Histoire de l’Amérique du Sud 2/2


Par Andrew Korybko − Le 12 juin 2017 − source geopolitica.ru

La présente série d’articles est également disponible sous forme d’un livre au format pdf.

Le premier article couvrait l’histoire du continent de la colonisation à la fin de la Guerre froide, ce deuxième volet complète l’historique des développements qui se sont produits depuis.

Vers une démarche d’intégration

Cela fait presque un demi-siècle que la volonté d’intégration continentale constitue pour l’Amérique du Sud un marqueur fondamental de notre époque  même si elle a revêtu des formats et des étendues très divers. On trouve beaucoup d’information sur ce sujet et on pourrait y consacrer plusieurs articles en propre, ce qui n’est pas l’objectif du présent travail : nous allons donc faire abstraction des détails et nous consacrer à dresser une vue générale du processus. Comme pour l’ensemble du sujet que nous développons, nous encourageons le lecteur à compléter la présente vision d’autres sources qui satisferont sa curiosité.

Le meilleur moyen de décrire les modèles d’intégration sud-américains est d’en dresser une liste chronologique, assortie de quelques mots de commentaires pour chacun :

1968-1989 − Opération Condor

Ce n’est officiellement qu’à partir de 1968 que les USA ont imaginé d’intégrer entre eux les « États profonds » de ces régimes de procuration de droite dirigés par des militaires ; mais ils avaient déjà commencé à soutenir leur création clandestinement au travers de coups d’État secrets et par d’autres moyens. Comme nous l’avons précédemment exposé, les Années Condor ont soumis les administrations militaires et de renseignement du continent à un téléguidage depuis Washington et dans le cas de l’Opération Charly, les USA sont allés jusqu’à promouvoir l’Argentine en tant que partenaire transcontinental, en faisant soutenir par ce pays les gouvernements pro-américains d’Amérique centrale au cours de leurs guerres anti-communistes. Ceci explique en partie les hésitations de Washington dans le choix de son camp lors de la guerre des Malouines de 1982 au cours de laquelle s’affrontaient Argentine et Royaume-Uni ; quoi qu’il en soit, le dessein général en fut que les principales structures d’« État profond » d’Amérique du Sud se mirent à coopérer entre elles, ce qui ouvrit la voie à des partenariats futurs plus étendus.

1969 − Communauté Andine des Nations

Il s’agit de la première vraie tentative d’intégration économique régionale, composée au départ de la Bolivie, du Chili, de la Colombie, de l’Équateur et du Pérou. Elle intégra le Venezuela de 1973 à 2006 et le Chili s’en retira officiellement en 1976, réduisant son statut à celui d’observateur jusque 2006. À partir de 2005/2006, l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Paraguay et l’Uruguay en sont devenus membres associés ; si bien qu’en d’autres termes tous les membres du Mercosur à l’exception du Venezuela ont opté pour un resserrement des liens via l’union douanière. Il ne faut pas s’y perdre avec les changements plus récents survenus au sein du bloc ; les seuls membres à ce jour en sont la Bolivie, la Colombie, l’Équateur et le Pérou, ce qui constitue une collection d’États improbable, si l’on considère que deux d’entre eux (le Colombie et le Pérou) sont membres de l’Alliance Pacifique néolibérale et que les deux autres (la Bolivie et l’Équateur) appartiennent au groupe d’États socialistes menés par le Venezuela ; et pourtant les quatre pays relèvent d’un espace économique intégré. Encore plus intéressant, le Pérou est signataire du TPP enlisé [Nous en reparlerons dans un article de la série, le TPP est un traité de libre échange signé en 2016 puis jeté aux orties par les USA, NdT] alors que la Bolivie est sur le point de rejoindre le Mercosur.

