Les fondements historiques de la diplomatie russe, par Serguei Lavrov [2/2]


Par Serguei Lavrov – Le 3 mars 2016 – Source : Saker US

La première partie de ce texte se trouve ici.

Serguei Lavrov

Serguei Lavrov

Il faut aussi rappeler que, à cette époque [la guerre de Crimée 1853-56], la diplomatie russe a défendu des idées qui étaient en avance sur leur temps. Les conférences de paix de La Hague, en 1899 et 1907, convoquées à l’initiative du Tsar Nicolas II, furent les premières tentatives d’accords pour freiner la course aux armements et arrêter les préparatifs d’une guerre dévastatrice. Peu de gens le savent.

La Première Guerre mondiale fut une boucherie, provoqua les souffrances de millions et de millions de gens, et amena l’effondrement de quatre empires. A ce sujet, il faut se rappeler un autre anniversaire, celui qui marquera, l’année prochaine, le centenaire de la Révolution Russe. Aujourd’hui, nous devons étudier ces événements objectivement et équitablement, surtout dans une situation où, particulièrement à l’Ouest, beaucoup voudront utiliser cette date pour salir la Russie, et pour décrire la révolution de 1917 comme un coup d’État barbare qui a fait sombrer toute l’Histoire européenne. Pire encore, ils vont comparer le régime soviétique à celui des nazis, et vont rejeter sur lui, en partie, la responsabilité d’avoir déclenché la Seconde Guerre mondiale.

Sans aucun doute, la Révolution de 1917 et la guerre civile qui s’en est suivie furent une tragédie épouvantable pour la Russie. Bien sûr, toutes les autres révolutions ont été tragiques. Cela n’empêche pas nos homologues français de vanter les bouleversements de leur révolution, qui, en plus du slogan Liberté, Egalité, Fraternité, a aussi apporté la guillotine et des flots de sang.

Ce qui est incontestable, c’est que la Révolution russe a été un événement majeur qui a influencé l’Histoire du monde de nombreuses façons sujettes à controverse. On l’a regardée comme une sorte d’expérimentation pour la mise en place des idées socialistes, qui étaient alors largement répandues en Europe. Le peuple les soutenait, parce que des masses importantes se tournaient vers une organisation sociale reposant sur des principes collectifs et communautaires.

Des historiens sérieux ont clairement vu l’impact des réformes en Union soviétique sur la formation de l’État providence en Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale. Les gouvernements européens décidèrent alors d’introduire des mesures sans précédent pour la protection sociale, sous l’influence de l’exemple soviétique, dans l’idée de couper l’herbe sous le pied des forces politiques de gauche.

On peut dire que les 40 ans qui suivirent la Seconde Guerre mondiale furent une époque étonnamment heureuse pour l’Europe de l’Ouest, qui n’avait plus à prendre ses propres décisions, vivant sous le parapluie de la confrontation entre les États-Unis et l’Union soviétique, et qui profita d’occasions exceptionnelles pour un développement soutenu.

C’est dans ce contexte que les pays de l’Europe de l’Ouest ont mis en place de nombreuses idées concernant le rapprochement entre les modèles capitaliste et socialiste, qui, considéré comme la meilleure formule pour le développement socio-économique, a été promu par Pitirim Sorokine et d’autres penseurs éminents du XXe siècle. Durant les vingt dernières années, nous avons assisté au processus inverse en Europe et aux États-Unis : la diminution de la classe moyenne, la montée des inégalités sociales et le démantèlement des garde-fous encadrant l’activité des multinationales et des grands groupes.

On ne peut pas ignorer le rôle que l’Union soviétique a joué dans la décolonisation, et pour la promotion des principes des relations internationales, comme le développement indépendant des nations et leur droit à l’auto-détermination.

Je ne m’attarderai pas sur la façon dont l’Europe a sombré dans la Seconde Guerre mondiale. Il est évident que les tendances anti-russes des élites européennes et leur souhait de lancer la machine de guerre de Hitler contre l’Union soviétique ont joué un rôle fatal. Reconstruire, après ce désastre épouvantable, nécessitait la participation de notre pays comme partenaire-clé pour régler les paramètres de l’ordre européen et mondial.

