Cinq milliards d’années d’approvisionnement en énergie
Par Ugo Bardi – Le 15 Aout 2016 – Source Cassandra Legacy
Il semble populaire de nos jours de prétendre que l’énergie photovoltaïque n’est juste qu’une extension de l’énergie fossile et qu’elle disparaîtra bientôt, quand nous manquerons de combustibles fossiles. Mais l’énergie photovoltaïque est beaucoup plus que juste un complément de l’énergie fossile, c’est une révolution métabolique majeure dans l’écosystème, potentiellement capable de créer une «stéréosphère» analogue à la «biosphère», qui pourrait durer aussi longtemps que la durée de vie restante de l’écosystème de la terre et peut-être beaucoup plus. Voici quelques une de mes réflexions. Elles ne sont pas destinées à être mon dernier mot sur le sujet, mais c’est une partie d’une étude en cours sur laquelle je travaille. Vous pouvez en trouver plus sur un sujet similaire dans un de mes documents sur Biophysical économie et qualité des ressources, (BERQ)
«La vie n’est rien de plus qu’un électron à la recherche d’une place où se poser», est une phrase attribuée à Albert Szent-Györgyi. C’est vrai : la base de la vie organique que nous connaissons est le résultat de l’écoulement de l’énergie produite par la photosynthèse. La lumière du soleil favorise le passage d’un électron dans un état de haute énergie dans la molécule de chlorophylle. Ensuite, l’électron excité revient au repos quand une molécule de CO2 réagit avec l’hydrogène dépouillé d’une molécule H2O, pour former des molécules organiques qui constituent la base des organismes biologiques. Cela inclut le remplacement de molécules de chlorophylle dégradées et des chloroplastes qui les contiennent par de nouvelles molécules. Le cycle est appelé «métabolisme» et il agit depuis des milliards d’années à la surface de la terre. Il va continuer aussi longtemps qu’il y aura du soleil pour l’alimenter et qu’il y aura des éléments nutritifs qui peuvent être extraits de l’environnement.
Mais, si la vie signifie utiliser de la lumière pour exciter un électron vers un état d’énergie plus élevé, il en résulte que la chlorophylle n’est pas la seule entité qui peut le faire. Dans l’image au début de cet article, vous y voyez l’état équivalent solide d’une molécule de chlorophylle : une cellule photovoltaïque à base de silicium. Elle favorise le passage d’un électron à un état d’énergie plus élevé; puis cet électron se repose après avoir dissipé son potentiel par des réactions chimiques ou des processus physiques. Cela inclut l’utilisation des potentiels générés à la fabrication de nouvelles cellules photovoltaïques et des structures connexes pour remplacer celles qui sont dégradées. Par analogie avec le métabolisme biologique, nous pourrions appeler ce processus «métabolisme à l’état solide». Ensuite, les similitudes entre la chaîne métabolique à base de carbone et une base de silicium sont nombreuses. A tel point que nous pourrions inventer le terme «stéréosphère» (du terme grec signifiant «solide») comme l’équivalent à l’état solide de la «biosphère» bien connue. Tant la biosphère que la stéréosphère utilisent la lumière solaire comme potentiel d’énergie nécessaire pour maintenir le cycle métabolique actif et elles accumulent des structures métaboliques utilisant des éléments nutritifs prélevés dans l’environnement de la surface de la terre.
Le nutriment principal de la biosphère est le CO2, prélevé dans l’atmosphère, tandis que la stéréosphère consomme du SiO2, provenant de la géosphère. Les deux chaînes métaboliques utilisent une variété d’autres éléments nutritifs : la stéréosphère peut réduire les oxydes de métaux tels que l’aluminium, le fer et le titane, et les utiliser comme éléments structurels ou fonctionnels dans leur forme métallique; alors que la biosphère ne peut utiliser que des polymères de carbone. La biosphère stocke l’information principalement sous forme de molécules spécialisées à base de carbone, appelées acides désoxyribonucléiques (ADN). Les stéréosphères la stockent principalement dans des composants à base de silicium appelés «transistors». Les acteurs mécaniques sont appelés «muscles» dans la biosphère et sont basées sur des filaments protéiques qui se contractent comme conséquence de l’évolution des potentiels chimiques. Les éléments mécaniques équivalents dans la stéréosphère sont appelés «moteurs» et sont basés sur les effets des champs magnétiques sur des éléments métalliques. Pour chaque élément de l’un de ces systèmes, il est possible de trouver un équivalent fonctionnel dans l’autre, alors même que leur composition et les mécanismes de fonctionnement sont normalement complètement différents.
