Par Andrew Korybko − Le 19 novembre 2019 − Source oneworld.press
Le problème de l’Iran n’est pas que des forces étrangères au pays encouragent les derniers désordres en date, ni même ne soutiennent certains des provocateurs les plus violents dans une certaine mesure. Le principal problème est que l’immense majorité des participants à ces manifestations qui ont lieu dans l’ensemble du pays sont descendus dans la rue pour de bonnes raisons, et qu’ils représentent un mouvement authentiquement populaire.
L’Iran connaît une situation instable depuis que le gouvernement a instauré une augmentation des prix de l’essence à 4 000 rials (environ 0.09 €) le litre la semaine dernière, et imposé une politique de rationnement à 60 litres par mois, afin de financer un paiement direct à la plupart des familles, et de faire cesser les activités de trafic d’essence par ceux qui abusaient du précédent système de subventions. Les citoyens iraniens pouvaient jusque-là acheter jusque 250 litres de carburant par mois au prix de 10 000 rials, mais devront désormais débourser 30 000 rials par litre au-delà du seuil de 60 litres. Bien que ces prix du carburant apparaissent ridiculement faibles selon les standards occidentaux, ils ont un impact très important pour les Iraniens moyens, au vu de la crise économique que connaît leur pays, crise qui s’est peu à peu aggravée du fait du régime de sanctions unilatérales appliquées par les États-Unis d’Amérique. Il n’est guère surprenant que des dizaines de milliers de personnes soient descendues dans les rues ces derniers jours pour protester contre cette décision, car celle-ci a contribué à l’incertitude grandissante quant à l’avenir économique de l’Iran ; mais certaines manifestations ont tourné à la violence après que des provocateurs ont commencé à attaquer des agents de police et à brûler et occuper divers bâtiments.
Le président Rohani a déclaré que “le peuple a le droit de manifester, mais c’est différent de créer des émeutes”, après quoi il a fortement laissé entendre que des mesures de répression étaient imminentes, en avertissant que “nous ne pouvons pas laisser l’insécurité s’installer dans le pays à cause d’émeutes”. Quant à l’Ayatollah, il a astucieusement décliné d’exprimer son opinion propre quant à la sagesse de la récente hausse de prix, affirmant “n’être pas expert en la matière”, mais il s’est montré solidaire de la décision du gouvernement sur le principe que celle-ci avait été prise par les dirigeants des trois branches de gouvernement, après consultation d’experts compétents. Le dirigeant suprême a reconnu que “des gens sont sans doute inquiets ou en colère du fait de cette décision”, mais a accusé les “hooligans” et les “voyous” des récents actes de “sabotage”. Il a affirmé que cela “ajoute l’insécurité à tout autre possible problème” et qu’“il s’agit du pire désastre pour tout pays et pour toute société”. Il a sans aucun doute raison sur ce point, et il a également raison de signaler le fait que “tous les centres mal intentionnés du monde, qui œuvrent contre nous, ont encouragé ces actions… depuis la sinistre et malveillante famille Pahlavi jusqu’au culte terroriste munafiq (qui) encouragent constamment de telles actions au travers des réseaux sociaux et via d’autres canaux.”
Mais le problème de l’Iran n’est pas que des forces étrangères encouragent politiquement les derniers troubles, ni même ne s’emploient à soutenir certains des plus violents provocateurs dans une certaine mesure ; le problème est que l’immense majorité des participants à ces manifestations nationales sont descendus dans la rue pour des raisons légitimes, et constitue un mouvement authentiquement populaire. Les forces de l’ordre ont le droit de sévir contre ceux qui commettent des crimes envers la population et des actions terroristes contre l’État, mais accuser exclusivement des agents extérieurs des événements récents n’est qu’une simplification grossière. Bien que les États-Unis soient directement responsables des troubles économiques que traverse l’Iran depuis plusieurs années, le fait “politique incommode” est que sa politique de sanctions a réussi à établir les conditions qui font que le peuple descend naturellement dans les rues de temps à autre (et surtout après des événements dits “déclencheurs” telle la récente hausse de prix du carburant), pour ensuite constituer (volontairement ou non) un “bouclier humain” de facto cachant les provocateurs qui mènent leurs attaques contre l’État. Tant qu’une masse critique de gens sera dehors pour les “protéger”, les forces de l’ordre se montreront réticentes à répondre cinématiquement aux provocateurs, de crainte de provoquer des “dégâts collatéraux”.
Vu la portée des derniers débordements, la rapidité avec laquelle ils se sont propagés dans l’ensemble du pays, et l’intensité de certaines des émeutes, il ne serait pas exagéré de dire que l’Iran connaît un début de crise, qui pourrait facilement prendre une trajectoire incontrôlable si elle n’est pas résolue comme il se doit ; cela générerait un cycle d’instabilité auto-entretenue qui pourrait dès lors faciliter l’ingérence étrangère dans les affaires intérieures du pays. La clé est de contenir la rage populaire et de séparer les manifestants légitimes des provocateurs professionnels, et cela pourrait arriver si l’État acceptait de faire certaines “concessions” afin de les encourager à quitter les rues. Le risque existe que de telles “concessions” puissent donner du courage aux manifestants et aux provocateurs qui se cachent derrière eux, mais c’est un risque qui vaut sans doute la peine d’être pris. L’Ayatollah a eu la sagesse de décliner l’expression de son opinion sur la hausse de prix, se contentant d’un soutien de principe à l’État du fait que l’accord avait été atteint par les trois branches du gouvernement, si bien qu’il lui reste une marge de manœuvre, en tant que dirigeant suprême, pour proposer une “solution de compromis” s’il en ressent le besoin ; cela pourrait servir de prétexte pour faire sauter comme fusibles certains des dirigeants les plus impopulaires responsables de cette décision.
Si l’État devait tenir ses positions et refuser toute “concession” (symbolique ou substantielle) avant de répondre dynamiquement (par la force) aux provocateurs, il risque une radicalisation de la majorité bien intentionnée des manifestants, qui pourraient se retrouver pris entre deux feux, et donc d’aggraver la dynamique embryonnaire de révolution de couleur qu’il veut contrecarrer. En outre, toute tentative de dépeindre le mouvement de contestation comme résultat pur et simple d’une ingérence étrangère porte le risque de délégitimer les griefs économiques bien réels de la population, et d’absoudre l’État de toute responsabilité dans la crise, malgré le fait que le gouvernement a bien dû se rendre compte que le moment était particulièrement mal choisi (pour le dire gentiment) de faire monter le prix de l’essence, au vu des émeutes toutes récentes en Irak et au Liban voisins. Il n’est pas question d’affirmer ici que le gouvernement “méritait” cette réponse, mais que celle-ci était tout à fait prévisible au vu du contexte de sécurité régionale. L’État a le droit de répondre aux émeutiers comme il le juge utile, tout comme il a le droit de mettre en œuvre ses politiques, mais cet ensemble doit être mené de manière responsable, afin de réduire les chances de retour de flamme, et d’assurer la réussite des initiatives qu’il prend. Tant que les troubles en cours continueront d’être menés par des forces populaires, les défis de sécurité que connaît l’Iran resteront très importants.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Kira pour le Saker Francophone