord avec la Russie à son sujet ; mais la résultante en aura été que ces pays adversaires en ont chacun tiré en échange quelque bénéfice aux dépends de la Syrie. Pour le meilleur ou pour le pire, et qu’il s’agisse de « besoins pragmatiques » ou de « concessions inutiles », telle est à présent la situation objective de la Syrie aujourd’hui.
Tout a changé à partir d’Alep
La libération d’Alep a constitué un épisode majeur dans le conflit syrien, et n’a été possible que grâce au soutien des forces aériennes russes. On parle ici de la libération de la ville la plus peuplée de Syrie – avant le début de la guerre – qui constitue le retour symbolique de l’un des berceaux de la soi-disant « révolution » sous le contrôle du gouvernement. C’est cet épisode qui constitua le jalon à partir duquel le monde a attendu de voir l’Armée arabe syrienne, aidée de ses alliés russes, iraniens, et du Hezbollah, balayer le reste du pays et mettre fin rapidement à la guerre – les choses ne se sont pas du tout passées ainsi. De fait, presque immédiatement après la libération d’Alep, la Russie convoqua le tout premier tour des négociations de paix d’Astana, avec la Turquie et l’Iran, et essaya de geler les lignes de front, allant jusqu’à présenter un « projet de constitution » écrite par elle pour la Syrie, pour faciliter les pourparlers de paix au lieu de poursuivre le combat. Preuve de son intention de mettre fin à la guerre dès ce moment, la Russie mit en place des « zones de désescalade » un peu partout sur le territoire syrien pour mettre fin à la plupart des combats.
« Équilibrage » et pratique du troc dans le bazar syrien
La tournure qu’ont dès lors pris les événements a surpris les dirigeants syriens, qui croyaient jusque là (naïvement ou non) que la Russie étendrait son mandat anti-terroriste à la libération totale du pays des autres groupes armés d’« opposition » que Moscou ne reconnaissait pas officiellement comme des terroristes ; Damas n’aurait guère pu se tromper davantage. Loin d’aider Assad à reprendre le contrôle de son territoire après Alep, Poutine mit rapidement fin à la phase cinétique du conflit, en concluant une série d’accords avec toutes les puissances régionales. Le dirigeant russe, ce faisant, agit dans le cadre de la stratégie générale russe du XXIème siècle, afin de se positionner comme force d’« équilibrage » suprême en Afro-Eurasie, et en particulier dans l’espace clé du Moyen-Orient, à la frontière des trois continents. Nul ne disposait alors des détails des accords qui furent alors scellés, mais ceux-ci apparaissent à présent en pleine lumière, deux ans et demi après la libération d’Alep. Il ne fait aucun doute qu’Assad a été forcé, de gré ou de force, à se résoudre à des « compromis » avec les acteurs et selon les termes que nous allons à présent passer en revue.
Le « Rusraël de Poutinyahou »
Le Ministère de la Défense russe a reconnu en septembre 2018, après la tragédie aérienne qu’on connaît, qu’il avait autorisé « Israël » à user de frappes contre des cibles iraniennes et appartenant au Hezbollah à plus de 200 reprises rien que dans les 18 mois précédents. Ces frappes continuent d’être menées à ce jour, la dernière en date remontant à pas plus tôt que la semaine dernière. Poutine a également annoncé, à l’issue de son avant-dernière rencontre avec Netanyahou, la création d’un « groupe de travail » avec « Israël », en vue d’un retrait de toutes les armées étrangères de Syrie, et l’ambassadeur de Russie auprès de l’ONU est allé jusqu’à déclarer à un média saoudien que même l’Iran « allait devoir partir une fois la Syrie stabilisée ». Et ce n’est pas tout, la Russie a également défini à l’été 2018 une zone tampon anti-iranienne de 140 kilomètres au delà du plateau du Golan, à la demande d’Israël. Puis Poutine a aidé Netanyahou à se faire réélire, au travers d’une campagne photo de dernière minute, montrant le retour des dépouilles de 20 soldats de Tsahal, quelques jours à peine avant le scrutin. Depuis lors, des rumeurs circulent selon lesquelles la Russie aurait également remis à Israël la dépouille d’Eli Cohen, célèbre espion du Mossad. Nul être doté d’un esprit rationnel ne peut plus à ce jour nier l’existence du « Rusraël de Poutinyahou ».
Les USA et les Kurdes
Des forces armées, dirigées par les Kurdes et soutenues par les USA, occupent à ce jour le tiers Nord-Est de la Syrie, riche en ressources agricoles et énergétiques, le long de l’Euphrate, et rien n’indique qu’elles prévoient de rendre les armes et d’abandonner leur autonomie auto-proclamée à l’État central syrien, et ce d’autant moins que des soldats étasuniens sont toujours sur place en dépit de la promesse de « retrait » de Trump. Les forces étasuniennes agissent comme un « fil de détente », et empêchent l’Armée syrienne de traverser la rivière et de rétablir la souveraineté de l’État sur cette zone stratégique ; le désastre de Deir ez-Zor en février 2018 a démontré que les USA écraseraient par la force tout élément hostile qui oserait traverser la « ligne de désamorçage » qu’ils ont établie en accord avec la Russie. Contrairement à ce que l’on trouve souvent proféré dans divers médias alternatifs, la Russie ne montre strictement aucune volonté politique d’affronter militairement les USA et de risquer une troisième guerre mondiale. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a accepté la mise en œuvre de cette « partition » informelle de la Syrie, espérant que cette mesure contribuerait à faire loi, au travers du « projet de constitution », rédigée par elle pour son « allié » syrien. On peut donc considérer que les négociations russes ont amené la Syrie à perdre non seulement le Golan, mais sans doute également le Nord-Est du pays.
