Par Andrew Korybko – Le 17 avril 2019 – Source eurasiafuture.com
Il apparaît inexplicable à nombre d’observateurs que la Russie, l’un des principaux producteurs de pétrole, n’aide pas son allié à survivre à l’une des crises du pétrole les plus marquées qu’il ait jamais connues, mais à y regarder de plus près, et en y réfléchissant bien, on peut comprendre que la Russie entend faire un usage politique de la crise, afin de forcer la Syrie à adopter de nouvelles concessions dans son processus de réforme constitutionnelle en cours, et à enclencher un « retrait programmé » honorable de l’Iran hors de Syrie : il est probable que Moscou ne « volera pas au secours » de Damas avant que cette dernière n’ait accepté ce que Poutine en attend depuis à présent deux ans déjà.
File d’attente pour l’essence à Damas – source almasdarnews.com
L’éléphant au milieu de la pièce
Le régime de sanctions draconiennes des USA contre l’Iran est responsable de graves pénuries de pétrole en Syrie, où le média populaire Al-Masdar indique que « dans les villes comme Damas, Lataquié et Alep, des milliers de voitures font la queue pendant plusieurs heures pour faire le plein, et les files d’attente peuvent atteindre 3.5 kilomètres ». Le Liban voisin aide la Syrie en y convoyant en urgence et de manière temporaire de l’essence, pour éviter une aggravation de la crise dans le pays déjà ravagé par la guerre, à un moment où la plupart des observateurs s’attendaient à ce que la situation s’améliore. Mais Beyrouth dispose d’à peine assez de carburant pour subvenir à ses propres besoins, et ces envois ne pourront donc pas répondre durablement à la crise. Et pendant que la Syrie lutte pour survivre et éviter de nouveaux désordres de type Révolution de Couleur qui pourraient éclore « spontanément » si les gens continuent de subir la misère et les hausses de prix, la communauté des médias alternatifs se borne à condamner les USA et leurs alliés pour le rôle qu’ils jouent dans ce drame, sans évoquer la question principale, l’éléphant au centre de la pièce : pourquoi l’allié russe, si riche en pétrole, ne fournit-il aucune assistance à son « allié » en cette période critique ?
Les raisons économiques à cela ne constituent qu’un prétexte
Il apparaît incompréhensible que la Russie, qui est l’un des principaux pays producteurs et exportateurs de pétrole, et disposant de stratèges en gestion de la perception de classe mondiale, n’organise pas l’envoi de cargaisons de pétrole à son « allié », que ce soit via un mécanisme de soutien humanitaire, ou à tout le moins une vente à paiement différé. La question est d’autant plus pertinente que la Russie a pris le contrôle des infrastructures de pétrole et de gaz syriennes depuis l’an dernier, et envoie régulièrement des quantités importantes de pétrole en Syrie pour permettre à sa flotte aérienne militaire de voler. La Russie, en plus de cela, vend même du gaz à son adversaire étasunien, en dépit des sanctions imposées par ce client sur ses industries énergétiques, ce qui prouve que le « pouvoir du dollar » ne vaut plus grand chose, tant du point de vue russe qu’américain : ne pas vendre d’énergie à son « allié » syrien n’a vraiment aucun sens, et les aides russes pourraient d’ailleurs prendre la forme d’un « accord de troc » de type pétrole contre biens de consommation, tel qu’il existe entre la Russie et l’Iran. Donc, bien évidemment, les dirigeants russes ont fait le choix de ne pas aider l’« allié » syrien, pour des raisons qui n’ont rien d’économiques, et qui sont éminemment politiques.
Des exigences (anti-)constitutionnelles
Le président Assad a infligé à son homologue russe un camouflet diplomatique sans précédent quand son gouvernement a refusé d’appliquer les nombreuses clauses du « brouillon de constitution » rédigé par la Russie pour son pays, qui fut dévoilé pour la première fois lors de la réunion inaugurale du processus de paix d’Astana en janvier 2017, et Poutine ne l’a jamais oublié. Toutes les divergences – en croissance – entre la Russie et la Syrie remontent à cet épisode ; Moscou avait pris Damas totalement par surprise, en remettant ce document sans annonce à la fois à Damas et aux groupes « rebelles » qui participaient également à l’événement. Agir ainsi constitua bien entendu de la part de la Russie un affront diplomatique envers les autorités syriennes, pour « bien intentionnée » qu’ait été la procédure russe, qui visait à raviver un processus de paix bloqué. Pire encore, la Russie se mit dès lors à « gentiment » pousser vers un « retrait programmé » de l’Iran hors de Syrie, et était entrée en collaboration ouverte avec l’adversaire sioniste juré de la Syrie sur ce dossier : pour Damas, l’émergence du « Rusraël de Poutinyahou » à sa frontière constitue un « scénario de cauchemar », son ennemi juré fusionnant avec la puissance militaire la plus importante implantée au sein de ses propres frontières.