1991 – Mercosur

On ne trouva pas d’initiative d’intégration économique au delà de la Cordillère des Andes au cours des 20 premières années d’existence de la Communauté andine des nations mais malgré ce départ plus tardif, le Mercosur a déployé une grande influence et peut, à de nombreux égards, être considéré comme nettement plus important. Il s’agissait au départ d’unifier les économies argentine, brésilienne, paraguayenne et uruguayenne sur la base de réussites antérieures à renouer le lien entre Buenos Aires et Brasilia et à atténuer leur concurrence. Le Venezuela rejoint formellement cette alliance en 2012, au moment même où le Paraguay était suspendu pour cause de « coup d’État constitutionnel ». Cette dernière décision s’est a posteriori montrée ultra-litigieuse parce qu’elle a mis dans l’impasse la mainmise [nord-]américaine dans la seconde moitié de l’année 2016. La Bolivie a formellement signé un accord de partenariat avec l’organisation mais celui-ci doit encore être ratifié par chaque État membre et le Brésil est le dernier à n’avoir pas encore souscrit au processus à l’heure où ces lignes sont écrites.

Lancé comme intégration multipolaire du populisme socialiste qui avait balayé l’Amérique du Sud au début des années 2000, au cours de la « marée rose », le Mercosur est à présent en passe de devenir une nouvelle organisation néolibérale, en raison de la réussite de ce que l’auteur appelle l’Opération Condor 2.0. Les dernières années ont vu divers coups d’État « constitutionnels et électoraux » qui ont fait remplacer les gouvernements traditionnels de gauche par des alliés de droite des USA. Le Mercosur, petit à petit, s’est vidé de son essence géostratégique multipolaire et se transforme en extension de l’Alliance Pacifique unipolaire, encore que ce processus n’ait rien d’irréversible (pas plus que la transformation inverse de l’Alliance Pacifique, moins unipolaire aujourd’hui qu’elle ne le fut au départ). Les détails des interactions entre les deux blocs et les sous-jacents de la Nouvelle Guerre froide qui se déroule en tache de fond du fusionnement encouragé entre eux par les USA, seront exposés dans notre dernier chapitre, l’« Affrontement des blocs ». À ce stade, il suffit que le lecteur retienne que le Mercosur n’est plus l’organisation multipolaire fiable que l’on a connue et que ce changement est en grande partie dû à des complicités en coulisses avec les USA (qui furent, admettons-le, facilitées par la mauvaise gestion socialiste).

2000 − Initiative d’Intégration de l’Infrastructure de la Région Sud-Américaine (IIRSA)

Hors d’Amérique du Sud, la plupart des gens n’ont probablement jamais entendu parler de l’IIRSA et c’est peut être une colle même pour ceux qui y vivent. Il s’agit simplement d’une organisation en vue d’intégrer les infrastructures à l’échelle du continent, comme son nom l’indique, et qui vise à une convergence profonde entre ses membres. C’est pour cette raison que l’IIRSA constitue la colonne vertébrale derrière l’initiative utopique Unasur qui a éclos quelques années plus tard. Les considérations les plus avancées et portant le plus à réflexion de cette organisation en sont qu’elle divise le continent en neuf réseaux d’intégration et de développement séparés, pour optimiser au mieux la collaboration intersectorielle entre ses membres. On trouve une carte interactive de chacun d’entre eux sur leur site web et un lien propose un dixième réseau reliant des régions du Brésil, de Bolivie et du Pérou ; le lecteur devrait vraiment jeter un œil à ces informations pour se faire une idée plus nette des zones dont les gouvernements d’Amérique du Sud ont convenu entre eux dans une optique d’intégration.

La carte ci-dessous montre les 10 réseaux d’intégration et de développement ; on peut voir que le réseau Pérou-Brésil-Bolivie est beaucoup plus limité géographiquement que celui que nous citons ci-dessus et qu’aucun des deux n’est affiché sur le graphique officiel mis en avant sur le site de l’IIRSA :

http://www.geosur.info/geosur/index.php/en/16-english

[Ce lien est malheureusement cassé, contact est pris avec l’auteur pour voir s’il souhaite reformuler l’article ou remplacer le lien, NdT]

Que le lecteur soit particulièrement attentif au réseau Central interocéanique vert clair, celui-ci recouvre TORR et est donc prévu comme le plus pertinent géo-stratégiquement des 10 réseaux d’intégration et de développement, surtout en terme de Guerre hybride. Fondamentalement, n’oublions quand même pas que l’ensemble du projet IIRSA constitue le schéma directeur d’intégration des pays d’Amérique du Sud sous ce qui pourrait devenir le parapluie de l’Unasur.

