Par Dmitry Orlov – Le 20 septembre – Source Club Orlov
Vous vous souvenez du terme « actifs toxiques » ? Google Trends montre ci-dessous un pic énorme pour ce terme de recherche en mars 2009 et puis… rien. Nous ne les appelons plus « actifs toxiques », nous les appelons simplement « actifs » maintenant, s’il vous plaît ne dites rien et lisez simplement. Il y a des choses qu’il faut accepter comme des faits.
Par exemple, la taille de la dette souveraine américaine n’a pas d’importance ; les Américains peuvent imprimer tout l’argent qu’ils veulent ; les taux d’intérêt sont fixés par la Réserve fédérale et doivent toujours être suffisamment bas pour que les intérêts sur la dette fédérale puissent être payés ; le dollar américain est la monnaie de réserve mondiale – elle l’a toujours été et le sera toujours.
C’est pourquoi la dette fédérale américaine ne sera jamais en défaut, peu importe l’ampleur de la situation. Ce sont les professions de foi du système financier américain. Vous voulez que votre carte de crédit continue à passer au supermarché, n’est-ce pas ? Si oui, continuez à y croire ! Non seulement cela, mais continuez d’applaudir… parce que si vous ne le faites pas, c’est ce qui va se produire et les enfants partout dans le monde vont éclater en sanglots.
Il était une fois quand l’Amérique avait une économie réelle qui fabriquait des choses : des Maytags, des Cadillac, des Boeings qui ne se s’écrasaient pas à cause d’un seul capteur défectueux et un bug dans un logiciel écrit par des Indiens payés au lance-pierre. Mais c’était il y a longtemps. Aujourd’hui, l’Amérique a une économie de type FIRE : la finance, l’assurance et l’immobilier [Finance, Insurance and Real Estate, NdT]. La partie productive de l’économie qui réalise en fait des objets qui valent quelque chose, c’est à peu près 10 %, dont plus du tiers est aussi en mode FIRE. C’est essentiellement un groupe de pique-assiettes qui s’assoient là en poussant des boutons et qui, si ils étaient obligées d’expliquer comment ce qu’ils font crée de la valeur, seraient perdus. Et le reste de l’économie est composé de services, ce qui correspond globalement à un tas d’autres pique-assiettes.
En fait, c’est encore pire si l’on considère la parité du pouvoir d’achat. Voyez-vous, ces services sont, c’est le moins qu’on puisse dire, trop chers. Les appendicectomies qui coûtent $60 000 au lieu de $1 000 en sont un exemple. L’« industrie médicale » dans son ensemble (entre guillemets car ce n’est pas une industrie) pèse presque un quart de l’économie. L’« industrie de l’éducation » représente 5 % et produit des diplômés dont la moitié reviennent chez leurs parents parce qu’ils n’ont pas de compétences monnayables et n’ont pas de perspectives d’emploi, tandis que les chanceux qui trouvent des emplois rémunérés viennent grossir les rangs des gens qui paient $1 000 par mois pour une sorte de chaise-longue dans un lieu qui ressemble à une belle prison.
N’oublions pas non plus que les 10% « productifs » de l’économie comprennent la construction de maisons en papier dans des zones d’expansion suburbaine qui seront utilisées pour émettre des hypothèques qui seront ensuite saisies, ce qui n’est pas vraiment productif. Nous pourrions aussi jeter à la poubelle toute l’industrie de la fracturation hydraulique, qui, depuis sa création, a été un gaspillage net d’argent. Ajoutez à cela tout l’argent gaspillé sur les « licornes » de la Silicon Valley – des start-ups technologiques qui n’ont jamais fait un seul dollar de profit et qui ne sont généralement pas des licornes mais des ânes avec des bonnets de cancre posés sur la tête.