Dans ce contexte, la notion de l’affrontement entre les deux totalitarismes [nazisme et communisme], qui est aujourd’hui activement inculquée aux esprits européens, et notamment dans les programmes scolaires, est sans fondement et immorale. L’Union soviétique, malgré tous ses démons, n’a jamais cherché à détruire des peuples entiers. Winston Churchill, qui toute sa vie a été un fervent opposant à l’Union soviétique et a joué un rôle majeur dans le passage de l’alliance conclue lors de la Seconde Guerre Mondiale à une nouvelle confrontation avec l’Union soviétique, a dit que la bienveillance – vivre en accord avec sa conscience – est la façon russe de faire les choses.

Si vous considérez de manière objective les petits pays européens, ceux qui ont fait partie du Pacte de Varsovie et qui aujourd’hui sont membres de l’OTAN ou de l’Union européenne, il est clair que leur situation n’est pas passée de la subordination à la liberté, comme aiment le dire les dirigeants occidentaux, mais plutôt d’un maître à un autre. Le Président russe Vladimir Poutine a évoqué le sujet il n’y a pas longtemps. Les représentants de ces pays reconnaissent, hors micros, qu’ils ne peuvent prendre de décisions importantes sans le feu vert de Washington ou de Bruxelles.

Il semble que dans le contexte du centenaire de la Révolution russe, il est important pour nous de comprendre la continuité de l’Histoire russe, qui devrait inclure toutes les périodes sans exception, et l’importance de la synthèse de toutes les traditions positives et de l’expérience historique, pour en faire le socle d’une progression dynamique et pour défendre le rôle légitime de notre pays comme centre de pouvoir dans le monde moderne, et comme inspirateur d’idées pour un développement solide, la sécurité et la stabilité.

L’ordre mondial d’après-guerre reposait sur la confrontation entre deux systèmes mondiaux et fut loin d’être parfait, mais il a permis de préserver la paix internationale et d’éviter la plus terrible des tentations – utiliser les armes de destruction massive, et surtout les armes nucléaires. Il est absurde de dire, comme on le pense souvent, que la dissolution de l’Union soviétique a marqué la victoire de l’Ouest dans la Guerre froide. Cette dissolution a résulté de la volonté du peuple, qui voulait le changement, ainsi que d’un malheureux enchaînement d’événements.

Ces développements ont provoqué une véritable fracture tectonique dans le paysage international. En fait, ils ont changé la politique mondiale, puisque la fin de la Guerre froide et de la confrontation des idéologies qui y était associée a rendu possible, enfin, de changer l’architecture européenne, selon les principes d’une sécurité égale et non négociable, et d’une coopération générale sans lignes de partage.

Nous avons eu la possibilité concrète d’effacer le fossé qui séparait l’Europe en deux et de mettre en œuvre le rêve d’une maison commune européenne, que bien des penseurs et des hommes politiques européens, notamment le Président français Charles de Gaulle, ont embrassé de tout cœur. La Russie adhérait totalement à cette idée et a fait de nombreuses propositions et initiatives dans ce but.

Logiquement, nous aurions dû créer de nouvelles fondations pour la sécurité européenne, en renforçant les composantes militaires et politiques de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Vladimir Poutine a dit dans une récente interview au magazine allemand Bild que Egon Bahr [un ancien proche collaborateur de Willy Brandt, NdT] avait proposé des approches similaires.

Malheureusement, nos partenaires occidentaux ont fait des choix différents. Ils ont choisi d’étendre l’OTAN vers l’Est et de pousser l’espace géopolitique qu’ils contrôlaient toujours plus près de la frontière russe. C’est la source de tous les problèmes systémiques qui ont surgi dans les relations que la Russie entretient avec les États-Unis et l’Union européenne. Rappelons-nous que George Kennan, qui a conçu la politique américaine de containment – l’encerclement – de l’Union soviétique, a dit à la fin de sa vie que la ratification de l’expansion de l’OTAN était «une erreur tragique».

Le problème sous-jacent de cette politique occidentale est qu’elle ne tient pas compte du contexte mondial. Le monde globalisé d’aujourd’hui est fondé sur une interconnexion sans précédent entre les pays, et il est donc impossible de développer les relations entre la Russie et l’Union européenne comme si celles-ci étaient toujours au centre de la politique mondiale, comme du temps de la Guerre froide. Nous devons comprendre que de puissants processus sont en cours en Asie-Pacifique, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine.