2004 – Unasur

L’Unasur est une évolution sur la base de la colonne vertébrale qu’est l’IIRSA et constitue le véhicule politico-stratégique d’unification du continent et de promotion de cette vision. C’est en décembre 2004 que les membres à venir ont convenu de la déclaration de Cusco qui portait les concepts du projet Unasur, même si son application n’a débuté qu’en 2008. Mais 2004 reste techniquement la date de conception du projet, celle qui fait référence quand on parle de la genèse de l’Unasur.

Il est très idéaliste et peut-être même un peu naïf d’imaginer que l’ensemble des pays d’Amérique du Sud vont s’intégrer pacifiquement en une seule entité politique mais l’intention est positive et fondée sur le désir de voir une paix durable et mutuellement bénéfique entre tous les pays de cette partie du monde. Unasur capitalise sur la période de stabilité géopolitique en Amérique du sud, qui a marqué l’ordre post-Guerre froide et constitue la progression logique des initiatives d’intégration telles que l’IIRSA et le Mercosur mais la brève « lune de miel » de paix à l’échelle continentale pourrait toucher à sa fin avec les déstabilisations domestiques qui portent la signature de l’Opération Condor 2.0, dont nous reparlerons sous peu.

La fonction première de l’Unasur est d’amener l’Amérique du Sud à une unité aussi proche qu’elle puisse le devenir mais il reste à voir si cela sera réalisé d’une manière multipolaire, comme c’était l’intention au départ, ou si l’unipolarité chère aux USA lui sera préférée. Cette organisation est irremplaçable, en ce qu’elle apporte la résultante politique − aussi peu engageante et hautement symbolique qu’elle soit − qui était attendue pour compléter l’IIRSA. De  nombreuses régions à l’échelle mondiale subissent la tendance du régionalisme  qui voit les pays voisins s’intégrer solidement entre eux et forger des blocs transnationaux afin d’améliorer leur compétitivité mondiale et il est naturel que l’Amérique du sud avance dans cette direction sur sa propre voie.

Outre l’évitement des tentatives subversives américaines pour le transformer en organisation « dirigée de l’arrière » le principal défi auquel l’Unasur fait face est de réussir à passer outre la divergence stratégique entre la « destinée manifeste »  du Brésil à devenir la principale puissance continentale et l’insistance des pays hispanophones à rester à distance respectable afin de préserver leur souveraineté. Voici deux positions qui peuvent apparaître comme inconciliables  et il pourra être extrêmement difficile de lisser ces différences sans quelque sorte d’idéologie pour les unifier (comme le socialisme d’ALBA, par exemple) mais rien ne dit que les pays lusophones et hispanophones ne pourront pas s’entendre. Ils proviennent après tout du même moule civilisationnel et ont déjà démontré dans le passé leur capacité à coopérer de manière pragmatique.

2004 – ALBA

La même année que celle de l’annonce inaugurale de l’Unasur, les pays socialistes de Cuba et du Venezuela ont approfondi leurs liens et formé la base de ce qui allait devenir l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique [« Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América » NdT]. L’ALBA, comme on allait bientôt l’appeler le plus souvent, allait finir par rassembler la Bolivie (2006), le Nicaragua (2007), l’Équateur (2009) et une série d’îles des Caraïbes unies sous la bannière de la résistance socialiste à l’unipolarité hégémonique des USA. Le cri de ralliement de l’ALBA est motivant pour nombre de gens en Amérique latine, mais l’organisation apporte plus qu’une solidarité idéologique.

