Affaire Khashoggi : les Saoudiens bétonnent, mais la pression va monter


2015-05-21_11h17_05Par Moon of Alabama – Le 17 octobre 2018

L’aspect le plus intéressant de l’assassinat bâclé de Jamal Khashoggi est l’aperçu qu’il offre sur les conflits de la politique nationale, et internationale, des États-Unis.

Le prince héritier saoudien Mohammad bin Salman a involontairement rendu un immense service au président turc Erdogan lorsqu’il a envoyé une équipe enlever, ou tuer, Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Erdogan vit dans un conflit géopolitique historique avec l’Arabie Saoudite au sujet de la suprématie au Moyen-Orient.

Les Turcs ont piégé le consulat saoudien. Tous les pays du monde tentent d’installer des systèmes d’écoute dans les ambassades et les consulats étrangers. Il n’est donc pas surprenant que les Turcs sachent ce qui s’y est passé et utilisent ces preuves pour faire pression sur les Saoudiens. Erdogan sait comment jouer avec les médias et agit au mieux pour faire traîner l’histoire en longueur. Il fera pression sur les Saoudiens pour obtenir des gains financiers et politiques.

Lundi, la Maison Blanche a lancé l’idée qu’un “tueur voyou” était responsable de l’acte horrible commis à Istanbul. Trump lui-même a mené la campagne :

Le président Donald Trump a souligné lundi à plusieurs reprises que le roi saoudien avait nié toute implication dans la disparition de Jamal Khashoggi, évoquant à un moment donné une autre théorie selon laquelle des “tueurs voyous”, plutôt que des agents du régime saoudien, seraient impliqués.

Les médias américains ont fait croire que c’était les Saoudiens qui avaient lancé ce ballon d’essai. Mais les Saoudiens l’ont rejeté d’emblée. Ils disent, à ce jour, qu’ils ne sont pas au courant que quelque chose s’est passé dans leur consulat. C’est probablement Jared Kushner, le garçon de courses de Netanyahou à la Maison-Blanche, qui a monté l’histoire du «tueur voyou» :

Un haut responsable de l’administration Trump a déclaré que Kushner avait une relation étroite avec le prince Mohammed bin Salman, l’héritier du trône saoudien, et que les deux hommes avaient eu une conversation téléphonique directe à propos de Khashoggi. Ces appels font partie de la pression de la Maison Blanche pour amener l’Arabie saoudite à participer à une enquête sur l’affaire Khashoggi.

Quoi qu’il en soit, le ballon était lesté de plomb. Erdogan s’était déjà assuré que cette histoire ne prendrait pas.

Notre site a rapporté mercredi 10 octobre que les hommes identifiés par les Turcs étaient directement liés au prince héritier:

Le gouvernement turc a publié des photos de quinze hommes venus d’Arabie saoudite et se trouvant au consulat de ce pays à Istanbul peu de temps avant que Khashoggi se rende au consulat pour obtenir ses papiers de divorce. Ils ont transféré Khashoggi à la résidence du consul et ont pris l’avion plus tard dans la même journée à bord des deux mêmes jets saoudiens privés qui les avaient conduits à Istanbul.

Au moins huit des quinze hommes ont été identifiés comme des militaires du royaume saoudiens. Au moins trois d’entre eux sont des gardes du corps du prince héritier saoudien Mohammad bin Salman. Il est donc évident que le prince héritier a lui-même donné l’ordre de l’opération. Salah Muhammed Al-Tubaigy, responsable de la médecine légale au Département de la sécurité générale saoudienne, en fait partie.

Il a fallu une semaine aux médias américains pour expliquer à leurs lecteurs que les assassins faisaient partie de l’entourage personnel de MbS. Aujourd’hui, le New York Times, le Wall Street Journal et le Washington Post ont mis ces informations à la une.

Pourquoi les médias ont-ils retenu ces informations aussi longtemps ?

