Le viol du Timor oriental :
« Cela semble amusant »


Par John Pilger – Le 27 février 2016 – Source Le Saker océanien

Des documents secrets trouvés dans les Archives nationales australiennes donnent un aperçu de la façon dont l’un des plus grands crimes du XXe siècle a été perpétré et dissimulé. Ils nous aident aussi à comprendre comment et par qui le monde est gouverné.

Les documents se réfèrent au Timor oriental, aujourd’hui connu sous le nom de Timor-Leste, et ont été rédigés par des diplomates dans l’ambassade d’Australie à Jakarta. Ils sont datés de novembre 1976, moins d’un an après que le dictateur indonésien, le général Suharto, se soit emparé de ce qui était alors une colonie portugaise, sur l’île de Timor.

La terreur qui a suivi a peu d’équivalents ; même Pol Pot n’a pas réussi à tuer, proportionnellement, autant de Cambodgiens que Suharto et les autres généraux ont tué au Timor oriental. Sur une population de presque un million, plus d’un tiers ont été exterminés.

C’était le second holocauste dont Suharto était responsable. Une décennie plus tôt, en 1965, Suharto a arraché le pouvoir en Indonésie dans un bain de sang qui a coûté un million de vies. La CIA a commenté : «En termes de nombre de tués, ces massacres sont l’un des pires meurtres de masse du XXe siècle.»

Cela a été salué dans la presse occidentale comme «un rayon de lumière en Asie» (Time). Le correspondant de la BBC en Asie du Sud-Est, Roland Challis, a décrit plus tard la couverture des massacres comme le triomphe de la complicité des médias et du silence ; la ligne officielle était que Suharto avait sauvé l’Indonésie d’une prise de contrôle par les communistes.

«Bien sûr, mes sources britanniques savaient ce qu’était le plan américain, m’a-t-il dit. Il y avait des corps échoués sur les pelouses du consulat britannique à Surabaya, et des navires de guerre britanniques ont escorté un bateau plein de troupes indonésiennes, pour qu’elles puissent participer à ce terrible holocauste. Ce n’est que beaucoup plus tard que nous avons appris que l’ambassade américaine fournissait des noms [à Suharto] et les cochait quand les gens étaient tués. Il y avait un accord, vous voyez. Dans l’établissement du régime Suharto, l’implication du Fonds monétaire international [dominé par les États-Unis] et de la Banque mondiale en faisait partie. C’était l’accord.»

J’ai interviewé beaucoup de survivants de 1965, y compris le célèbre romancier indonésien Pramoedya Ananta Toer, qui a été témoin d’une épopée de souffrance oubliée en Occident parce que Suharto était notre homme. Un second holocauste au Timor oriental riche en ressources, une colonie sans défense, était presque inévitable.

En 1994, j’ai filmé clandestinement au Timor oriental occupé ; j’ai trouvé une terre de cimetières et de douleur inoubliable. Dans mon film Death of a Nation [Mort d’une nation], il y a une séquence tournée à bord d’un avion australien volant au-dessus de la mer de Timor. A bord, c’est la fête. Deux hommes en complet-cravate se portent mutuellement des toasts au champagne. «C’est un moment historique unique, gazouille l’un d’eux, c’est vraiment exceptionnellement historique.»

C’est le ministre australien des Affaires étrangères, Gareth Evans. L’autre homme est Ali Alatas, le principal porte-parole de Suharto. Cela se passe en 1989 et ils accomplissent un vol symbolique pour célébrer un accord de pirates qu’ils ont appelé un traité. Cela a permis à l’Australie, au dictateur Suharto et aux entreprises de se partager le butin des ressources pétrolières et gazières du Timor oriental.

Grâce à Evans, alors Premier ministre australien, Paul Keating — qui considérait Suharto comme une figure paternelle — et une bande qui a dirigé le milieu diplomatique australien, l’Australie s’est distinguée comme le seul pays occidental à reconnaître la conquête génocidaire de Suharto. Le prix, a dit Evans, était un monceau de dollars.