La « sphère d’influence » turque
Mais la liste des pertes à enregistrer par Damas qui résultent de l’« équilibrage » exercé par la Russie sur la Syrie depuis le lancement de son intervention anti-terroriste ne s’arrête sans doute pas là : la possibilité d’une reprise de contrôle d’Idlib et d’autres zones du pays par l’État syrien apparaît de plus en plus douteuse. Soyons honnête, sans les accords menés par la Russie en la matière, il serait sans doute tout aussi impossible à l’Armée Syrienne d’en reprendre le contrôle. Mais reste le fait que les opérations conventionnelles menées par la Turquie sur diverses zones frontalières l’ont été avec l’accord tacite de la Russie, non pas par quelque « complot retors » contre la Syrie, mais – largement à l’instar du cas étasunien ci-avant – parce que la Russie n’avait pas l’intention d’entrer dans une autre escalade du style troisième guerre mondiale avec un pays membre de l’OTAN : la Russie a jugé bien plus pragmatique de sceller une série d’accords informels. Moscou comprend l’importance aux yeux d’Ankara de pouvoir contrer les militants Kurdes et de sécuriser sa propre zone tampon en Syrie, à l’« israélienne » : voilà pourquoi la Russie a aidé la Turquie à étendre sa « sphère d’influence » et à en formaliser une partie au travers de « zones de désescalade ».
« Rebelles » et « décentralisation »
Damas avait commencé à expérimenter l’application de programmes d’amnistie avant l’intervention russe, mais ceux-ci ont monté en cadence après le lancement de la campagne anti-terroriste de Moscou, le principal partenaire militaire de la Syrie proposant à tous les groupes armés présents dans le pays la possibilité d’être reconnus comme « rebelles », pouvant en théorie prendre leur part dans le processus de paix balbutiant, pourvu qu’ils désavouent les groupes reconnus à l’international comme terroristes, comme Daesh ; et nombre de ces groupes ont saisi cette opportunité. Plusieurs groupes non-« terroristes », parmi les plus connus, se sont ainsi vus invités au processus de paix d’Astana, qui a fini par amener à la décision de créer une « commission constitutionnelle » de 150 membres au total, dont seulement 1/3 (50) membres sont issus du gouvernement, les 2/4 restants (50 + 50) provenant de l’« opposition » et de la « société civile ». On voit bien ici que Damas est loin d’être traitée diplomatiquement comme « puissance victorieuse », et ne dispose en pratique que d’un statut égal à celui des forces de la société civile n’ayant pas combattu du tout dans cette guerre. La résultante, dans les vues de la Russie, en sera l’approbation de presque toutes les clauses de son « brouillon de constitution », et notamment la « décentralisation » qui vise à rendre légitimes les « sphères d’influences » qu’elle a déjà négociées avec les autres parties en Syrie.
« Avec des amis comme ça… »
Tous les détails des accords que nous venons d’évoquer sont factuels, mais on n’aime pas du tout les évoquer dans les médias alternatifs, en particulier au sein des « poutinistes » exerçant la pratique des « vœux pieux » les plus zélés, qui restent contre toute objectivité convaincus que tout ceci s’inscrit dans une sorte de « partie d’échecs en 5D », quelque « projet de maître » qui verra à la fin le dirigeant russe libérer une grêle de feu et de soufre sur tous les ennemis de la Syrie, en libérant « glorieusement » le pays et en portant un « coup fatal » au « Nouvel ordre mondial » contre lequel il est supposé « combattre ». Ces gens sont en réalité la pire sorte d’« amis » que Damas puisse compter, parce qu’ils empêchent le monde de voir la réalité objective de la situation politique actuelle du pays. On trouvera sans nul doute des observateurs pour arguer que la Russie n’est pour la Syrie qu’une « amie » empoisonnante ; mais il reste que Damas ne s’est à ce jour jamais plainte que Moscou « outrepasse » sa position, ce qui suggère qu’Assad (à reculons ?) s’accorde avec le fait que Poutine choisit « la solution la plus pragmatique » possible.
Conclusions
Le lecteur qui aura bien intégré les éléments révélés et analysés dans le présent article aura compris qu’affirmer qu’Assad a « gagné » la guerre est à tout le moins inexact : à part le fait qu’il reste en poste, et reste le président démocratiquement élu et légitime de la Syrie (chose qui constitue en soi une réussite remarquable), il s’est vu forcé par Poutine à des « compromis » sur de nombreux fronts, et avec chacun des ennemis jurés de son pays. Le rôle d’« équilibrage » de la Russie accorde à la Syrie la « distance diplomatique » suffisante pour « pouvoir nier » et maintenir un certain degré d’« ambiguïté stratégique », que ses médias peuvent exploiter pour présenter la situation sous tel ou tel angle à tel ou tel moment. Cet état de flou répond sans doute plus à une « nécessité pragmatique » coté syrien, le pays étant techniquement impuissant à s’opposer à la Russie s’il estime que son « allié » offre des « concessions non nécessaires » au nom de la Syrie afin de renforcer son propre statut diplomatique. Voilà qui renforce encore l’argument premier : Assad n’a pas vraiment « gagné » la guerre, quelles que soient les proclamations de ses « amis » des médias alternatifs.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
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