… la tentative de coincer l’Iran dans les cordes pour l’étrangler s’est retournée contre Israël
Par Alastair Crooke − Le 11 novembre 2019 − Source Strategic Culture
Que se passe-t-il si les deux prémisses sur lesquelles Israël et la grande stratégie de l’Iran sont fondées se révèlent fausses ? “Et si” la pression maximale ne parvient pas à faire imploser politiquement l’État iranien, ni ne met l’Iran à genoux… ? Aller à Canossa, en robe de bure, pour obtenir un nouvel accord nucléaire ? Ouais, vraiment ? Eh bien, il semble que Netanyahou et le Mossad étaient si sûrs de leurs principes de départ qu’ils ont négligé de penser plus loin que le premier coup sur l’échiquier. Ce devait être échec et mat en un mouvement. Cette négligence est la cause de l’impasse stratégique dans laquelle Israël se trouve maintenant.
Dernièrement, ces lacunes dans la réflexion stratégique ont été remarquées. L’Iran se porte bien, écrit Henry Rome dans Foreign Affairs :
Certains analystes ont prédit que les amis de l'Iran en Europe et en Asie défieraient les États-Unis pour lui apporter une aide économique. D’autres ont estimé que les sanctions plongeraient l’économie iranienne dans une «spirale de la mort», laissant à Téhéran le choix de se rendre ou de s’effondrer. Aucune de ces prédictions ne s'est réalisée. Au lieu de cela, l’Iran entre maintenant dans sa deuxième année sous pression maximale, confiant dans sa stabilité économique et sa position régionale. Le guide suprême Ali Khamenei et d'autres durs vont donc probablement continuer sur leur lancée : l'Iran va continuer à tourmenter le marché pétrolier, tout en renforçant son économie non pétrolière - et il continuera d'étendre son programme nucléaire tout en refusant de parler à Washington.
De même, le groupe américain de crise , Crisis Group, a signalé qu’à la veille du revirement sur la levée des sanctions pétrolières américaines en novembre 2018, le secrétaire américain Pompeo avait été invité à préciser si [suite à cela] l’Iran pourrait relancer son programme nucléaire. Il a répondu : “Nous sommes convaincus que les Iraniens ne prendront pas cette décision”. Mais c’est précisément ce que l’Iran a fait : en avril 2019, après que les États-Unis eurent révoqué les dispenses de sanctions qui avaient précédemment permis à huit pays d’importer du pétrole iranien, les dirigeants iraniens ont commencé à se rebiffer.
Ils le font encore. “Les réponses de l’Iran sur les fronts nucléaire et régional remettent en question les fondements de la campagne américaine de pression maximale … Téhéran a [effectivement] brisé le choix binaire de la capitulation ou de l’effondrement en adoptant une attitude qu’il qualifie de résistance maximale. En conséquence … il ne fait aucun doute que la stratégie [américaine] a échoué, en frappant pour rien, au lieu d’affaiblir les capacités de l’Iran, elle ne fait que renforcer sa volonté d’accélérer sa résistance”, conclut le rapport de Crisis Group.
Nous en sommes donc là : dans la «quatrième étape» de la réduction progressive des obligations de l’accord du JCPOA – injection de gaz nucléaire dans les centrifugeuses jusque-là vides de Fordo, augmentation de l’enrichissement à 5% et le dévoilement de centrifugeuses sensiblement améliorées – l’Iran teste efficacement le cœur même de la stratégie Obama du JCPOA.
L’Accord a été construit autour d’un cadre qui prévoyait que l’Iran resterait à au moins 12 mois de sa capacité de rupture – le moment où un État peut se doter de l’arme nucléaire. Iran, dans ces étapes de dé-tricotage de l’accord, s’approche de cette limite, si ce n’est déjà fait. Cela ne signifie toutefois pas que l’Iran cherche à s’équiper d’armes nucléaires, mais cherche plutôt à obtenir un changement dans le comportement des occidentaux.
Oui, Israël, qui a poussé fort pour faire passer sa rhétorique – bien que sur une équipe Trump totalement réceptive à cette analyse israélienne – d’un Iran entrant dans la spirale de la mort en l’espace d’un an, sous la pression maximale de Trump, peut désormais raisonnablement plaider que sa grande stratégie a été frappée par deux “cygnes noirs”. De toute évidence, un double «coup de poing» a frappé Israël : il est maintenant totalement désorienté.
L’un de ces cygnes a été les frappes du 14 septembre sur les deux usines Aramco en Arabie saoudite – revendiquées par les Houthis – mais elles démontraient un tel degré de sophistication que les Israéliens admettent explicitement avoir été pris totalement au dépourvu. Et le second était les preuves accumulées que les États-Unis sont en train de quitter le Moyen-Orient. Encore une fois, Israël – ou du moins Netanyahou – n’a jamais pensé que cela pourrait se produire sous la «surveillance» de Trump. En effet, il avait construit une plate-forme politique sur la revendication de sa relation intime avec le président des États-Unis. En effet, cela semblait parfaitement exact à l’époque.
