Dénouer l’écheveau Alep–Mossoul


«Le plan est de refouler ISIS d’Irak, afin de s’assurer qu’il survit dans l’est de la Syrie»


Pepe Escobar

Par Pepe Escobar – Le 21 octobre 2016 – Source Russia Insider

Il ne fait aucun doute que Bagdad a besoin de reprendre Mossoul à ISIS / ISIL / Daesh. Il ne pouvait pas le faire avant. En théorie, c’est le moment.

La vraie question ce sont les motivations contradictoires du grand who’s who de qui fait quoi. Au choix – et dans le désordre – la 9e division de l’armée irakienne, les peshmergas kurdes sous la houlette de  l’opportuniste corrompu et rusé Barzani, les seigneurs tribaux sunnites, les dizaines de milliers de milices chiites du sud de l’Irak, le support opérationnel des Forces spéciales américaines, les bombardements ciblés par l’US Air Force ou, planquées en coulisse, les forces spéciales turques et leur puissance aérienne.

Voilà une recette certifiée pour garantir les ennuis.

Tout comme Alep, Mossoul est – littéralement – une affaire de légende. Elle succède à l’ancienne Ninive, installée il y a 8 000 ans, ancienne capitale de l’empire assyrien sous Sennacheribin au VIIe siècle av. J.-C., conquise par Babylone au VIe siècle av. J.-C., annexée mille ans plus tard à l’empire musulman gouverné par les Omeyyades et les Abbassides, la plaque tournante, du XIe au XIIe siècle, de l’État médiéval Atabegs, un carrefour ottoman clé sur l’ancienne Route de la soie au XVIe siècle couvrant tout le chemin de l’océan Indien au golfe Persique puis par la vallée du Tigre, jusqu’à Alep et Tripoli sur la Méditerranée.

Après la Première Guerre mondiale, tout le monde aspirait à Mossoul – de la Turquie à la France. Mais ce sont les Britanniques qui ont réussi à duper la France en laissant l’Irak, nouvelle colonie de l’Empire britannique, annexer Mossoul. Puis vint la longue domination du parti nationaliste arabe Ba’ath. En 2003, après l’opération Shock and Awe et son enfer, vint l’invasion puis l’occupation par les États-Unis, pour finir avec le tumultueux gouvernement à majorité chiite de Nouri al-Maliki à Bagdad et la prise de contrôle par ISIS / ISIL / Daesh à l’été 2014.

Les parallèles historiques concernant Mossoul ne pouvaient pas ne pas avoir une saveur particulière. L’État médiéval du XIe / XIIe siècle se trouvait avoir à peu près les mêmes frontières que l’actuel faux Califat de Daesh – incorporant à la fois Alep et Mossoul. En 2004, Mossoul a été de facto dirigée par le disgracié et failli général David Petraeus à stature présidentielle. Dix ans plus tard, après le ressaut bidon du «surge» de Petraeus, Mossoul a été gouvernée par un Califat, tout aussi bidon, inventé [par les US et d’anciens cadres de l’armée irakienne vaincue, NdT] dans une prison américaine près de la frontière koweïtienne.

Depuis lors, des centaines de milliers d’habitants ont fui Mossoul. La population d’environ deux millions à l’origine est peut être divisée par deux. Cela fait encore beaucoup pour pouvoir être correctement libérée.

Alep tombe

Le récit hégémonique au sujet de la bataille qui continue à l’Est d’Alep est le suivant: un axe du mal – nouvelle trouvaille d’Hillary Clinton [après l’axe du même nom de G.W. Bush, passé de mode et relooké, avec la Russie, mais sans l’Irak, NdT] – composé de la Russie, de l’Iran et du régime syrien bombarde sans répit des civils innocents et des rebelles modérés tout en provoquant une crise humanitaire terrible.

La majorité absolue de ces plusieurs milliers de rebelles modérés est en fait incorporée et/ou affiliée à Jabhat Fatah al-Sham (Front de Conquête de la Syrie), qui se trouve être nul autre que Jabhat al-Nusra, alias al-Qaïda en Syrie, aux côtés d’un babillage d’autres groupes djihadistes tels que Ahrar al-Sham. Les objectifs d’al-Nusra – et de ceux qui les soutiennent – sont entièrement documentés ici.

Pendant ce temps, quelques civils restent piégés dans l’Est d’Alep – sans doute pas plus de 30 000 ou 40 000 sur une population initiale de 300 000.

Et cela nous amène au cœur de la question expliquant le sabotage, par le Pentagone, de la trêve russo-américaine, les crises de rage de Samantha Power la cinglée, aveuglée par le pouvoir, et le baratin non-stop selon lequel la Russie est en train de commettre des crimes de guerre.

Si Damas contrôle, en dehors de la capitale, Alep, Homs, Hama et Lattaquié, il contrôle la Syrie qui compte 70% de la population et tous les centres industriels et commerciaux importants, alors la partie est pratiquement jouée : game over. Le reste au-delà est rural, presque vide.

Pour les poulets sans tête de la politique étrangère pratiquée actuellement par l’administration du canard boiteux Obama, le cessez-le-feu était un moyen de gagner du temps et de réarmer ce que Washington décrit comme des rebelles modérés. Pourtant, même cela était trop pour le Pentagone, qui fait face à une alliance Syrie / Iran / Russie déterminée à lutter contre toutes les déclinaisons de salafistes-djihadistes déments – quelle que soit leur terminologie – et se sont engagés à maintenir une Syrie unitaire.