Après que les Saoudiens ont rejeté le conte de fées du “tueur voyou”, Trump a fait un pas en arrière et fait valoir qu’il n’y a aucun aveu :

Le président Donald Trump a présenté une défense concertée de l’Arabie saoudite dans la disparition et l’assassinat présumé de Jamal Khashoggi, affirmant que le prince héritier du pays “avait totalement nié” la connaissance du meurtre présumé du journaliste du Washington Post et s’était plaint que le pays était “présumé coupable tant qu’il n’est pas prouvé innocent. “

Cela s’inscrit pleinement dans la stratégie saoudienne. Ils n’admettent rien, pas même quelque chose de “voyou”. Ils ne veulent pas passer d’accord – pour le moment. Lors de la visite du secrétaire d’État Pompeo, hier, ils n’ont même pas évoqué les faits publiquement connus :

Journaliste : ont-ils dit si Khashoggi était vivant ou mort ?
Pompeo : je ne veux parler d’aucun des faits. Ils ne voulaient pas non plus.

Les Saoudiens ont seulement promis d’enquêter eux-mêmes.

Certaines personnes semblent croire que les Turcs ont en quelque sorte évaporé Khashoggi et fabriqué des preuves. Cependant, ni les Saoudiens, ni aucune autre personne n’a expliqué la présence des deux jets saoudiens, appartenant au roi, qui ont été pistés sur le chemin d’Istanbul et qui sont retournés le même jour à Riyad.

Les données de vol recueillies par AirNavRadarBox, une entreprise qui suit les avions privés et commerciaux dans le monde entier, ont montré que le premier des deux avions avait quitté Riyad le 1er octobre et avait atterri à Istanbul le lendemain à 3h15.

Les données de vol montrent aussi qu’un deuxième avion à réaction privé, considéré par les enquêteurs comme transportant le reste de l’équipe, a atterri à Istanbul à 17h15. On ignore si les passagers se sont rendus au consulat ou à la résidence du consul. Il est parti une heure et quinze minutes après son arrivée en direction du Caire. Vingt-cinq heures après son arrivée au Caire, l’avion est reparti pour Riyad.

Il y a aussi les enregistrements de l’hôtel et une vidéo CCTV montrant l’équipe saoudienne. Il n’y a aucun moyen pour la Turquie de bidonner tout cela. Le gouvernement saoudien n’a fait aucune tentative sérieuse pour expliquer pourquoi ces personnes, y compris les gardes du corps du prince héritier, se sont rendus à Istanbul et se trouvaient au consulat lorsque Khashoggi y est entré. MbS avait aussi un motif. Khashoggi était un agent des Frères musulmans et des services de renseignement qui s’est converti en héraut de l’opposition interne saoudienne contre les Salman.

MbS est le premier dirigeant saoudien à avoir enfreint la règle des conseils de famille et à monopoliser la prise de décision. Il a emprisonné et torturé d’autres princes pour les dépouiller. Les personnes maltraitées par MbS se confiaient à Khashoggi, qui avait une tribune publique au Washington Post, pour évacuer leurs griefs :

[le prince] Ahmed était consterné par la nature destructrice de la politique de MbS et par son imprudence. [..] Jamal Khashoggi le savait. Même si cela en disait long sur sa nature agréable, c’était aussi parfois une malédiction que des membres royaux de haut rang viennent se plaindre auprès de lui.

Il y a dans l’entourage de MbS d’autres membres royaux saoudiens, ayant moins d’ancienneté que Ahmed bin Abdulaziz, et également des fils et des neveux de rois. Ce sont leurs contacts avec Jamal, relayés à MbS par ses apparatchiks flagorneurs, qui ont créé un environnement incendiaire dans son bureau et qui ont abouti à cet arrêt de mort.

Cette explication est logique. L’un des Saoudiens identifiés à Istanbul était Maher Abdilaziz Mutreb, un garde du corps que l’on voit régulièrement voyager avec MbS. En 2011, Mutreb a été formé à l’utilisation d’un logiciel espion par Hacking Team, éditeur italien de logiciels malveillants. Il est l’un des «apparatchiks flagorneurs» de MbS qui espionnent d’autres membres de la famille royale et leurs contacts avec des journalistes de l’ouest.

Nous pouvons enterrer la théorie du complot selon laquelle Erdogan aurait monté de toute pièce l’incident. Il fut simplement chanceux que MbS ait été assez stupide pour laisser ses malheureux gardes du corps tuer Khashoggi en Turquie, où celui-ci avait des liens privilégiés avec un dirigeant anti-saoudien qui n’a pas hésité à en faire une question conflictuelle plus vaste.

Après que les Saoudiens ont rejeté le complot du “tueur voyou” et que la première tentative d’accord a échoué, les révélations, bien gérées au goutte à goutte par la Turquie, ont commencé. Erdogan veut s’assurer que l’histoire reste en première page des médias jusqu’à ce qu’il ait obtenu ce qu’il veut. Hier soir, des responsables turcs anonymes ont commencé à informer les journalistes du contenu de l’enregistrement de l’assassinat :

Il a fallu sept minutes à Jamal Khashoggi pour mourir, a déclaré à Middle East Eye (MEE) une source turque qui a écouté intégralement l’enregistrement audio des derniers instants du journaliste saoudien. …

Salah Muhammad al-Tubaigy, qui a été identifié comme le chef du département médico-légal de la sécurité générale saoudienne, était l’un des quinze membres de l’équipe qui est arrivée à Ankara plus tôt dans la journée sur un jet privé. Tubaigy a commencé à couper le corps de Khashoggi sur une table du bureau alors qu’il était toujours en vie, a annoncé la source turque. Le meurtre a duré sept minutes, a déclaré la source. Alors qu’il a commencé à démembrer le corps, Tubaigy a mis des écouteurs et a écouté de la musique. Il a conseillé aux autres membres de l’équipe de faire de même : «Quand je fais ce travail, j’écoute de la musique. Tu devrais faire cela aussi », aurait déclaré Tubaigy selon notre source.

La scène décrite prouve que les Saoudiens sont très « modérés », voire kuffaar (non-croyants) aux yeux des islamistes extrémistes. Comme a macabrement ironisé un correspondant expérimenté au Moyen-Orient :

Elijah J. Magnier @ejmalrai
Je vous explique la différence entre la pratique de #ISIS et de #SaudiArabia :
– #ISIS n’écoutera jamais de musique en décapitant et en démembrant une victime
– #SaudiArabia grâce au réformateur MBS, écoute de la musique tout en découpant le corps de #Khashoggi

Une partie de la bande audio a été remise à un journal turc mais n’est pas encore publique. Elle sera publiée quand cela conviendra à la stratégie d’Erdogan.

Hier, la police turque a tenté de perquisitionner la résidence du consul saoudien à Istanbul. L’équipe des tueurs s’y est rendue après avoir quitté le consulat. La police suppose que le corps de Khashoggi, ou ses morceaux, sont enterrés dans le jardin de la résidence. Mais le consul est parti de manière inattendue à Riyad et a averti que la résidence est sous protection diplomatique. La police n’a pas le droit de la fouiller sans le consentement saoudien.

Le secrétaire d’État Pompeo fait de son mieux pour négocier entre la Turquie et l’Arabie saoudite. Sa tâche est de limiter les dégâts causés par l’incident à la maison de Saoud et en particulier à MbS. Mais les Saoudiens ont bétonné lorsque Erdogan a fait écouter l’enregistrement à Pompeo.

Plus les négociations dureront, plus horribles seront les détails épouvantables ruisselant des sources turques.

La réaction contre les Saoudiens dans les médias américains et au Congrès ne fera qu’augmenter. L’incident a des conséquences internationales. La directrice générale du FMI, Christine Lagarde, a annoncé qu’elle ne participerait pas à l‘Initiative pour les investissements futurs la semaine prochaine à Riyad. Sa défection suit celle d’une longue liste de PDG et de magnats des médias qui ont annulé leur visite. Les ministres des Affaires étrangères du G7 ont publié une déclaration exigeant une enquête. Le scandale est mauvais pour l’avenir de l’économie saoudienne. L’ambiance à Riyad est tendue.

Le Washington Post, pour lequel Khashoggi a écrit des articles d’opinion, ne lâchera pas le morceau. Les autres médias américains non plus.