Un historien israélien, Gilad Atzmon, observe : «Il semble maintenant totalement irréaliste de s’attendre à ce que les États-Unis agissent militairement contre l’Iran pour le compte d’Israël. Les actions toujours imprévisibles de Trump ont convaincu l’establishment de la défense israélienne que le pays avait été laissé seul face à la menace iranienne. L’administration américaine n’est disposée à agir contre l’Iran que par des sanctions».
Et l’ancien ambassadeur d’Israël à Washington, Michael Oren, a décrit les conséquences encore plus clairement sous la rubrique La venue de la prochaine déflagration au Moyen-Orient : “Israël se prépare à la guerre contre des mandataires iraniens … Mais que feront les États-Unis si un conflit éclate ?” – disant cela, Oren implique que les États-Unis pourraient faire peu, ou rien.
Oui. C’est précisément le dilemme auquel la politique israélienne de diabolisation de l’Iran, qui incite «le monde» contre l’Iran, a abouti. Les officiels et les commentateurs israéliens voient maintenant la guerre comme inévitable (voir ici et ici) – et ils ne sont pas heureux.
La guerre n’est pas inévitable. Ce ne serait pas inévitable si Trump pouvait mettre de côté sa fierté dans l’Art du Deal et envisager un recours en désamorçant les sanctions – en particulier celles concernant l’exportation de pétrole – contre l’Iran. Mais il n’a pas fait ça. Après une rapide tentative – totalement irréaliste – de participer à une séance photo de télé-réalité avec le président Rohani, son administration a doublé la mise en imposant de nouvelles sanctions à l’Iran. Des amis pourraient essayer de dire à leurs homologues américains qu’il est grand temps qu’ils oublient le siège de l’ambassade de Téhéran en 1979.
Et la guerre n’est pas inévitable si Israël pouvait assimiler le fait que le Moyen-Orient est en profonde mutation – et qu’il ne jouit plus de la liberté de frapper où que ce soit et qui que ce soit, à sa guise – et sans aucun coût pour lui-même. Cette époque n’est pas tout à fait passée, mais c’est un atout qui diminue rapidement.
Israël changera-t-il de posture ? Il semble que non. Dans le contexte des manifestations au Liban, les banques locales deviennent vulnérables, à mesure que les entrées de capitaux et les envois de fonds se tarissent. Le israéliens, ainsi que certains responsables américains, sont favorables à la retenue de l’aide financière extérieure versée aux banques – subordonnant ainsi la survie du système bancaire à l’arrivée d’un nouveau gouvernement qui accepterait de contenir et de désarmer le Hezbollah – ce que, incidemment, aucun gouvernement libanais, de quelque couleur qu’il soit, ne pourra jamais faire.
C’est-à-dire que les politiques américaine et israélienne consistent à pousser le Liban au bord de l’effondrement financier afin de porter un coup à l’Iran. Peu importe que ce soient les manifestants – et non le Hezbollah – qui paieront le plus lourd tribut pour avoir poussé la crise au bord du gouffre – en termes de livre dévaluée, de hausse des prix et d’austérité. Le Hezbollah, en tout cas, est sorti du système bancaire libanais, il y a longtemps.
L’Iran, en revanche, confronté à une pression maximale, n’a guère le choix : il ne succombera pas au lent étranglement par les États-Unis. Sa riposte de contre-pression calibrée à la pression maximale américaine comporte toutefois des risques : elle repose sur le jugement selon lequel Trump ne souhaite pas une guerre régionale majeure – en particulier dans la perspective des élections américaines – et également, bien que moins certainement, sur la capacité du président des États-Unis à éviter d’être coincé par ses faucons dans le cadre d’une action militaire de représailles, par exemple si un autre drone américain devait être abattu.
Alors, qu’est-ce que ces divers «marc de café» géopolitiques laissent entrevoir ? Bon, regardez le Liban et l’Irak à travers les lunettes géopolitique de l’Iran : d’une part, il est bien compris à Téhéran que la colère populaire – justifiée et profonde, à l’égard de la corruption, des structures sectaires en acier et d’une gouvernance sans espoir – n’est qu’une partie de l’histoire. L’autre est la longue guerre géostratégique menée contre l’Iran.
La pression maximale n’a pas produit un Iran châtié et repentant ? Alors, les Iraniens voient maintenant les États-Unis et Israël recourir à la “guerre style Euromaïdan” – manifestations ukrainiennes de 2013 – contre les alliés iraniens libanais et irakien. Après tout, c’est lors de la visite du président Aoun à Washington en mars, que Trump l’avait prévenu de ce qui allait se passer et a présenté son ultimatum : contenir le Hezbollah ou s’attendre à des conséquences sans précédent, notamment des sanctions et la perte de l’aide américaine.
De nouvelles sanctions, ainsi qu’un assaut de type Euromaidan contre des alliés iraniens, le Hezbollah et Hash’d A-Shaabi ? Peut-on alors s’attendre à une autre «surprise du Golfe» – dans les semaines à venir ?