Ces changements rapides dans tous les domaines de la vie internationale sont le signe principal de l’étape actuelle. Et, attention, ils prennent souvent un tour imprévu. Le concept de fin de l’Histoire, développé par l’éminent sociologue et politologue américain, Francis Fukuyama, concept très populaire dans les années 1990, est devenu clairement sans fondement aujourd’hui. Selon cette idée, la mondialisation rapide annonce la victoire ultime du modèle capitaliste libéral, tandis que les autres modèles doivent s’y adapter, sous la direction des sages professeurs occidentaux.

En réalité, la seconde vague de la mondialisation (la première ayant eu lieu avant la première Guerre mondiale) a conduit à la dispersion de la puissance économique mondiale, et donc de l’influence politique, et à l’émergence de nouveaux et de larges centres de pouvoir, d’abord dans la région Asie-Pacifique. La montée rapide de la Chine en est le meilleur exemple. Profitant de taux de croissance sans précédent, celle-ci est devenue en à peine trois décennies la seconde économie et, si on calcule en termes de pouvoir d’achat, la première économie mondiale. Cet exemple illustre un fait axiomatique – l’existence de nombreux modèles de développement – qui exclut la monotonie de l’existence sous le cadre, occidental et uniforme, de référence.

Par conséquent, ce que l’on appelle l’Occident historique a subi une perte relative de son influence, cette influence qui lui permettait de se voir lui-même en maître de l’évolution humaine depuis cinq décennies. La transition de la Guerre froide à un nouveau système international s’est révélée plus longue et plus douloureuse qu’il semblait il y a 20 ou 25 ans.

Contre cet échec, l’une des réponses classiques dans les relations internationales est cette forme obtenue généralement par la compétition naturelle entre les grandes puissances mondiales. Nous voyons comment les États-Unis et l’alliance des pays occidentaux qu’ils dirigent tentent de conserver leurs positions dominantes sans aucun scrupule, ou, pour utiliser une expression très américaine, d’assurer leur dominance globale. Ils exercent toutes sortes de moyens de pression, des sanctions économiques et même des interventions directes armées. Ils mènent des guerres de l’information à grande échelle. Ils testent et ils utilisent une technique de renversement de gouvernement anticonstitutionnelle, en lançant des révolutions de couleur. Il faut le dire, les révolutions démocratiques apparaissent comme destructrices pour les nations ciblées par de telles actions. Notre pays, qui a traversé une période historique de transformations artificiellement encouragées par l’étranger, a choisi fermement de procéder à des changements évolutifs qui peuvent être menés selon la forme et la vitesse qui correspondent aux traditions de la société et à son niveau de développement.

La propagande occidentale a pris l’habitude d’accuser la Russie de révisionnisme, et de souhaiter détruire le système international en place, comme si c’était nous qui avions bombardé la Yougoslavie en 1999, en violation de la Charte des Nations-Unies et de l’Acte final d’Helsinki, comme si c’était la Russie qui avait ignoré la loi internationale en envahissant l’Irak en 2003 et qui avait contourné et subverti les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU en renversant par la force le régime de Mouammar Kadhafi en 2011. Et il y a de nombreux autres exemples.

Ce discours sur le révisionnisme ne tient pas. Il est fondé sur la logique simple, et même primitive, que seul Washington peut décider des affaires du monde. Dans la suite de cette logique, le principe que George Orwell avait formulé une fois, et qui s’applique aujourd’hui au niveau international, peut se lire ainsi : tous les États sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. Or, les relations internationales aujourd’hui sont un mécanisme trop sophistiqué pour être dirigé à partir d’un seul centre. Et c’est évident quand on voit les résultats des interventions des États-Unis : il n’y a plus réellement d’État en Libye, l’Irak est au bord de la désintégration, etc, etc.

Une solution fiable aux problèmes du monde moderne ne peut être développée qu’à travers une coopération sérieuse et honnête entre les États les plus puissants et les alliances et associations qu’ils conduisent, pour relever les défis communs. De telles interactions devraient accepter toutes les couleurs du monde moderne, et être fondées sur la diversité culturelle et civilisationnelle, et refléter ainsi les intérêts des éléments-clés de la communauté internationale.