Une différence majeure entre les deux systèmes est que la biosphère est basée sur des cellules microscopiques capables de se reproduire. La stéréosphère, au contraire, n’a pas de cellules reconnaissables et l’unité d’auto-reproduction la plus petite est quelque chose qui pourrait être défini comme l’«usine centrale solaire d’auto-reproduction». C’est une usine qui peut construire non seulement des centrales solaires, mais aussi de nouvelles usines de centrales solaires. De toute évidence, une telle entité comprend une variété de sous-systèmes pour l’exploitation minière, le raffinage, le transport, la transformation, l’assemblage, etc., et elle doit être très grande. Aujourd’hui, tous ces éléments sont intégrés dans le système appelé «système industriel». (Également définissable comme «technosphère».) Ce système est alimenté, à l’heure actuelle, principalement par les combustibles fossiles, mais, à l’avenir, il pourrait être transformé en quelque chose d’entièrement alimenté par la dissipation du potentiel de l’énergie solaire. Ceci est rendu possible tant que le flux d’énergie produit par le système est aussi grand ou plus grand que l’énergie nécessaire pour alimenter le cycle métabolique. Cette exigence semble être amplement satisfaite par les technologies photovoltaïques actuelles (et autres renouvelables).
Une question cruciale pour tous les processus métaboliques est de savoir si l’apport en nutriments (à savoir les minéraux) peut être maintenu pendant une longue période. A propos de la biosphère, évidemment, c’est le cas: les cycles géologiques qui réforment les nutriments nécessaires font partie du concept de «Gaïa», le système homéostatique qui a gardé la biosphère vivante pendant près de quatre milliards d’années. A propos de la stéréosphère, la plupart des nutriments nécessaires sont abondants dans la croûte terrestre (le silicium et l’aluminium étant les principaux) et facilement récupérable et recyclable si l’énergie disponible est suffisante. Bien sûr, la stéréosphère aura également besoin d’autres métaux, dont plusieurs sont rares dans la croûte de la terre, mais la même exigence n’a pas empêché la biosphère de persister pendant des milliards d’années. La géosphère peut recycler les éléments chimiques par des processus naturels, à condition qu’ils ne soient pas consommés à un rythme trop rapide. Cette question est évidemment complexe et nous ne pouvons pas exclure que le coût de la récupération d’un élément rare se révélera être un obstacle fondamental à la diffusion de la stéréosphère. En même temps, cependant, il n’y a aucune preuve que ce ne sera pas le cas.
Alors, peut-on étendre la stéréosphère sur la surface de la terre et en faire un cycle métabolique important et de longue durée? En principe, oui, mais il faut prendre en compte un obstacle majeur qui pourrait empêcher que cette évolution se produise. C’est l’effet Allee bien connu pour la biosphère et qui, par similitude, devrait être aussi valable pour le stéréosphère. L’idée de l’effet Allee est qu’il existe une taille minimale pour une population biologique qui lui permet d’être stable et de se remettre de perturbations. Trop peu de personnes peuvent ne pas disposer de ressources suffisantes et des interactions réciproques pour éviter l’extinction après un effondrement. Dans le cas de la stéréosphère, l’effet Allee signifie qu’il y a une taille minimale pour qu’une usine de centrale solaire s’auto-reproduisant lui permette d’être autonome et de longue durée. Avons-nous atteint le «point de basculement» qui conduit à cette condition? À l’heure actuelle, il est impossible de le dire, mais on ne peut pas exclure qu’il a été atteint ou qu’il soit atteint avant l’épuisement des combustibles fossiles qui apportera l’effondrement du système industriel actuel.
