Par Vladislav B. SOTIROVIĆ − Le 31 juillet 2020 − Source Oriental Review
L’axe franco-allemand
Une conférence intergouvernementale (Intergovernmental Conference — IGC) est la procédure formelle pour négocier des amendements aux traités fondateurs de l’UE. Selon ces traités, une IGC est rassemblée en tant que Conseil européen et est composée de représentants des États membres, avec la Commission européenne, et à un moindre degré le Parlement européen, qui y participe également 1.
Cet article est la troisième partie d’une suite de quatre articles.
Cependant, le fonctionnement de l’IGC est depuis longtemps dominé par un dirigeant réel de l’UE, en la personne de l’axe franco-allemand, quoique sa force ait historiquement varié et que sa nature semble être en cours de mutation. Cela n’a guère changé lors de l’introduction de la Convention de 2002 sur l’avenir de l’Europe, en partie parce qu’elle n’a pas pris la place institutionnelle de l’IGC, et que, dans les faits, elle s’est déroulée dans l’ombre de l’IGC qui suivit, c’est-à-dire sous l’ombre du droit de veto des États membres. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce que l’espace de négociations, c’est-à-dire l’ensemble de règlements potentiellement acceptables aux yeux de la Convention sur l’avenir de l’Europe resta défini par les positions et les lignes de fond des États membres les plus puissants, et que les sujets les plus importants aient été résolument tenus sous leur contrôle.
Une fois les sujets concrets mis sur la table, les représentants des gouvernements nationaux défendirent loyalement leurs intérêts — à l’instar des membres des parlements nationaux nommés par les gouvernements. À l’automne 2002, ils se mirent à former des coalitions et à invoquer leur veto dans l’IGC à venir. Les autres membres, en anticipation de l’IGC, adaptèrent leur position à cette contrainte.
Non seulement les États membres prirent-ils la direction des opérations, mais dans le même temps, les députés se montrèrent largement inefficaces. Les partis politiques furent incapables de développer des visions et des positions cohérentes, sauf dans des instances très particulières, par exemple, en lien avec des gains idéologiques symboliques (ex : l’« économie sociale de marché » pour les socialistes). Mais les grands partis ne présentèrent qu’une unité de façade, et restèrent incapables de surmonter leurs divisions sur la plupart des sujets, ou de bâtir des coalitions dépassant le statu quo. Pour la plupart des représentants, l’identité ou la composante politique du parti n’était pas le déterminant premier de leurs positions lors de la Convention pour l’avenir de l’Europe. Ils virent le rôle des groupes de parti comme des canaux servant à échanger des informations, non comme des forums visant à coordonner les positions.
Aussi, la Convention pour l’avenir de l’Europe ne fut, dans l’ensemble — et en particulier sur les sujets institutionnels et politiques — pas radicalement différente de l’IGC, et une part importante de son résultat fut dominé par les formes de compromis hégémoniques qui ont caractérisé la politique de l’UE depuis sa conception.
La « présidence mixte franco-allemande de l’UE »
Le compromis franco-allemand fut mis en avant par les deux pays à l’occasion du 40ème anniversaire du traité d’amitié bilatéral (traité de l’Élysée) au mois de janvier 2003. Peu de temps avant de présenter leurs propositions institutionnelles conjointes, au mois d’octobre 2002, la France et l’Allemagne avait remplacé les représentants de leurs gouvernements par leurs ministres des affaires étrangères, afin de peser plus lourd dans la Convention sur l’avenir de l’Europe. L’Allemagne ne défendit pas la présidence tournante, mais s’employa à renforcer le pouvoir de la Commission européenne. Bien que le compromis franco-allemand ne figura pas formellement à l’agenda de la Convention pour l’avenir de l’Europe, il généra une large opposition et devint immédiatement un point de fixation pour les débats qui suivirent. La contribution comprenait la création controversée de ce qui fut ensuite désigné comme « présidence mixte de l’UE » avec un Conseil européen permanent, le président élu parmi ses membres, et un président de la commission directement élu par le Parlement européen. Les Sièges permanents seraient également créés pour les affaires étrangères, Ecofin, l’Eurogroup, et les Affaires de la Justice et de l’Intérieur (Justice and Home Affairs – JHA).