Le Venezuela constitue le cœur de cette proposition d’intégration et apporte son soutien aux économies des pays membres des Caraïbes sous la forme de subventions en exportations pétrolières qu’il leur livre selon l’accord Petrocaribe signé en 2005. D’autres pays non-membres du cadre de l’ALBA, tels que le Belize ou le Guatemala sont également membres de Petrocaribe, qui constitue le Soft Power vénézuélien mais reste fragilement dépendant de la stabilité interne du pays, lui-même sujet aux assauts de type guerre hybride. Voici deux vues cartographiques décrivant les zones ALBA et Petrocaribe :

Alba

Petrocaribe

Alors que la pression infligée au Venezuela par les USA sous forme de guerre hybride continuera de s’accroître dans le futur, il est très probable que le pays soit amené à couper ses subventions pétrolières via l’accord Petrocaribe, ce qui pourrait l’amener à perdre certains des « amis » qu’il a « achetés » au travers de cet accord. Il ne faut pas considérer comme acquise l’affinité idéologique des pays membres de l’accord Petrocaribe envers Caracas ; un certain nombre de ces pays pourraient rapidement se tourner vers Washington une fois le robinet de pétrole vénézuélien coupé, mettant à nu le côté illusoire et fantasmatique des volontés d’influence idéologique profondes de Caracas.

Nulle volonté ici de ridiculiser l’accord Petrocaribe, il s’agit ici d’indiquer qu’il ne faut pas le voir comme un indicateur fiable d’une influence vénézuélienne sur la région. ALBA constitue un déterminant beaucoup plus fiable de cette influence mais cette dernière organisation − tout inspirante idéologiquement et symbolique qu’elle soit − connaît des difficultés importantes en raisons de divisions géographiques qui compliquent la tâche de ses membres pour coopérer entre eux. Chaque pays sud-américain (Venezuela, Équateur, Bolivie) connaît en ce moment ou a subi régulièrement des déstabilisations de type guerre hybride soutenues par les USA, même si celles-ci n’ont été que des « sondes » visant à identifier les faiblesses structurelles et que les réponses n’ont pas été « le gros truc » comme l’EuroMaidan l’a été pour l’Ukraine.

2009 − BRICS

Le premier sommet BRIC s’est tenu en 2009 et a constitué un pas de géant vers une multipolarité mondiale. La création des BRIC, cette fondation institutionnelle  reliant le Brésil aux pilotes géopolitiques que constituent la Russie et la Chine, (renommée plus tard en BRICS pour refléter l’adhésion de l’Afrique du Sud en 2010) allait jouer un grand rôle dans la présentation du géant sud-américain sous les feux de la rampe mondiaux, mettant en évidence ses ambitions pour le XXIe siècle. Cependant, si les BRICS ont eu un résultat positif sur la réputation du Brésil, l’organisation n’a pas apporté de bénéfices concrets au pays au delà de sa participation au développement embryonnaire de structures monétaires et financières alternatives qui espèrent un jour remplacer leurs homologues occidentales.

Il s’agit d’un avantage compétitif en soi mais celui-ci va prendre du temps pour monter en puissance et apporter des fruits concrets au pays. Le Brésil ne reçoit guère de bénéfices de son appartenance au groupe des BRICS au-delà de cette carte qui pourrait changer le jeu à long terme, si l’on exclut les accords symboliques qui ont été actés avec les autres membres. Le groupe des BRICS a apporté beaucoup plus de gains à la Russie et surtout à la Chine par rapport au Brésil, leur permettant de mettre le pied dans la porte en Amérique du sud. L’auteur n’essaye pas de se montrer négatif sur les BRICS et pense, au contraire, que leur organisation et leur continuité est une étape positive mais parfois il faut se prononcer sans détours sur les organisation proclamées « au niveau divin » et décrire la réalité de leurs inconvénients, que tout analyste sérieux devrait prendre en compte.

Dans le futur prévisible et aussi longtemps que le Brésil restera contrôlé par l’oligarchie soutenue par les USA − qui a renversé « constitutionnellement » le dirigeant élu − on ne peut pas prédire que les BRICS produiront une quelconque efficacité multilatérale en Amérique du Sud mais les retombées des bénéfices bilatéraux entre le Brésil et la Chine se feront probablement sentir (quel qu’en soit l’inconfort américain à ce sujet). La Chine a retiré plus de cet accord que n’importe lequel des cinq autres membres, Brésil compris, et la finesse organisationnelle de Pékin l’a aidée à gagner la confiance profonde de la part du Brésil, qui a permis l’annonce de TORR en 2015. On peut, sous un certain angle, voir TORR comme la preuve que les BRICS, la Nouvelle route de la soie et l’IIRSA sont compatibles et conclure qu’il s’agit du projet d’intégration le plus prometteur en Amérique du Sud à ce jour.