Des membres de cette bande sont réapparus l’autre jour dans des documents trouvés dans les Archives nationales par deux chercheurs de l’Université Monash de Melbourne, Sara Niner et Kim McGrath. Dans leurs messages manuscrits, de hauts fonctionnaires du Département des Affaires étrangères se moquent du viol, de la torture et de l’exécution de Timorais orientaux par les troupes indonésiennes. Dans les notes griffonnées d’un mémorandum, qui renvoie aux atrocités d’un camp de concentration, un diplomate a écrit : «Cela semble amusant». Un autre a écrit : «Cela sonne comme si la population était en transe.»

Se référant à un rapport établi par la résistance indonésienne, Fretilin, qui décrit l’Indonésie comme un envahisseur impuissant, un autre diplomate a ricané : «Si l’ennemi était impuissant, comme c’est écrit, comment se fait-il qu’ils violent quotidiennement la population capturée ? Ou le premier découle-t-il du second ?»

Les documents, dit Sarah Niner, sont «la preuve éclatante du manque d’empathie et de préoccupation pour les violations des droits humains au Timor oriental» régnant au Département des Affaires étrangères. «Les archives révèlent que cette culture du camouflage est étroitement liée au besoin du Département de reconnaître la souveraineté indonésienne sur le Timor oriental afin d’entamer les négociations sur le pétrole de la mer du Timor oriental.»

C’était une conspiration pour voler le pétrole et le gaz du pays. Dans des câbles diplomatiques qui ont fuité en août 1975, l’ambassadeur australien à Jakarta, Richard Woolcott, a écrit à Canberra: «Il me semble que le Département [des Minéraux et de l’Énergie] pourrait bien avoir un intérêt à combler l’écart actuel sur la frontière maritime acceptée et cela pourrait être négocié beaucoup plus facilement avec l’Indonésie […] qu’avec le Portugal ou un Timor portugais indépendant.» Woolcott a révélé qu’il avait été informé des plans secrets de l’Indonésie pour une invasion. Il a câblé à Canberra que le gouvernement devrait «aider à la compréhension du public en Australie» pour contrer «les critiques contre l’Indonésie».

En 1993, j’ai interviewé C. Philip Liechty, un ancien haut responsable des opérations de la CIA à l’ambassade à Jakarta pendant l’invasion du Timor oriental. Il m’a dit : «[Les États-Unis] ont donné le feu vert à Suharto pour faire ce qu’il a fait. Nous lui avons fourni tout ce dont il avait besoin [des] fusils M16 [au] soutien militaire logistique étasunien […] peut-être 200 000 personnes, presque tous des non-combattants, sont mortes. Lorsque les atrocités ont commencé à apparaître dans les rapports de la CIA, la manière dont ils les ont traitées était de les dissimuler aussi longtemps que possible ; et quand il n’a plus été possible de les dissimuler plus longtemps, elles ont été rapportées de façon édulcorée, très générale, de sorte que même nos propres sources ont été effacées.»

J’ai demandé à Liechty ce qu’il se serait passé si quelqu’un s’y était opposé. «Votre carrière aurait été finie», a-t-il répondu. Il a dit que l’interview avec moi était une manière de réparer «son sentiment de culpabilité».

La bande de l’ambassade australienne à Jakarta semble ne souffrir d’aucune angoisse. L’un des gribouilleurs de documents, Cavan Hogue, a dit au Sydney Morning Herald : «Cela ressemble à mon écriture. Si j’avais fait un tel commentaire, étant le bougre cynique que je suis, cela aurait certainement été dans un esprit d’ironie et de sarcasme. C’est au sujet du communiqué de presse [de Fretilin], pas des Timorais.» Hogue a dit qu’il y a eu «des atrocités de tous les côtés».

En tant que quelqu’un qui a rapporté et filmé les preuves du génocide, je trouve cette dernière remarque particulièrement ignoble, la propagande de Fretilin qu’il tourne en dérision était exacte. Le rapport des Nations Unies sur le Timor oriental qui a suivi décrit des milliers de cas d’exécutions sommaires et de violences contre des femmes par les forces spéciales de Suharto, le Kopassus, dont beaucoup d’hommes avaient été formés en Australie. «Le viol, l’esclavage sexuel et la violence sexuelle ont été les outils utilisés dans le cadre de la campagne visant à infliger un profond sentiment de terreur, d’impuissance et de désespoir aux partisans de l’indépendance», affirme l’ONU.