Dès le commencement, la France et l’Allemagne s’appuyèrent sur diverses ressources décisives pour faire de leur proposition le point central. Tout d’abord, et de manière très importante, elles trouvèrent un allié déterminant en la personne de Valéry Giscard d’Estaing (le président français entre 1974 et 1981) qui réagit positivement en désignant leur compromis comme « une approche positive allant dans la bonne direction (…) garantissant la stabilité des institutions de l’UE ». Il était à titre personnel beaucoup plus proche du compromis franco-allemand que des propositions du Benelux, et sensible à la position britannique qui — tout en soutenant la présidence permanente du conseil européen — se montra au départ sceptique quant à l’élection du président de la Commission européenne. Ses détracteurs rappelèrent le fait qu’il avait obtenu la présidence de la Convention pour l’avenir de l’Europe sur insistance de Jacques Chirac, Tony Blair, ainsi qu’un chancelier allemand, Gerhard Schröder. En outre, il avait « créé » le Conseil européen en 1974 et aurait donc voulu, naturellement, en faire le point culminant du système européen. Les mêmes détracteurs ajoutèrent que ce dispositif de présidence mixte ressemblait au singulier système politique français, où le président est le « dirigeant de la nation » et l’« ultime arbitre de l’intérêt national », avec le premier ministre à la tête du gouvernement. Enfin, ils avancèrent que ses deux objectifs principaux avaient été de soutenir les prétentions des grands pays et d’affaiblir la Commission européenne. Ses défendeurs, en réponse, rétorquèrent que cela ne semblait être le cas que parce qu’il essayait de s’assurer que « sa » constitution n’allait pas radicalement altérer l’IGC, et donc les États membres les plus puissants. Quelle que soit la motivation, avant les discussions officielles sur les projets d’articles des institutions, il choisit son camp et se mit à soutenir l’idée d’une présidence permanente du Conseil européen.
Le soutien de Giscard et du présidium fut déterminant du fait de sa composition, de ses fonctions, de son contrôle procédural, et de son style de fonctionnement, ces éléments lui donnèrent la légitimité nécessaire et l’influence pour façonner le résultat final de la Convention pour l’avenir de l’Europe. Giscard disposa de larges espaces de manœuvre. Au cours des trois premiers mois, les membres furent invités à présenter leur vision sur l’UE, et à écouter les associations de la société civile. Sur cette base, Giscard présenta ce qu’il appela une « synthèse » sur des sujets choisis, réduisant le cadre de la discussion, et définit des groupes de travail sur les sujets controversés afin d’étudier le sujet en profondeur. En fin de compte, après que les rapports des groupes de travail aient été discutés en sessions plénières, le présidium présenta ses projets d’articles à la Convention pour l’avenir de l’Europe, qui étaient supposés refléter la substance des rapports des groupes de travail et des réactions ses sessions plénières. Les membres suggérèrent alors des amendements, qui amenèrent le présidium à réviser ses propositions. Mais, point central, alors que la Convention sur l’avenir de l’Europe était supposée rester souveraine pour suivre ce processus, le présidium agit comme interprète de la vision dominante, et fut seul pour tenir le stylo du texte qui finit par être présenté à l’assemblée. Giscard fit un usage plein et entier de ses pouvoirs formels et informels, en tenant le rôle de direction. Comme D. Allen l’explique, il « a monopolisé le suivi du travail de la Convention, vis-à-vis des États membres ainsi que vis-à-vis du public », « c’était en général Giscard ou Kerr qui produisaient un résumé des procédures, résumé qui constituait la base des négociations qui suivaient », et il travailla adroitement à « créer des controverses (…) ou des positions de négociation conçues pour être cédées en échange d’un consensus sur tel ou tel sujet d’importance » 2. Dans les faits, ce fut Giscard qui détermina qu’aucune élection n’allait être tenue dans le cadre de la Convention sur l’avenir de l’Europe, qu’un seul texte ferait l’objet d’un accord, plutôt que présenter des options, comment le consensus et la majorité devraient être définis, lorsqu’un consensus existait. Tout cela lui donna de puissants leviers pour aiguiller les résultats en faveur de son option de prédilection. Chose centrale, comme sa définition du consensus s’appuyait principalement sur la taille de la population des États membres, plutôt que sur le nombre d’États membres, le compromis franco-allemand reçut la garantie d’une position dominante dans le processus de rédaction.