2012 – Alliance du Pacifique

Ce bloc de commerce néolibéral et (au départ) aligné sur les USA constitue le pendant structurel du Mercosur estampillé socialiste et (au départ) multipolaire ; il compte comme membres le Mexique, la Colombie, le Pérou et le Chili. Le Costa Rica est en cours d’adhésion et il se dit que le Panama envisage de le rejoindre. D’un point de vue géopolitique, l’Alliance Pacifique relie le continent nord-américain (le Mexique) et la côte ouest de l’Amérique du Sud, avec la possibilité d’intégrer également une partie des pays entre les deux, en Amérique centrale. Le Mercosur, d’un autre côté, occupe la moitié orientale de l’Amérique du sud et Petrocaribe, programme du Venezuela qui en est membre, implique une grande partie du bassin caribéen. L’avenir du Mercosur comme du Venezuela n’est pas facile à prévoir alors que l’Alliance du Pacifique garde fermement sa position et voit sa force croître en tant qu’entité économique mondiale.

Le dernier article de notre série décrira la compétition entre l’Alliance du Pacifique et le Mercosur en détail ainsi que divers scénarios mutuels possibles d’intégration en un bloc commercial panaméricain, sous influence unie ou multipolaire. Pour l’instant, le lecteur devrait retenir que l’Alliance Pacifique est l’une des forces économiques produisant le plus de croissance économique et qui offre la perspective de partenariats plus qu’intéressants avec d’autres organisations d’intégration régionales. Elle courtise déjà des gabarits comme la Chine, la Russie, et l’Inde, apportant la preuve qu’elle pourrait se transformer en acteur international pragmatique malgré sa disposition originelle tournée vers les Amériques. Donc, même si elle peut apparaître pour l’instant comme une menace unipolaire envers la fragile multipolarité sud-américaine, (et plus largement, latino-américaine) elle pourrait en fin de compte renforcer cette dernière si les coopérations adéquates se matérialisent.

Montée de la Marée rose

Avec le recul, on peut voir cette période comme l’une des plus prometteuses, exaltantes et porteuses d’espoirs dans l’histoire de l’Amérique du sud mais elle a été rapidement retournée par les guerres hybrides des USA et la mauvaise gestion des États. La révolution démocratique socialiste qui balaya alors le continent a commencé avec Hugo Chavez en 1999, atteint sa maturité au milieu des années 2000 alors que d’autres dirigeants sud-américains inclinés vers la gauche remportaient des élections dans nombre d’autres pays. Leurs montées au pouvoir furent aidées par l’aura forte et positive que le Venezuela présentait à tout l’hémisphère, renforcée par une passion idéologique contagieuse et une direction économico-énergétique qui attirèrent les regards de plus d’un électeur de ce pays.

Voici les années d’arrivées au pouvoir des principaux dirigeants de la Marée rose :

  • 1999 Venezuela – Hugo Chavez
  • 2003 Brésil – Lula da Silva
  • 2003 Argentine – Nestor Kirchner (à qui sa femme Cristina succéda en 2007)
  • 2005 Uruguay – Tabare Vazquez
  • 2005 Bolivie – Evo Morales
  • 2007 Équateur – Rafael Correa
  • 2008 Paraguay – Fernando Lugo

Au moment où Lugo parvint au pouvoir, l’ensemble du Mercosur était entre des mains socialistes/de gauche, ce qui a poussé l’organisation d’une manière jamais vue à agir de manière semi-unifiée et a également eu pour effet de renforcer la gouvernance du président brésilien du bloc, qui un an après assistait au tout premier sommet BRIC. Les gens se prirent à rêver que l’heure de l’Amérique du Sud était venue et que les USA étaient sur une trajectoire de retraite indéfectible ; et pourtant l’« épisode multipolaire » se montra encore plus court que son précédent unipolaire à cause de contradictions économiques internes des adhérents à la Marée rose qui facilitèrent par inadvertance le terrain pour que les USA viennent replanter la graine du changement de régime par la guerre hybride.