Donc, reconquérir la totalité de la ville d’Alep doit être la priorité absolue de Damas, Téhéran et Moscou. Au-delà, l’Armée arabe syrienne (SAA) ne sera jamais assez forte pour reconquérir militairement l’arrière pays rural ultra-sunnite inconditionnel. Damas ne pourra également jamais reconquérir le nord kurde, le Kurdistan syrien embryonnaire. Après tout le YPG [milice kurde] est directement soutenu par le Pentagone. Qu’un Kurdistan syrien indépendant puisse jamais voir le jour sera un problème interminable à résoudre dans l’avenir.

La SAA, l’armée syrienne, une fois de plus, est extrêmement surchargée. Ainsi, la méthode pour reconquérir l’est d’Alep est vraiment extrêmement dure. Il y a une crise humanitaire. Il y a des dommages collatéraux. Et cela ne fait que commencer. Parce que tôt ou tard, la SAA, soutenue par le Hezbollah et les milices chiites irakiennes, devra reconquérir l’est d’Alep avec des bottes sur le terrain – soutenue par des avions de combat russes.

Le cœur de la question est que l’ancienne Armée syrienne libre, absorbée par al-Qaïda en Syrie et d’autres salafistes-djihadistes, est sur le point de perdre l’est d’Alep. Le changement de régime à Damas – d’où «Assad doit partir» – par la voie militaire est maintenant impossible. De là le désespoir total manifesté par Ash Carter, le chef du Pentagone – Empereur des pleurnicheurs –, par les cellules néocons implantées partout dans l’équipe du canard boiteux Obama, et leurs hordes de collabos médiatiques.

Entre en piste le plan B : la bataille de Mossoul.

Fallujah revisité ?

Le plan du Pentagone est trompeusement simple. Effacer tous les signes de présence de Damas et de son armée, la SAA, à l’est de Palmyre. Et c’est là que la bataille de Mossoul converge avec la récente attaque aérienne du Pentagone sur Deir Ezzor [tuant plus de 80 soldats syriens, NdT]. Même si nous avons une offensive dans les prochains mois contre Raqqa, menée par les Kurdes du YPG ou même par les forces turques, nous aurons encore une principauté salafiste depuis l’est de la Syrie jusqu’à l’Irak occidental, tout cela regroupé, exactement comme la Defense Intelligence Agency (DIA ) l’avait planifié – rêvé ? – en 2012.

L’historien syrien basé à Londres Nizar Nayyouf, ainsi que des sources diplomatiques anonymes, ont confirmé que Washington et Riyad ont conclu un accord pour laisser des milliers de djihadistes du faux Califat s’échapper de Mossoul vers l’ouest, aussi longtemps qu’ils se dirigent directement vers la Syrie. Un regard sur la carte de bataille nous montre que Mossoul est complètement encerclée… sauf à l’ouest.

Et le Sultan Erdogan dans tout ça ? Il a imaginé que les forces spéciales turques entreront dans Mossoul, tout comme elles sont entrées dans Jarablus à la frontière turco-syrienne, sans tirer un coup de feu, quand la ville sera nettoyée des djihadistes.

Pendant ce temps, Ankara prépare son entrée spectaculaire dans le champ de bataille, avec Erdogan, en pleine majesté dans son accoutrement sultanesque, tirant au hasard tout autour de lui. En effet, pour lui, Bagdad n’est rien d’autre que «l’administrateur d’une armée de chiites» et les Kurdes du YPG «seront expulsés de la ville syrienne de Manbij» après l’opération de Mossoul. Sans oublier que Ankara et Washington discutent activement d’une offensive contre Raqqa, alors qu’Erdogan n’a pas abandonné son rêve d’une zone de sécurité de 5 000 km2 dans le nord de la Syrie.

En un mot, pour Erdogan, Mossoul est une distraction. Ses priorités demeurent une Syrie fracturée et fragmentée, zone de sécurité incluse, et l’écrasement des Kurdes du YPG – tout en travaillant côte à côte avec les peshmergas [combattants kurdes] en Irak.

En ce qui concerne le Plan B américain, le cheikh Nasrallah du Hezbollah a clairement décelé l’ensemble du dispositif. «Les Américains ont l’intention de répéter l’intrigue de Fallujah, quand ils avaient ouvert une voie à ISIL pour s’échapper à l’est vers la Syrie avant que les avions de guerre irakiens ne viennent cibler les convois terroristes.» Il a ajouté que «l’armée irakienne et les forces populaires» doivent vaincre ISIS / ISIL / Daesh à Mossoul,  sinon, ils devront les pourchasser dans l’est de la Syrie.

Il n’est également pas étonnant que le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov ait clairement vu le Grand Schéma : «Pour autant que je sache, la ville n’est pas complètement encerclée. J’espère que c’est tout simplement parce qu’ils ne peuvent pas le faire, et non parce qu’ils ne le veulent pas. Mais ce corridor pose le risque de voir les combattants d’État islamique fuir Mossoul et aller en Syrie.»

Il est clair que Moscou ne restera pas les bras croisés si tel est le cas : «J’espère que la coalition menée par les USA, qui est activement engagée dans l’opération pour prendre Mossoul, va le prendre en compte.»

Bien sûr, Mossoul – plus encore que d’Alep – pose une question humanitaire grave.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) estime que jusqu’à un million de personnes risquent d’être affectées. Lavrov va droit au but quand il insiste sur le fait que «ni l’Irak, ni ses voisins n’ont actuellement la capacité d’accueillir un si grand nombre de réfugiés, et cela aurait dû être un facteur dans la planification de l’opération de Mossoul».

Ce n’est peut être pas le cas. Après tout, pour la Coalition dirigée par les US – de derrière ? –, la priorité numéro un est d’assurer la survie du Califat bidon, quelque part dans l’est de la Syrie. Plus de quinze ans après le 9/11, la chanson reste la même, avec la guerre contre la terreur, cadeau vivace qui continue à fonctionner.

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.

Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

Article original paru dans Strategic-Culture

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