L’Océan Arctique : prochain théâtre des opérations étasuniennes de confinement de la Russie et de la Chine


Par Andrew Korybko − Le 22 décembre 2020 − Source Oriental Review

andrew-korybkoL’US Navy a dévoilé il y a peu sa doctrine “Avantage en mer”, qui identifie l’Océan Arctique comme prochain théâtre de la tentative menée par les États-Unis d’isoler la Russie et la Chine. Pour parvenir à cette fin, le document propose que Washington recoure à des moyens désespérés, comme un déploiement de ses forces navales de manière risquée, à des fins de “désescalade” qui font peser le risque de provoquer une guerre nucléaire.

Les routes de navigation en Arctique


La doctrine étasunienne “Advantage At Sea”

Jeudi dernier [le 17 décembre 2020, NdT] a constitué un jour très important à plusieurs titres. Pendant que le monde regardait la conférence de fin d’année du président Poutine, la US Navy a dévoilé sa doctrine Advantage at Sea. Celle-ci a attiré l’attention de RT, du fait qu’elle identifiait la Russie et la Chine comme principales puissances rivales des États-Unis, mais peu de médias alternatifs ont suivi. Il s’agit d’une erreur de leur part : il faut lire ce document en entier si l’on veut mieux comprendre la stratégie navale des États-Unis du siècle à venir. Après tout, ce document commence par les mots : “Nos actions au cours de la prochaine décennie vont façonner l’équilibre du pouvoir maritime pour le reste du siècle”, insistant sur l’importance stratégique suprême de cette doctrine. On peut et devrait en analyser de multiples aspects, mais peut-être que le plus direct d’entre eux concerne la tentative par les États-Unis de confiner à la fois la Russie et la Chine dans l’Océan Arctique.

La compétition des pôles

Ce texte ne mentionne guère l’Océan Arctique, mais il reste tout à fait limpide que cette région va devenir le prochain théâtre de déroulement de cette stratégie jusqu’ici perdante. Les deux grandes puissances multipolaires ont des intérêts presque identiques quant à leurs utilisations de ce que la Russie considère comme la Route Maritime du Nord, et que la Chine dénomme Route Polaire de la Soie, et qui à leurs yeux représente un raccourci facilitant les échanges commerciaux avec l’Europe. Les deux pays s’intéressent également de près aux gigantesques réserves en hydrocarbures de la région. Les États-Unis sont donc naturellement contraints d’interférer avec ces deux objectifs, pour essayer de retarder le déclin de leur hégémonie unipolaire aussi longtemps que possible. Les desseins entretenus par les États-Unis sont transparents, car rédigés noir sur blanc dans le texte :

Nous ne pouvons pas céder d’influence dans les régions connaissant une compétition émergeant jour après jour, y compris dans les eaux régionales étasuniennes et en Arctique. Les décennies qui vont suivre apporteront des changements dans la région Arctique, qui auront un impact significatif sur l’économie mondiale, au vu de l’abondance de ressources naturelles et au vu de son emplacement stratégique. La Chine considère cette région comme un maillon critique de son projet des Nouvelles Routes de la Soie. Les nations de l’Arctique ré-ouvrent d’anciennes bases, déplacent des soldats, et réinstaurent des exercices régionaux. Ces tendances vont se maintenir au cours des décennies à suivre. Nous devons continuer d’aller de l’avant et positionner nos propres forces de manière appropriée.

Les autres rares références de ce texte à la région mentionnent l’impact géostratégique de la fonte des glaces qui s’y produit, de la construction par la Chine de brise-glace polaires et d’autres vaisseaux “à une vitesse alarmante”, et des ambitions supposées de Pékin quant à exploiter son projet La ceinture et la route pour “permettre à ses soldats d’opérer plus loin de ses rivages que jamais auparavant, y compris dans les régions polaires”. Mention rapide est également faite du projet d’acquisition par les garde-côtes du Polar Security Cutter. L’Arctique ou les régions polaires ne font pas l’objet d’autres mentions au sein de la doctrine ; néanmoins, ces mentions suffisent à établir que cette région constitue le théâtre émergent de la rivalité entre grandes puissances.