Le Condor plane de nouveau

La dernière partie de cette histoire régionale de l’Amérique du Sud présente le « phénomène » contemporain du penchant « réactionnaire » à droite de la région. Si l’on se fie uniquement à la description qu’en font les médias dominants, les processus macro-politiques en cours sont simples : « les peuples ont fini par se soulever contre les démagogues socialistes anti-démocrates [en France, il est de bon ton d’ajouter le terme « populiste » NdT] qui les gardaient sous leur joug ». Les médias proches des USA n’ont eu de cesse de ternir l’image des dirigeants de la Marée rose, que ce soit au Venezuela, au Brésil ou en Argentine, sous-entendant que ces derniers seraient à 100% responsables de la stagnation et des revers économiques, au cours de la période précédant les manœuvres de déstabilisations à leur égard. L’objectif est de faire apparaître la « soudaine montée de la droite » en Amérique du Sud comme rien de plus qu’une réaction populaire démocratique aux échecs de dirigeants socialo-autoritaires impopulaires en place au cours des dix dernières années ; et même s’il existe des bribes de vérité dans le fait que les gouvernements socialistes sont responsables de leurs propres échecs, d’autres processus sont en cours que les médias dominants refusent de présenter et pour cause, ils en sont partie prenante.

Il est indéniable que le Venezuela, le Brésil et l’Argentine ont subi des troubles systémiques depuis le ralentissement économique mondial de 2008, en particulier dès lors que les matières premières et ressources naturelles consommées par la Chine qui nourrissaient leur croissance effrénée ont connu un ralentissement. On peut comprendre que la réduction des importations chinoises dans ces secteurs ait eu une influence les pays d’Amérique du sud avec lesquels la Chine était le plus reliée et la réaction prévisible en fut qu’ils eurent à faire face à leurs propres défis économiques, ce qui allait encourager l’opposition politique pro-américaine. Cette séquence fut encore aggravée par les échecs économiques de bureaucrates des gouvernements et des compagnies d’État, qui contribuèrent à l’impression que les économies inspirées du socialisme étaient « inévitablement » vouées à s’effondrer, à l’égal de celles du bloc de l’est une génération plus tôt et que le temps était venu pour que des régimes de remplacement soient installés selon le même scénario − de larges révolutions de couleur qui ont marqué le « Printemps des nations » de 1989.

L’indignation populaire constitue un phénomène réel et tangible mais un phénomène qui peut être manipulé habilement par des forces externes, à des fins géostratégiques, en s’appuyant sur l’infrastructure propre au pays ; un pré-conditionnement social et structurel facilite les révolutions de couleur en jouant sur la psyché de la population et en minant l’économie nationale afin de mettre en avant une « prophétie auto-réalisatrice de malheur » qui peut dès lors être utilisée par les ONG et d’autres acteurs autorisés aux fins de capter autant de support populaire que cela se peut et de canaliser ces forces en manifestations de changement de régime. Des techniques sociologiques et de contrôle des foules sont alors appliquées, tout en attisant le brasier de l’hystérie, maximisant la puissance du mouvement anti-gouvernement en s’appuyant sur les lacunes existantes du parti au pouvoir pour renforcer encore les rangs de ceux qui descendent dans la rue.

Au jour où nous écrivons ces lignes, aucune « révolution de rue » n’a suffi à renverser un dirigeant latino-américain, contrairement à ce qui a pu arriver dans des pays afro-eurasiens qui ont pu voir leur dirigeant tomber à l’aune de révolutions de couleur mais ces événements ont établi un « vraisemblable » front public très utile à « légitimer les coups d’État constitutionnels » au Honduras, au Paraguay et au Brésil et ont détourné l’attention des subterfuges structurels (comme par exemple la déstabilisation économique au moyen d’un fonds vautour) mis en œuvre par les USA pour manigancer l’effondrement de l’héritage de Kirchner en Argentine. On les a également vus à l’œuvre dans le déclenchement de désordres sporadiques d’intensités diverses en Bolivie, en Équateur, au Nicaragua et très notablement au Venezuela. L’Opération Condor 2.0 constitue donc une répétition, dans le cadre de la nouvelle guerre froide − de sa première version qui avait été actionnée pendant la guerre froide originelle ; mais face aux dirigeants provocateurs en place, au lieu d’actionner des coups d’État militaires portant étendard des changements de régime, ce sont les révolutions de couleur, les « coups d’État constitutionnels » et les élections lourdement pré-conditionnées qui sont utilisés cette fois en vue de préparer une deuxième vague d’intégration régionale en mode unipolaire.