Michael Oren, ancien ambassadeur d’Israël auprès des États-Unis, a expliqué :
La conflagration, comme tant d'autres au Moyen-Orient, pourrait être déclenchée par une seule étincelle. Les avions de combat israéliens ont déjà mené des centaines d'attaques à la bombe contre des cibles iraniennes au Liban, en Syrie et en Irak. Préférant décourager plutôt qu'embarrasser Téhéran, Israël commente rarement de tels actes. Mais peut-être qu'Israël fait une erreur de calcul en frappant une cible particulièrement sensible; ou peut-être que les politiciens ne peuvent pas résister au plaisir de se vanter. Le résultat pourrait être une contre-attaque de l’Iran, utilisant des missiles de croisière qui pénètrent dans les défenses anti-aériennes d’Israël et écrasent des cibles comme le Kiryah, l’équivalent du Pentagone à Tel-Aviv. Israël exercerait des représailles massives contre le siège du Hezbollah à Beyrouth ainsi que sur des dizaines de ses emplacements le long de la frontière libanaise. Et puis, après une journée d’échanges à grande échelle, la vraie guerre commencerait. Des roquettes, dont beaucoup transportaient des tonnes de TNT, pleuvraient sur Israël; des drones armés de charges utiles détruiraient des installations cruciales, militaires et civiles. Au cours de la seconde guerre du Liban, en 2006, la cadence de ces tirs a atteint entre 200 et 300 projectiles par jour. Aujourd'hui, elle pourrait atteindre 4000. La majorité des armes de l’arsenal du Hezbollah sont des missiles balistiques à trajectoire définie qui peuvent être suivis et interceptés par le système israélien Iron Dome. Mais Iron Dome a une efficacité moyenne de 90%, ce qui signifie que pour 100 lancers, 10 passent, et les sept batteries opérationnelles sont incapables de couvrir tout le pays. Tout Israël, de Metulla au nord à la ville portuaire d'Eilat, dans le sud du pays, serait à portée de vue des tirs ennemis.
Bien sûr, l’affirmation selon laquelle les défenses anti-aériennes israéliennes sont efficaces à 90% est seulement «pour la galerie» 1, les responsables israéliens ne seraient pas dans une telle panique si c’était vrai. Mais Oren retrace assez clairement le développement d’une guerre régionale.
C’est la fin à laquelle leur stratégie iranienne les aura conduits.
Et rappelons-le, cette stratégie a toujours été une “stratégie choisie” – décidée à des fins de politique intérieure. La diabolisation de l’Iran par Israël n’a pas commencé avec la révolution iranienne. Israël avait initialement de bonnes relations avec la république révolutionnaire. La relation s’est transformée parce qu’un nouveau gouvernement travailliste israélien en avait eu besoin : il voulait renverser le consensus politique précédent et faire la paix avec le «quasi-ennemi» – c’est-à-dire les voisins arabes. Mais Israël avait alors besoin d’un “nouveau” vilain menaçant “le petit Israélien courageux” pour continuer à profiter sans réserve du soutien du Congrès américain : l’Iran est devenu ce vilain. Et puis, par la suite, Netanyahou a fait sa carrière de vingt ans sur l’épouvantail du nucléaire iranien.
C’est la récolte de ce qu’une stratégie à long terme de menaces et d’incitations a semée … ? Dans l’une des évaluations les plus détaillées de la stratégie et de la doctrine iraniennes au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen, l’Institut international d’études stratégiques (IISS) conclut que la «capacité de l’Iran en tant que tierce partie» est devenue l’arme de prédilection de Téhéran : «L’Iran a maintenant un avantage militaire effectif sur les États-Unis et leurs alliés au Moyen-Orient, en raison de sa capacité à faire la guerre en utilisant des tiers tels que les milices chiites et les insurgés », conclut le rapport. Il a l’avantage militaire ? Bien bien …
Et ce fait n’aide-t-il pas à expliquer ce qui se passe en Irak et au Liban aujourd’hui ?
Alastair Crooke
Traduit par jj, relu par Kira pour le Saker Francophone
Notes
- c’est un ambassadeur américain qui parle, on peut diviser par 10. Wikipédia : Le 7 avril 1992, Theodore Postol, du Massachusetts Institute of Technology, et Reuven Pedatzur, de l’université de Tel Aviv, témoignèrent devant un comité : selon leurs analyses indépendantes, le système de Patriot avait eu un taux de succès inférieur à 10 %. En réponse à ce témoignage, le personnel du sous-comité des opérations du gouvernement de la Chambre sur la législation et sécurité nationale rapporta que : « Le système de missile de Patriot ne possédait pas, lors de la guerre du Golfe, le succès spectaculaire que le public américain avait été amené à croire. Il y a peu de preuves montrant que le Patriot ait été amené à frapper plus de quelques missiles Scud lancés par l’Irak pendant la guerre du Golfe, et il y a quelques doutes au sujet même de ces engagements. Le public et le congrès ont été trompés par des rapports de succès publiés par l’administration et les représentants de Raytheon pendant et après la guerre. » ↩