Le soutien du Royaume-Uni et de l’Espagne en faveur d’un président permanent du Conseil européen – ils soutinrent une position de président encore plus forte que le compromis franco-allemand ne l’avait fait – fut une deuxième ressource clé. En addition, l’Italie soutint un « M. Europe » fort 3. Une fois embarqués les pays qui soutenaient l’idée d’une présidence permanente représentaient la plus grande part de la population européenne — comme Giscard le rappela au cours de diverses interviews. Avant la séance plénière, il affirma que l’UE comprenait désormais trois catégories d’États :
- Les quatre plus grands, avec une population de plus de quarante millions d’habitants chacun, qui, assemblées, constituent 74 % de la population de l’UE.
- Huis pays de taille moyenne, avec une population comprise entre 8 et 16 millions chacun, qui constituent 19 % de la population.
- Onze petits États qui, ensemble, ne forment que 7 % de la population.
Quelques semaines plus tard, lors du Conseil européen d’Athènes, il tira explicitement les conséquences de cette analyse : puisque ceux qui refusaient l’idée d’un président permanent pour le Conseil européen ne représentaient qu’un quart de la population totale de l’UE, il ne fallait pas les laisser empêcher la formation d’un consensus – ce mot, dans l’esprit de Giscard, semblait désigner une très large majorité. Avec un tel argument, Giscard contredit le principe d’égalité parmi les congressistes, qu’il avait jusqu’alors soutenu 4.
Il est également notable que l’Espagne figurait parmi les représentants des trois gouvernements du présidium. Le Danemark également, qui était le seul pays à ne pas rallier le camp des petits pays dans leur défense de la présidence tournante. En outre, il s’avéra difficile pour les petits de diviser la coalition de grands pays qui promouvait la présidence permanente. Ainsi, le camp des grands pays resta fort — le seul blocage qui se produisit concerna la composition de la Commission européenne, lorsque l’Espagne et la Pologne, épaulées discrètement par certains nouveaux membres, commencèrent à mener une campagne « donnez une chance à Nice » vers la fin. Cette position expliqua ultérieurement les difficultés de l’IGC et l’échec du sommet de Bruxelles du mois de décembre 2003.
Une troisième ressource sur laquelle l’axe franco-allemand pouvait compter était sa réputation passée ainsi que sa légitimité. Comme l’avance F. Cameron, l’UE dans son ensemble a souvent tiré parti des initiatives franco-allemandes — un exemple de premier plan étant l’Union européenne et monétaire (UEM) 5. En particulier, l’Allemagne avait par le passé fréquemment défendu les intérêts des petits États, et la légitimité du compromis franco-allemand était accrue — sauf pour la présidence — car elle contenait d’importants éléments alignés avec les suggestions des petits États. L’élection du président de la Commission européenne par le Parlement européen, par exemple, reflétait les suggestions du Benelux et avait un large soutien au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Point central, la position britannique changea sur ce sujet. Apparemment, l’opposition britannique traditionnelle quant à remplacer la désignation du président de la Commission européenne par les États membres par une élection put s’échanger contre le « prix stratégique » d’un dirigeant plus fort, représentant les gouvernements de l’UE sur la scène mondiale. Comme l’exprima le représentant du gouvernement britannique, Peter Hain, face à son parlement :
à cette fin, il faudra qu’il y ait un accord ainsi qu’un nécessaire processus d’ajustement de la part de l’ensemble des parties. Nous avons par exemple accepté de considérer, avec plusieurs importantes garanties, l’élection du président de la Commission suivant un processus à définir, pourvu que cela n’implique pas de devenir otage d’une faction politique particulière et pourvu que le résultat qui en sort soit acceptable aux yeux du Conseil. Bien que nous ne soyons pas du tout à l’origine de ce changement, et bien que nous restions très sceptiques quant à celui-ci, en venir à un président du Conseil élu — et ce point est une priorité de premier plan pour nous — implique d’accepter un changement dans le processus de désignation du président de la Commission, avec les très importantes garanties que j’ai mentionnées ; nous allons peut-être devoir nous y faire 6.
Par ailleurs, un consensus avait émergé au sujet du ministre des affaires étrangères à double casquette, comme décrit par la proposition franco-allemande, et soutenu à l’automne par une courte majorité en séance plénière, même si la division précise des tâches – particulièrement en matière de représentation extérieure – entre le président du Conseil européen et le ministre européen des affaires étrangères proposé, en charge de la politique commune de sécurité et de relations extérieures restait imprécise dans le projet franco-allemand, et le resta jusque dans le projet de traité de la Convention pour l’avenir de l’Europe.