Voici quatre exemples au cours desquels l’Opération Condor 2.0 a renversé des gouvernements démocratiquement élus et légitimes en Amérique latine ; ne mettons pas de côté que le Nicaragua, l’Équateur, la Bolivie et le Venezuela subissent également de temps à autre ce type de déstabilisation, Caracas restant depuis un certain temps sous un état de siège asymétrique permanent, les USA semblant déterminés à évacuer le gouvernement chaviste et à balayer le dernier dirigeant multipolaire d’envergure sur l’hémisphère.

2009 − Honduras

Zelaya perd le pouvoir lors d’un coup d’État hybride « constitutionnel »–militaire, au cours duquel les tribunaux le déclarent en soi-disant violation de la Constitution pour avoir voulu organiser un référendum lui permettant de se présenter à une nouvelle élection et ordonnent à l’armée de le renverser. Les USA ont visé le Honduras en premier parce qu’ils voulaient étouffer la Marée rose dans l’œuf et bloquer préventivement sa dangereuse propagation au nord vers le Mexique, ce qui aurait déclenché une crise stratégique de grande amplitude si le Mexique, État voisin du sud des USA, avait soudain basculé à gauche et adopté une trajectoire contraire aux intérêts de Washington.

2012 − Paraguay

Une bagarre mortelle entre fermiers sans terre et policiers servit de prétexte fallacieux à un « coup d’État constitutionnel » préparé à l’avance contre le premier dirigeant de gauche n’appartenant pas à l’établissement de ce pays. Ce pays disposé de manière centrale, tient un rôle clé dans les projets américains de fragmenter le Mercosur et d’ouvrir la voie à une expansion de l’Alliance Pacifique vers l’est ; nous y reviendrons plus longuement dans notre dernière partie intitulée l’« Affrontement des Blocs ».

2015 − Argentine

L’héritier politique de Kirchner, Daniel Scioli, a été défait de peu par Mauricio Macri qui gagna sa popularité en prêchant la mise à l’arrêt des politiques économiques du président en exercice, cependant que sa base répandait l’idée que ce programme économique détruisait le pays. Nous avons expliqué plus haut en quoi les carences organisationnelles et managériales de Kirchner n’étaient pas les seuls facteurs de la déroute économique subie par l’Argentine juste avant les élections ; mais la perception encouragée par les USA et leurs alliés médias associés à l’« opposition » en fut que Kirchner était coupable de tout et que son successeur devait impérativement être éloigné du pouvoir. Ce mécanisme fut suffisant pour rebattre les cartes de l’élection en faveur de Macri et lui offrit les « justifications » pour défaire nombre des politiques établies par Kirchner.

2016 − Brésil

Le changement de régime « légal » qui avait eu lieu en Argentine par des moyens électoraux décalant le pays de la gauche vers la droite, inspira l’« opposition » au Brésil qui redoubla ses efforts pour faire tomber Roussef et occuper les rues avec une passion jusqu’alors jamais vue. Les prétextes de circonstances qui servirent à justifier leur rage furent les résultats serrés des élections de 2014, le ralentissement économique qui avait hypothéqué la croissance économique du pays et le scandale de corruption « Operation Lava Jato » [également connue sous le nom « scandale Petrobras » NdT] provoqué par la NSA qui impliqua le président. Le précédent électoral qui venait de se produire en Argentine suffit à convaincre nombre de gens que la même chose pouvait se produite au Brésil  mais comme les élections n’auraient lieu qu’en 2018, leurs « manifestations populaires » furent mises à profit par les instigateurs du « coup d’État constitutionnel pour légitimer » leur machination − réussie − de changement de régime.

Andrew Korybko

Le présent article s’intègre dans une suite de quatre articles écrits mi-2017 par le même auteur, qui sont :

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone

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