Ainsi, nous pouvons bravement réduire de moitié le PIB américain, ce qui signifie que le segment productif de l’économie n’est que de 5% et que les 95% restants sont un gaspillage de ressources. Alors, comment une économie si délirante peut-elle se maintenir en vie ? En s’endettant de plus en plus vite, bien sûr ! Le gouvernement fédéral à lui seul est maintenant sur la bonne voie pour être forcé d’emprunter 1 000 milliards de dollars par an, et la moitié de cette somme doit servir à payer les intérêts sur la dette actuelle.
Mais rappelez-vous, la dette n’a pas d’importance parce que les États-Unis « possèdent la planche à billet ». N’osez pas en douter, ou la fée Clochette mourra et tous les petits enfants pleureront. Non seulement ça, mais les péquenauds les plus énervés deviendront encore plus énervés. Imaginez-les se garer dans une station-service pour faire le plein de leur camionnette et constater que leur carte de crédit ne fonctionne plus parce que tout le secteur financier américain s’est spontanément consumé.
Mais ça n’arrivera pas de sitôt, n’est-ce pas ? Après tout, si 21 000 milliards de dollars, c’est bien, pourquoi pas deux ou trois fois plus ? Eh bien, il y a eu des problèmes au Paradis, ou, plus précisément, au niveau des facilités des Repo [prises en pension] de la Réserve fédérale. C’est un élément obscur, mais important : il fournit des liquidités aux banques et aux sociétés financières qui leur permettent de fonctionner. La taille du marché des pensions de titres est de 2 200 milliards de dollars.
Son fonctionnement est le suivant : les banques et les sociétés de financement obtiennent des prêts au jour le jour en vendant temporairement des actifs tels que des bons du Trésor et des obligations à la Réserve fédérale avec la possibilité de les racheter le matin : « repo » signifie « rachat » [repurchase, NdT]. Comme ces actifs sont considérés comme parfaitement sûrs et non toxiques, le taux d’intérêt sur ces prêts à un jour tend à être très bas. Mais récemment, il a commencé à grimper jusqu’à 10 %, soit quatre fois plus que le taux fixé par la Réserve fédérale. Auparavant, il suivait toujours le taux préférentiel, alors il s’agit d’un tout nouveau développement.
Pour calmer le jeu, la Fed a dû intervenir et injecter 125 milliards de dollars en deux jours seulement. Quand je dis « injecter », je veux dire « faire tourner la planche à billets toute la nuit. » C’est ce qu’on appelle la « monétisation directe de la dette » : une banque centrale accepte la garantie et imprime de l’argent pour la payer à sa valeur nominale.
Ce que nous ne savons pas, c’est combien de fois ces acteurs du marché des pensions prennent l’argent et s’enfuient. Les contrats de mise en pension offrent la possibilité de racheter ce drôle de papier le lendemain matin, mais ce n’est qu’une option et il est tout à fait possible de laisser son bébé dans les bras de la Réserve fédérale. Nous ne savons pas à quelle fréquence cela se produit. Mais nous pouvons deviner que ce qui s’est passé, c’est que beaucoup de gens ont commencé à se douter de quelque chose et ont utilisé la facilité de prise en pension comme un moyen sournois de se débarrasser d’actifs toxiques en les plaçant à la Fed à leur valeur nominale pour éviter de subir la chute des marchés.
L’expression « valeur nominale » est importante à cet égard : en 2009, alors que les actifs toxiques étaient considérés comme toxiques plutôt que comme de simples actifs, la Fed est intervenue et les a rachetés à leur valeur nominale, sauvant ainsi le secteur financier américain et empêchant sa ruine totale. Elle l’a fait en violant un principe important appelé « évaluation à la valeur du marché » : lorsque vous déclarez le prix d’un actif, vous devez tenir compte du prix auquel il peut être vendu. Le problème des actifs toxiques, c’est qu’ils ont soudainement perdu toute valeur parce que les garanties sur lesquelles ils étaient fondés se sont révélées surévaluées.
Un type d’actif particulièrement toxique est celui des titres adossés à des créances hypothécaires : afin de maintenir l’arnaque immobilière aux États-Unis, les prêts hypothécaires sont revendus et conditionnés en obligations qui sont ensuite revendues à nouveau, créant ce qui est considéré comme un bon investissement. Mais la valeur incertaine de la garantie sous-jacente – comme les maisons surévaluées dans l’étalement suburbain vendues à des gens sans épargne et aux revenus incertains qui n’auraient jamais du recevoir d’hypothèque au départ et qui manquent à leurs obligations chaque fois que l’économie se met à vaciller – les rend toxiques.
Après l’effondrement financier de 2009, la Fed a mis le secteur financier américain sous assistance respiratoire en aspirant tous les actifs toxiques, en les payant à leur valeur nominale en imprimant de l’argent et en permettant aux banques et aux sociétés financières de se retourner et de déposer cet argent auprès de la Fed comme « réserves excédentaires », en les payant pour le garder à un taux d’intérêt modeste. En 2015, le portefeuille toxique de la Fed s’élevait à 4 000 milliards de dollars et les réserves excédentaires à environ la moitié de ce montant. Mais en 2018, la Fed a commencé à travailler à la réduction de son portefeuille. Plus récemment, la Fed a commencé à essayer de réduire les taux d’intérêt bien en deçà de l’inflation, ce qui signifie que les réserves excédentaires, qui ont déjà chuté d’un sommet d’environ 2 500 milliards de dollars en 2015, vont maintenant diminuer avec le temps.
La Fed est maintenant coincée. Elle ne peut pas réduire les taux d’intérêt parce qu’ils sont déjà proches de zéro. Elle ne peut pas se débarrasser d’actifs toxiques parce qu’ils ne feront que revenir s’entasser dans les facilités des Repo. Au lieu de cela, elle sera forcée de les aspirer à nouveau pour éviter que le système financier ne s’effondre. Et la seule façon d’empêcher les taux d’intérêt de grimper est d’imprimer des milliards de dollars par jour.
Il y a une musique de fond qui ne sonne pas très bien non plus. Les étrangers ont régulièrement vendu leurs bons du Trésor américain pour diverses raisons, mais la principale est peut-être que les États-Unis ne sont plus fiables en tant qu’émetteur de la monnaie de réserve mondiale. Entre-temps, les besoins de financement du Trésor américain n’ont jamais été aussi importants. Oh ! à propos, à en juger par divers chiffres, tels que les volumes de fret et les ventes de camions, les États-Unis sont déjà en récession.
Cette sorte de lévitation financière peut durer un bon moment – et, en fait, elle dure depuis un bon moment – mais toutes les bonnes choses doivent prendre fin. Le dollar américain commencera à perdre de la valeur, les étrangers commenceront à vendre leurs bons du Trésor américain encore plus rapidement et tous ces dollars actuellement détenus à l’étranger reviendront en masse aux États-Unis pour acheter et sortir du pays tout ce qui n’est pas boulonné. C’est d’ailleurs ce qu’on appelle le « démembrement d’actifs » (des actifs réels, et non des actifs papier toxiques) et nous en avons vu beaucoup dans l’ancienne URSS dans les années 1990. Ce n’était pas joli.
À la fin, la Réserve fédérale sera laissée le ventre à l’air comme un gigantesque sac gonflé d’actifs toxiques crachant d’énormes piles de papier vert sans valeur. Pauvre, pauvre Fée Clochette ! Tu peux pleurer maintenant.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Note du Saker Francophone Si vous suivez les aventures de la Fed avec Chris Hamilton, il y a aussi un acteur secret qui continue d'acheter des bons décrit dans les bilans de la Fed dans des "autres acheteurs" dans la sous section ... "autres acheteurs". Pour l'instant tout le monde fait semblant mais un jour, pas forcément si lointain et peut-être provoqué, le voile se lèvera sur la faillite su système dollar. Parmi les solutions, il y a ou plutôt il y avait l'agression militaire des créditeurs. On peut comprendre la nervosité des acteurs géopolitiques, le pétrole n'est pas forcément la clé de compréhension la plus pertinente.
Traduit par Hervé, relu par San pour le Saker Francophone
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