Nous savons par expérience que quand ces principes sont mis en pratique, il est possible d’obtenir des résultats précis et tangibles, comme l’accord sur le programme nucléaire iranien, l’élimination des armes chimiques syriennes, l’accord sur la cessation des hostilités en Syrie, et le développement des paramètres basiques de l’accord sur le climat mondial. Cela montre la nécessité de restaurer la culture du compromis, la confiance dans le travail des diplomates, qui peut être difficile, et même épuisant, mais qui reste, dans son principe, la seule façon de trouver une solution mutuellement acceptable aux problèmes internationaux par des moyens pacifiques.

Nos approches sont partagées par la plupart des pays dans le monde, et notamment par nos partenaires chinois, les autres BRICS et les pays de l’Organisation de coopération de Shanghai, ainsi que par nos amis de l’Union économique eurasiatique, de l’Organisation du traité de sécurité collective et de la Communauté des États indépendants. En d’autres termes, nous pouvons dire que la Russie ne se bat contre personne, mais pour la résolution de tous les dossiers sur la base de l’égalité et du respect mutuel, qui seuls peuvent servir à créer des fondations solides pour une amélioration à long terme des relations internationales.

Notre travail le plus important est d’allier nos efforts contre des défis farfelus, mais bien réels, parmi lesquels le terrorisme est le plus urgent à résoudre. Les extrémistes d’État islamique, de Jabhat al-Nosra et leurs homologues ont réussi pour la première fois à asseoir leur contrôle sur de larges territoires en Syrie et en Irak. Ils essaient d’étendre leur influence sur d’autres régions et d’autres pays, et commettent des actes de terrorisme partout dans le monde. Sous-estimer le risque qu’ils représentent n’est rien d’autre qu’une forme de myopie criminelle.

Le Président russe a appelé à former une alliance très large pour battre militairement ces terroristes. Les forces aérospatiales russes ont fourni une contribution considérable à cet effort. En même temps, nous travaillons dur à mettre au point des actions collectives pour régler politiquement les conflits dans cette région secouée par les crises.

Rappelons ce point important : le succès à long terme ne peut être atteint que sur la base d’une évolution vers un partenariat des civilisations fondé sur une interaction respectueuse des diverses cultures et religions. Nous croyons que la solidarité humaine doit avoir un fondement moral, conféré par les valeurs traditionnelles qui sont largement partagées par les principales religions du monde. A ce sujet, je voudrais attirer votre attention sur la déclaration commune du Patriarche Kirill et du Pape François, dans laquelle, entre autres sujets, ils ont exprimé leur soutien à la famille comme centre naturel de la vie des individus et de la société.

Je le répète, nous ne cherchons pas la confrontation avec les États-Unis, l’Union européenne ou l’OTAN. Au contraire, la Russie est ouverte à la plus large coopération possible avec ses partenaires occidentaux. Nous continuons à croire que le meilleur moyen de servir les intérêts des peuples européens est de créer un espace économique et humanitaire commun, de l’Atlantique au Pacifique, pour que l’Union économique eurasiatique puisse devenir un lien d’intégration entre l’Europe et l’Asie-Pacifique. Nous nous efforçons de faire de notre mieux pour dépasser les obstacles sur cette route, notamment le règlement de la crise ukrainienne provoquée par un coup d’état à Kiev en février 2014, sur la base des Accords de Minsk.

Je voudrais citer Henry Kissinger, un homme sage et expérimenté, qui, s’exprimant lors d’une visite récente à Moscou, a dit que «la Russie devrait être vue comme un acteur essentiel de n’importe quel équilibre mondial, et non d’emblée comme une menace contre les États-Unis…  Je suis ici pour me faire l’avocat d’un dialogue qui cherche à développer nos futurs, plutôt que de créer nos conflits. Cela demande, des deux côtés, le respect des valeurs et des intérêts vitaux de chacun». Nous partageons cette attitude. Et nous continuerons à défendre les principes de la loi et de la justice dans les affaires internationales.

Parlant du rôle de la Russie dans le monde en tant que grande puissance, le philosophe russe Ivan Ilyine disait que la grandeur d’un pays ne se mesure pas à la taille de son territoire, ni au nombre de sa population, mais à la capacité de son peuple et de son gouvernement à prendre le fardeau des grands problèmes du monde et de traiter ces problèmes d’une manière créative. Une grande puissance est un pays qui, en défendant son existence et ses intérêts… introduit une idée légale, innovante et significative au sein de l’assemblée des nations, le concert des peuples et des États. Qui peut être contre ces mots ?

Serguei Lavrov

Article original paru en anglais sur le site du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie

Traduit par Ludovic, vérifié par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

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