Cavan Hogue, le plaisantin et bougre cynique, a été promu ambassadeur senior et finalement retraité avec une rente généreuse. Richard Woolcott a été nommé chef du Département des Affaires étrangères à Canberra et, à la retraite, a donné de nombreuses conférences, en tant qu’«intellectuel diplomate respecté».

Les journalistes prenaient leurs infos à l’ambassade d’Australie à Jakarta, notamment ceux employés par Rupert Murdoch, qui contrôle presque 70% de la presse de la capitale australienne. Le correspondant de Murdoch en Indonésie était Patrick Walters, qui a écrit que les «réalisations économiques» de Jakarta au Timor oriental étaient «impressionnantes», comme l’était le «généreux» développement par Jakarta du territoire imbibé de sang. Quant à la résistance au Timor oriental, elle était «sans dirigeant» et vaincue. De toute façon, «personne aujourd’hui n’était arrêté sans que soient respectées les procédures légales».

En décembre 1993, l’un des serviteurs vétérans de Murdoch, Paul Kelly, alors rédacteur en chef de The Australian, était nommé par le ministre des Affaires étrangères Evans à l’Institut Australie-Indonésie, un organisme financé par le gouvernement australien pour promouvoir les intérêts communs de Canberra et de la dictature de Suharto. Kelly a conduit un groupe d’éditeurs de journaux australiens à Jakarta assister à une audience avec le meurtrier de masse. Il y a une photographie de l’un d’entre eux en train de s’incliner devant lui.

Le Timor oriental a gagné son indépendance en 1999 avec le sang et le courage de ses gens ordinaires. La minuscule et fragile démocratie a été immédiatement soumise à une campagne d’intimidation incessante de la part du gouvernement australien, qui a cherché à la chasser de sa propriété légale sur le pétrole des fonds marins et des revenus du gaz. Pour arriver à ses fins, l’Australie a refusé de reconnaître l’autorité de la Cour internationale de justice et le droit de la mer, et a changé unilatéralement la frontière maritime en sa faveur.

En 2006, un accord a été finalement signé, de style mafieux, en grande partie aux conditions de l’Australie. Peu après, le Premier ministre Mari Alkitiri, un nationaliste qui avait résisté à Canberra, a été efficacement destitué lors de ce qu’il a appelé une «tentative de coup d’État» commis par des «étrangers». L’armée australienne, qui avait des troupes de maintien de la paix au Timor oriental, avait formé ses opposants.

Au cours des 17 années depuis que le Timor oriental a gagné son indépendance, le gouvernement australien a pris environ 5 milliards de dollars de revenus du pétrole et du gaz – de l’argent qui appartient à son voisin ruiné.

L’Australie a été appelée le shérif adjoint de l’Amérique dans le Pacifique Sud. Un homme qui porte cette médaille de shérif est Gareth Evans, le ministre des Affaires étrangères, filmé en train de lever son verre de champagne pour porter un toast au vol des ressources naturelles du Timor oriental. Aujourd’hui, Evans est un zélote qui trotte de pupitre en pupitre pour promouvoir une marque de bellicisme connue sous le sigle R2P, ou responsabilité de protéger. En tant que co-président d’un Centre mondial basé à New York, il dirige un groupe de lobbying soutenu par les États-Unis, qui exhorte la communauté internationale à attaquer les pays où «le Conseil de sécurité rejette une proposition ou échoue à la traiter en un temps raisonnable». C’est l’homme de la situation, comme pourraient dire les Timorais orientaux.

John Pilger est l’auteur de Freedom Next Time. Tous ses films documentaires peuvent être vus sur son site http://www.johnpilger.com/

Article original paru sur CounterPunch

Traduit par Diane, vérifié par Ludovic, relu par Diane pour le Saker francophone

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