La question suivante est de savoir si une stéréosphère autonome peut coexister avec la biosphère organique. Selon le principe de Gause, bien connue en biologie, deux espèces différentes ne peuvent pas coexister dans la même niche écologique; normalement l’une des deux doit s’éteindre ou être marginalisée. Les systèmes solides et photosynthétiques sont en concurrence l’un avec l’autre pour la lumière solaire. Il en résulte que la stéréosphère pourrait remplacer la biosphère si l’efficacité des systèmes de transduction de l’état solide devait se révéler plus élevé que celui des systèmes photosynthétiques. Mais ce n’est pas une évidence. Les cellules photovoltaïque aujourd’hui semblent être plus efficaces que les plantes photosynthétiques en termes de la fraction de l’énergie solaire transformée, mais nous devons considérer l’ensemble du cycle de vie des systèmes et, à l’heure actuelle, une évaluation fiable est difficile. Nous devons prendre en compte, de toute façon, que les créatures à l’état solide ne nécessitant pas d’eau liquide, n’ont pas besoin d’oxygène, ne sont pas limités par des éléments nutritifs locaux, et peuvent exister dans une beaucoup plus large gamme de températures que leurs homologues biologiques. Cela signifie que la stéréosphère peut s’étendre à des zones interdites à la biosphère: déserts arides, sommets, déserts polaires, et plus encore. Les créatures basées sur le silice ne sont également guère affectées par les rayonnements ionisants, de sorte qu’ils peuvent survivre dans l’espace sans problèmes. Ces considérations suggèrent que la stéréosphère peut occuper les zones et les volumes où elle n’est pas en concurrence directe avec la biosphère.
Les caractéristiques de la stéréosphère lui donnent également la capacité de survivre à des catastrophes qui peuvent profondément endommager la biosphère et qui finiraient par provoquer son extinction. Par exemple, le stéreosphère pourrait survivre à un brusque changement de climat (mais pas à une «catastrophe de type Vénusien» comme rapportée par James Hansen). Sur le long terme, en tout cas, la biosphère de la terre est destinée à être stérilisée par l’intensité croissante du rayonnement solaire sur des temps de l’ordre du milliard d’années. (Temps plus faible pour les organismes pluricellulaires.) La stéréosphère ne serait pas affectée par cet effet et pourrait continuer à exister pour les cinq milliards d’années pendant lesquelles le soleil resterait dans sa séquence principale. Peut-être, pourrait-il persister beaucoup plus longtemps, même après les transformations complexes qui conduiraient le soleil à devenir une naine blanche. Une naine blanche pourrait, en fait, fournir de l’énergie à des systèmes de puissance photovoltaïque peut-être pour des milliers de milliards d’années!
Un ensemble plus détaillé de mes considérations sur un sujet connexe peut être trouvé dans cet article sur Biophysical Economie et qualité des ressources, BERQ.
Notes:
1. Je ne discute pas ici de savoir si l’émergence possible de la stéréosphère est une bonne ou une mauvaise chose, du point de vue de l’humanité. Cela pourrait nous donner des milliards d’années de prospérité ou nous conduire à l’extinction rapide. Il semble peu probable, de toute façon, que les humains vont choisir ce qu’ils veulent avoir ou non sur la base d’arguments rationnels, pendant qu’ils ont encore le pouvoir de décider quelque chose sur cette question.
2. Le concept d’un système métabolique terrestre appelé stéréosphère n’est pas équivalent, et probablement même pas similaire, à l’idée de la «singularité technologique», qui suppose une augmentation très rapide de l’intelligence artificielle. L’«usine centrale solaire s’auto-reproduisant» n’a pas besoin d’être plus intelligente qu’une bactérie. Elle a juste besoin de stocker un plan d’elle-même et des instructions pour sa réplication. L’intelligence n’est pas nécessairement utile pour la survie, comme les humains pourraient ainsi le découvrir à leurs dépends dans un avenir proche.
3. A propos de la possibilité d’une sphère de Dyson photovoltaïque alimentée autour d’une naine blanche, consultez cet article par Ibrahim Semiz et Salim Ogur.
4. L’idée de la «vie à base de silicium» a été popularisée peut-être pour la première fois par Stanley Weinbaum qui a proposé son Monstre de la Pyramide dans sa courte histoire A Martian Odissey, publié en 1933. Le monstre maladroit de Weinbaum ne pourrait pas exister dans l’univers réel, mais ce fut un remarquable aperçu, néanmoins.
Ugo Bardi
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone