La politique eurasienne au bord du changement


Par M. K. Bhadrakumar – Le 10 septembre 2019 – Source Indianpunchline.com

La réunion des Ministres des affaires étrangères et de la défense russes et français à Moscou, le 9 septembre, au format 2+2, a signifié non seulement un réchauffement des relations entre les deux pays, mais aussi une remise à zéro des liens de la Russie avec l’Occident.

La dernière fois qu’une rencontre franco-russe au format 2+2 a eu lieu, c’était en octobre 2012 à Paris. Un an plus tard, le conflit éclatait en Ukraine et l’Union européenne imposait des sanctions à la Russie. Mais depuis, la trajectoire semble s’inverser.

Les premiers signes sont apparus lors du sommet du G7 à Biarritz, les 24 et 26 août, où le fossé entre l’Occident et la Russie s’est considérablement réduit. Ainsi, le Président américain Donald Trump a annoncé qu’il avait l’intention d’inviter le président russe Vladimir Poutine au G7 de l’année prochaine à Miami.

À l’approche du sommet de Biarritz et immédiatement après, l’hôte, le Président français Emmanuel Macron a souligné que renverser la trajectoire de méfiance entre l’Occident et la Russie est dans l’intérêt commun. (Lire mon article Macron’s Carolingian Renaissance of the G7.)

L’antagonisme européen à l’égard de la Russie a progressivement cédé la place à une nouvelle conception selon laquelle la mise à l’écart de Moscou n’est pas une stratégie viable dans une perspective globale. Le Ministre allemand des affaires étrangères Heiko Maas a ainsi déclaré en juillet : « Sans la Russie, nous ne trouverons pas de réponses aux questions pressantes de la politique mondiale. »

L’Italie, bien sûr, a été la pionnière du nouveau paradigme et a cherché à faire lever les sanctions de l’UE contre la Russie. En juillet, le premier ministre Giuseppe Conte avait décrit les restrictions de l’UE comme « tristes » et « pas bonnes pour la Russie, ni pour l’UE, ni pour l’Italie. »

Cependant, c’est le rôle de la France qui devient crucial aujourd’hui. Bien que Moscou ait soutenu Marine Le Pen, la candidate d’extrême-droite à l’élection présidentielle de 2017, Macron a semblé un modèle de modération dès qu’il a pris ses fonctions pour inviter Poutine à lui rendre visite (bien que Macron ait été considéré par Moscou comme le candidat le moins opportun pour les intérêts russes).

Lors d’un sommet au cadre hautement symbolique et somptueux du château de Versailles en mai 2017, Macron avait tenu un « échange franc » avec Poutine où ils avaient discuté de leurs « désaccords ». Lors d’une conférence de presse conjointe, les deux dirigeants avaient ensuite déclaré qu’il y avait des occasions de travailler ensemble de manière plus étroite.

De toute évidence, dans les dix jours qui ont suivi son entrée en fonction, Macron était sur le point de faire revenir Poutine du froid. Il a gardé les options ouvertes avec Poutine et a même invité le leader russe pour des pourparlers à sa résidence, le 19 août, quelques jours avant le sommet du G7 à Biarritz.

Le Président russe Vladimir Poutine rencontre le Président français Emmanuel Macron au fort de Brégancon, près du village de Bormes-les-Mimosas, en France, le 19 août 2019.

Macron sent que c’est à lui de prendre un rôle d’initiative pour la France. Il a tenté de jouer le rôle de médiateur dans la guerre civile libyenne, le conflit syrien, l’Ukraine et la situation autour de l’Iran. Comme l’a récemment déclaré Tatiana Kastoueva-Jean, de l’Institut français des relations internationales, à l’AFP :

« Il y a une sorte d’alignement des étoiles qui fait que la balance penche bien plus vers le dialogue. » En effet, Macron a la présidence du G7 et du Conseil de l’Europe ; l’Allemagne ne joue plus un rôle actif dans ces questions ; et Londres est paralysée par le Brexit. Il est le leader de facto de l’Europe, et il peut légitimement parler au nom de l’Occident.

Macron sent qu’une percée est possible sur l’Ukraine, où le nouveau président Volodymyr Zelensky semble déterminé à améliorer les relations avec la Russie, ce qui est aussi ce que son mandat électoral massif attend de lui.

De son côté, Poutine est déterminé à encourager Zelensky à aller de l’avant de manière à débloquer la situation d’impasse dans le Donbass en exploitant le potentiel des accords de Minsk pour accorder un certain degré d’autonomie aux régions en rupture.

Le fait est que samedi, le rapprochement croissant entre Moscou et Kiev a abouti à l’échange de dizaines de prisonniers mutuels qui constituaient une question extrêmement sensible. La voie est maintenant libre pour une réunion au format Normandie (France, Allemagne, Russie et Ukraine) de manière à accélérer le processus de paix dans le Donbass.

Entre-temps, une réunion trilatérale devrait également avoir lieu dans l’année entre la Russie, l’Union européenne et l’Ukraine pour discuter d’un nouveau cadre concernant l’approvisionnement en gaz russe à l’Ukraine.

En effet, les lignes se déplacent. Trump a trouvé le ton juste en saluant immédiatement l’échange de prisonniers de samedi : « La Russie et l’Ukraine viennent d’échanger un grand nombre de prisonniers. Très bonne nouvelle, peut-être un premier pas de géant vers la paix. Félicitations aux deux pays ! »

Contrairement à son prédécesseur Barack Obama, Trump ne voit aucun intérêt américain vital en jeu pour opposer Kiev à Moscou. L’attitude détachée de Trump fait toute la différence. Il comprend que ce n’est qu’en libérant les tensions sur l’Ukraine qu’un rapprochement significatif avec la Russie devient possible.

De son côté, Poutine sait aussi que pour que la Russie joue un rôle optimal de centre de pouvoir indépendant sur la scène mondiale et de pôle d’équilibre dans la politique des grandes puissances, ainsi que pour consolider la résurgence de la Russie à moyen et long terme, le renforcement du vecteur européen de l’« eurasisme » est devenu une nécessité.

Poutine espère obtenir un assouplissement des sanctions de l’UE et un retour possible au G7. D’autre part, il est profondément conscient que les divergences entre les Européens et les discordes au sein de l’alliance transatlantique renforcent les atouts de Moscou dans les négociations.

Toutefois, au sein du camp occidental, il y aura des oppositions vigoureuses à tout démantèlement des sanctions contre la Russie. La Grande-Bretagne s’opposera bec et ongles à toute tentative de donner du mou à la Russie. (Lire un article acerbe du groupe de réflexion britannique Chatham House intitulé On Russia, Macron is mistaken)

Encore une fois, il reste à voir jusqu’où Trump réussit à imposer sa volonté à la  politique envers la Russie. Fondamentalement, la classe dirigeante américaine est loin d’accepter la multipolarité croissante dans l’ordre mondial. La double stratégie américaine de confinement contre la Russie et la Chine est gravée dans le marbre, comme le rappelle le discours prononcé la semaine dernière par le secrétaire américain à la Défense, Mark T. Esper, au Royal United Services Institute de Londres.

Même ainsi, les Chinois ont un dicton : « Les gouttes d’eau peuvent percer une pierre. » L’échange russo-ukrainien de prisonniers et la reprise franco-russe de la rencontre 2+2 témoignent d’une grande persévérance de la part de Macron et de Poutine, avec le soutien tacite de Trump. En tendant l’oreille on peut entendre les gouttes d’eau.

Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a déclaré à Moscou après les pourparlers 2+2 : « Le moment est venu, le moment est propice pour travailler à réduire la défiance entre la Russie et l’Europe qui devraient être des partenaires sur le plan stratégique et économique. Ce n’est pas encore l’échéance de levée des sanctions. [Mais] c’est un état d’esprit nouveau tel que nous ne l’avons pas vécu depuis quand même plusieurs années donc nous nous réjouissons. »

Le fait est que la Russie ne rendra jamais la Crimée et que les alliés européens de la France devront peut-être considérer cela comme un prix acceptable pour mettre fin au conflit en Ukraine. Un tel ajustement stratégique est tout à fait concevable, mais il lui faudra du temps pour s’imposer.

M. K. Bhadrakumar

Traduit par Stünzi pour le Saker francophone

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