Le messager
Le président Poutine en veut beaucoup à Assad : au point qu’après la tragédie de l’avion espion en septembre 2018, il ne lui a plus parlé depuis l’entretien qu’ils avaient eu presque une semaine entière après cet incident. Récemment, Poutine a préféré envoyer Shoigu, son ministre de la Défense, pour délivrer un message, plutôt que passer un coup de fil à Assad, comme il le fait souvent avec Erdogan et Netanyahou – à noter d’ailleurs que ces deux derniers figurent parmi les ennemis d’Assad. On ne sait pas ce que constituait le dernier message en date, mais il ne faudrait pas être surpris d’apprendre qu’il « rappelait » l’insistance de Poutine pour que son homologue syrien s’aligne avec les nombreux changements constitutionnels que la Russie a « suggérés » depuis 2 ans, et qui reprennent de leur pertinence alors que la « commission constitutionnelle » s’apprête à se réunir. Rappelons également que Moscou a forcé Damas à « accepter » que ne figurent dans cette commission qu’1/3 de personnes mandatées par le gouvernement en place.
« Chantage diplomatique »
Nul doute que si Damas s’était rangée aux exigences de Moscou, la Russie aurait déjà « volé à son secours » et lui aurait permis d’éviter la crise du pétrole qu’elle subit à présent. Mais selon toutes probabilités, la Syrie a refusé de céder à ce « chantage diplomatique », et se voit en conséquence « punie » par la Russie. Ainsi s’explique le fait qu’aucune aide énergétique ne soit acheminée entre les deux pays, et ce malgré la gravité de la crise, et les sombres perspectives de désordres de type Révolution de Couleur qui pourraient en découler. Contrairement à ce que beaucoup semblent penser, un tel scénario ne serait pas si défavorable aux intérêts stratégiques russes : la Russie a déjà « toiletté » plusieurs membres de l’« opposition » syrienne, tel Jamil Qadri, qui rencontrent fréquemment des diplomates de haut niveau à Moscou, et qui pourraient constituer une « solution de rechange » si besoin s’en faisait sentir. En outre, « la Russie est en train de remodeler l’État profond syrien à sa propre image » en « réformant » activement les armées du pays afin d’en sortir les influences iraniennes et les remplacer par les siennes : il n’est donc pas ridicule d’imaginer que Moscou dispose de plusieurs « plans de secours » si le président Assad ne se résout pas à faire ce que le président Poutine attend de lui.
Des ficelles tirées par les saoudiens?
Autre point méritant l’attention : la Russie contrôle actuellement le marché mondial du pétrole, grâce au duopole qu’elle dirige en coordination avec l’Arabie Saoudite, son nouveau partenaire stratégique, auprès de qui elle se porte candidate pour fabriquer 16 réacteurs nucléaires, et à qui elle vient de livrer des lance-roquettes dernier cri. Cette livraison coïncidait d’ailleurs avec les louanges émises par l’ambassadeur de Russie à l’ONU, qui a déclaré que la coalition dirigée par les Saouds « jouait un rôle très constructif » au Yémen, et précédait de peu l’annonce du remplacement des livraisons de pétrole brut vénézuéliennes et iraniennes en Europe par des livraisons de pétrole russe, par suite des régimes de sanctions déclarés par Trump envers ces deux pays « partenaires » de la Russie. Au vu du caractère ultra-lucratif de la coopération que la Russie connaît en ce moment avec l’Arabie Saoudite, et la proximité croissante que connaissent ces deux grandes puissances, il est très possible que la Russie caresse le projet de prendre la place de l’Iran sur le marché du brut en Syrie dans le cadre de sa stratégie d’« équilibrage » régional ; il lui suffit pour ce faire d’attendre que la crise énergétique devienne assez insoutenable en Syrie pour que Damas se débarrasse de Téhéran, et se mette à quasiment supplier Moscou de lui livrer du pétrole à tout prix, pourquoi pas après avoir promis de mettre en œuvre les « réformes » constitutionnelles « proposées » par la Russie et non sans avoir lancé le processus de « retrait programmé » des soldats iraniens hors de son territoire.
Conclusions
L’ensemble de la population syrienne souffre beaucoup de la crise énergétique qui fait rage ; les causes en remontent aux sanctions étasuniennes, mais les effets pourraient facilement en être évités avec l’aide de l’« allié » russe, riche en pétrole. Moscou bloque en ce moment toute aide à Damas, tant que celle-ci n’aura pas souscrit à ses exigences politiques, au premier plan desquelles la mise en œuvre du « brouillon de constitution » rédigé par les Russes et le lancement d’un « retrait programmé » des forces iraniennes présentes sur son territoire. L’aggravation de la crise en cours complique considérablement le retour des réfugiés dans leur pays depuis le Liban voisin, et pourrait déboucher sur une Révolution de Couleur contre le président Assad. La Russie ne craint pas un tel scénario, elle dispose déjà de plans de secours, qui lui permettraient de préserver ses intérêts stratégiques. Après tout, le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov en personne avait proclamé haut et fort en 2016 qu’« Assad n’est pas notre allié » : aux yeux de Moscou, il importe peu que l’homme reste en place. Les médias alternatifs refusent pour l’instant de l’admettre, mais on dirait bien que le président Poutine ne craint plus l’incantation maudite « Assad doit partir ».
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
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