Proposition provocatrice

Particulièrement préoccupant est le fait que la doctrine “Avantage en Mer” énonce une proposition très provocatrice quant à la posture navale des États-Unis dans le monde, et ce y compris en Arctique au vu des mentions de cette région dans le document. Il est observé que “des activités ne relevant pas de la guerre peuvent atteindre des effets d’un niveau stratégique”, et ce point est utilisé comme fondement pour affirmer qu’“Opérer nos forces navales plus en avant — de manière dangereuse et dans des environnements contestés — fait augmenter les risques que les puissances rivales réfléchissent avant de jouer l’escalade et empêche les crises de se transformer en guerre”. De telles actions sont supposées entraver en amont “la tentative probable [de la Russie et de la Chine] de s’emparer de territoires avant que les États-Unis et leurs alliés puissent établir une réponse efficace – amenant à un fait accompli” ; dans la réalité, de tels scénarios créent les conditions d’une guerre nucléaire dans le scénario du pire, dès lors que des actions aussi téméraires feraient l’objet de la moindre erreur de calcul.

La stratégie de la corde raide de Biden

Le président-élu Biden va donc hériter de ce qui pourrait bien constituer la plus dangereuse doctrine militaire étasunienne jamais mise en œuvre [Cette doctrine ressemble en réalité fortement à celle qui fut déployée au cours des années 1930 par le secrétaire d’État Stimson sous les présidents Hoover puis Roosevelt sur fond de crise entre Chine et Asie pour la Mandchourie ; on en connaît effectivement les résultats… Il est vrai que de nos jours le différentiel de puissance n’est plus en faveur des États-Unis, et l’existence d’armes nucléaires est également un facteur important, NdT – Voir par exemple l’ouvrage How American Policy Toward Japan Contributed to War in the Pacific, écrit par William L. Neumann], consistant à mettre délibérément leur puissance navale en position dangereuse dans le dessein supposé d’“empêcher (une) crise d’escalader en guerre.” En d’autres termes, elle vise à insérer les forces navales étasuniennes de manière provocatrice au centre d’une crise, en s’attendant à ce que nul n’ose ouvrir le feu de crainte de déclencher une guerre nucléaire. Cette stratégie de la corde raide est extrêmement dangereuse, et peut en théorie être déroulée en n’importe quel point de l’océan au monde, mais son occurrence potentielle en Arctique pourrait très facilement en venir à impliquer les deux rivales nucléaires des États-Unis, car il s’agit du seul endroit du globe où les intérêts se chevauchent fortement, comme expliqué plus tôt. Comme certains observateurs estiment que les États-Unis sont partis bons derniers sur ce front, ils peuvent se résoudre à des mesures aussi désespérées aux fins de forcer leurs rivaux à leur accorder des concessions, ou bien à prendre le risque d’une guerre nucléaire.

Conclusions

La doctrine étasunienne “Advantage at Sea” n’augure rien de bon pour la paix globale, surtout si l’on considère le fait qu’elle positionne une politique qui ne peut être décrite de facto que comme la stratégie de la corde de raide nucléaire, en insérant délibérément ses forces armées au centre d’une crise contre la Russie et/ou la Chine, à des fins de “désescalade” supposée. L’Océan Arctique est le point de convergence entre les intérêts maritimes des trois parties, ce qui en fait le théâtre au sein duquel cette politique pourrait avoir les effets les plus déstabilisateurs. Il est exact que les États-Unis pourraient faire usage de cette doctrine en Mer Baltique, en Mer Noire ou en Mer de Chine, mais aucun de ces théâtres n’impliquerait les autres rivales eurasiatiques des États-Unis et ne porte le risque de déclencher une crise vraiment globale, alors que l’Arctique concentre ce potentiel. Les États-Unis pourraient même en faire une priorité, s’ils estiment que leur bluff nucléaire pourrait amener à une régulation des forces militaires en présence, car ils sont loin derrière la Russie sur cette zone, et ont donc le plus à gagner en jouant ce risque.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Note du SakerFrancophone

On a vraiment plus que jamais l'impression d'avoir affaire à un singe manipulant une grenade, pour reprendre l'expression chère à Dmitry Orlov...

Traduit par José Martí pour le Saker Francophone

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