Tout le monde, sauf Trump, veut voir MbS partir. Même le sénateur Lindsay Graham, un allié va-t’en-guerre de Trump, a promis de se débarrasser de Mohammad bin Salman :

«Je ne retournerai pas en Arabie saoudite tant que ce type sera en fonction», a déclaré Graham à propos de bin Salman. «J’ai été leur plus grand défenseur au Sénat américain. Ce mec est une boule de démolition. Il a fait assassiner [Khashoggi] dans un consulat en Turquie et s’attend à ce que je l’ignore, je me sens manipulé et maltraité. Le personnage MbS est pour moi toxique, il ne pourra jamais être un leader sur la scène mondiale”

Graham a ajouté, lorsqu’on lui a demandé si Trump devrait imposer des sanctions à l’Arabie saoudite. “C’est le président qui décide, mais ce que je ferais, eh bien, je sais ce que je vais faire. Je vais infliger des sanctions infernales à l’Arabie saoudite “, 

On peut se demander quels sont les motifs de Graham. Sur plusieurs questions – Iran, Israël, Syrie – MbS adhère pleinement à sa politique. Qui fait alors pression sur lui pour qu’il travaille contre MbS ? Ce n’est pas le lobby sioniste. Les Israéliens veulent sûrement garder MbS car ils peuvent tirer les ficelles de la marionnette.

Les Émirats arabes unis et leur homme fort actuel, Mohammed bin Zayed (MbZ), pourraient-ils être derrière la position de Graham ? Tandis que MbZ est publiquement un ami cher de MbS, les deux se sont récemment affrontés lors de leur attaque commune contre le Yémen. MbS veut les champs pétroliers yéménites, un oléoduc allant de l’Arabie saoudite à l’ouest du Yémen, ainsi qu’un port d’où le pétrole saoudien peut être expédié sans passer par le détroit d’Ormuz contrôlé par l’Iran.

Mais les ports du Yémen sont la récompense que MbZ veut gagner au profit de Dubaï Port World, qui est «l’un des instruments de la stratégie d’affirmation globale [des EAU]». Il souhaite contrôler l’ensemble de la côte yéménite et toutes ses îles. La querelle entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis au Yémen est évidente pour les gens sur le terrain. Les EAU ont même engagé des mercenaires américains pour liquider des dirigeants locaux appartenant au parti Islah, qui est un agent saoudien.

Ce sont les EAU et leur ambassadeur Yousef Al Otaiba qui ont dépensé plus pour faire pression sur Washington que tout autre pays arabe – au moins 21,3 millions de dollars en 2017. Il existe des liens entre le lobbying des EAU et Lindsay Graham par le biais d’Elliott Broidy, qui a également recueilli des fonds pour la campagne électorale de Trump.

Le nouveau régime de sanctions contre l’Iran est un élément majeur de la politique étrangère de Trump. Mais sans le supplément de pétrole pompé par les Saoudiens, les nouvelles sanctions sur le pétrole iranien, qui entreront en vigueur début novembre, vont faire augmenter les prix du pétrole et saborder l’économie américaine.

Il semble que MbS ait décidé d’attendre que l’orage soit passé après le meurtre de Khashoggi. Il peut faire pression sur Trump en freinant les exportations de pétrole. Trump voudrait probablement suivre cette stratégie [de l’autruche, NdT], ne serait-ce que pour éviter toute pénurie de pétrole. Mais la pression nationale et internationale semble devenir trop importante. Alors qu’Erdogan continue de publier des preuves sensationnelles et que le Washington Post en fait autant, Trump devra faire plus qu’envoyer Pompeo pour des pourparlers inutiles.

Arrêter tout soutien américain à la guerre contre le Yémen serait un bon début.

Mais ce ne sera pas assez. MbS doit être évincé.

L’administration Trump n’a pas d’ambassadeur en Arabie Saoudite. La connexion de la Maison Blanche avec les dirigeants saoudiens ne passait que par la ligne téléphonique Kushner-MbS. Mais cette ligne est maintenant inutilisable. Trump devra envoyer quelqu’un qui a de bonnes relations avec le roi lui-même. Lui seul peut virer le prince héritier. Le roi a 82 ans et n’est pas en bonne santé. MbS pourrait bien être assez impitoyable pour le laisser mourir soudainement. Trump devra agir dès que possible.

Moon of Alabama

Traduit par jj, relu par wayan pour le Saker Francophone

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