En résumé, la stratégie sur laquelle s’appuyaient la France et l’Allemagne était en quatre points :
- Unifier leurs ressources pour donner une direction au dispositif institutionnel livré par la Convention sur l’avenir de l’UE
- Exploiter à fond leurs ressources en place, comme l’accès et le soutien au président et au présidium de la Convention, afin de surclasser leur proposition en position dominante
- Rallier le Royaume-Uni et l’Espagne à leur position
- Amener les petits à accepter des concessions sur la présidence permanente en échange d’un président élu pour la Commission européenne, et d’un ministre européen des affaires étrangères
Euro-pessimisme
Dans les années 1970, le processus d’intégration européenne connut les premières vagues de sentiments pessimistes de la part des citoyens durant les crises économiques de 1973 et de 1979, pour trois raisons principales :
- La plupart des nations européennes se sentaient privées de pouvoir politique par les deux superpuissances – les États-Unis et l’URSS 7.
- La communauté européenne (la CE) était technologiquement déclassée par le développement des technologies de l’information, qui se faisait bien loin des côtes européennes.
- Le retard économique, non seulement par rapport aux États-Unis, mais également derrière les nouveaux compétiteurs asiatico-pacifiques – les Tigres asiatiques de Corée du Sud, du Japon, de Taïwan, de Hong Kong, de Singapour, et aujourd’hui de Chine 8.
Le pessimisme économique perdit un peu de poids au cours de la décennie qui suivit, lorsque l’intégration de la Grèce (en 1981), et particulièrement de l’Espagne et du Portugal (en 1986) apportèrent de l’oxygène à l’économie de la Communauté européenne, mais dans le même temps, l’agrandissement à ces trois pays du Sud amena également des régions déprimées économiquement, et compliqua les négociations sur des sujets clés comme l’agriculture, la pêche, le droit du travail, et les procédures électives. Au milieu des années 1980, le sentiment était que la Communauté européenne et l’Europe, en général, pouvaient devenir une colonie économique et technologique des sociétés étasuniennes et japonaises et, par conséquent, amena à une réaction défensive majeure de la part de Bruxelles — la réaction à la mondialisation.
À suivre.
Vladislav B. SOTIROVIĆ
Traduit par José Martí, relu par jj pour le Saker Francophone
- Wikipedia ↩
- D. Allen, “The Convention and the Draft Constitutional Treaty”, F. Cameron (ed.), The Future of Europe, London: Routledge, 2004 ↩
- The Guardian, 24 janvier 2003 ↩
- Sur le sujet général de la politique européenne, voir également : Maria Green Cowles, Michael Smith, The State of the European Union, 2000 ↩
- F. Cameron (ed.), The Future of Europe, London: Routledge, 2004, 12 ↩
- Peter Hain, Interview in the European Affairs Committee of the House of Commons, March 25th, 2003 ↩
- Le terme de superpuissance fut à l’origine utilisé par William Fox en 1944. Pour lui, un État devait pour être qualifié de superpuissance posséder un pouvoir important, ainsi qu’une grande mobilité dans l’exercice de ce pouvoir. À cette époque, il avança qu’il n’existait que trois États super-puissants sur la planète : les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni (les « trois grands »). De ce fait, ils définirent les conditions de la reddition nazie, prirent le rôle central dans l’établissement de l’ONU, et furent les principaux responsables de la sécurité internationale au lendemain immédiat de la seconde guerre mondiale (Martin Griffiths, Terry O’Callaghan, Steven C. Roach, International Relations: The Key Concepts, Second edition, London−New York, Routledge, Taylor & Francis Group, 2008, 305) ↩
- La Chine, avec ses potentiels économiques et humains considérables, suivis de la montée de ses capacités militaires, émergera bientôt comme grande puissance la plus influente en politique mondiale, et détrônera les États-Unis de leur rôle d’hyperpuissance unique. Le XXIème siècle est déjà un siècle chinois, et non étasunien, comme le fut le XXème. ↩
Ping : Le vrai visage de l’Union européenne (3/4) – Saint Avold / The Sentinel
Ping : Le vrai visage de l’Union européenne (3/4) - PLANETES360