Par Andrew Korybko – Le 4 mai 2015 – Source thesaker.is
L’Eurasie est en voie de devenir intégrée comme jamais auparavant. La Route de la Soie chinoise et l’Union eurasienne de la Russie constituent la base structurelle pour cette connexion historique entre les continents.
Les États-Unis croient comprendre la menace que cela pose à leur hégémonie mondiale (voir Brzezinski et son Grand Échiquier), d’où le déploiement de sa dernière arme postmoderne de communication, la militarisation de la mémoire historique.
L’Eurasie est construite sur une mosaïque de souvenirs contradictoires, mais les deux souvenirs les plus controversés, polarisants, et pratiques pour l’objectif géostratégique des États-Unis sont, d’une part, la division qui a suivi la Seconde Guerre mondiale en Europe et d’autre part la division entre sunnites et chiites.
Voyons cela de plus près :
L’Asie
Les États-Unis sont tout à fait favorables à la remilitarisation du Japon, en particulier parce que cela agace les nerfs de la Chine et évoque les souvenirs d’un retour au passé fasciste de Tokyo. La Chine a perdu des dizaines de millions de ses citoyens à la suite de l’agression brutale du Japon et de l’occupation subséquente, et elle a l’intention de commémorer leur mémoire lors du la prochain 70e anniversaire du Jour de la Victoire en Asie. Les États-Unis trouvent cela absolument inutile, selon une déclaration à Reuters du plus haut conseiller d’Obama en Asie, Evan Medeiros :
«Nous demandons à cette région qu’elle dépasse ces questions pour réaliser son plein potentiel de moteur de la croissance mondiale, alors quand nous pensons à ces questions d’histoire et quand nous pensons à cette cérémonie en Chine, ce sont des types de considérations que nous surveillons.»
Attendez une minute … les US disent-ils que les victimes des agressions encouragées par l’État, et ceux qui ont en conséquence perdu des millions de vies devraient simplement passer à autre chose ? Eh bien, oui, voilà ce qu’il a dit, mais rappelez-vous, les États-Unis ne sont jamais objectifs dans l’application de leurs propres politiques, donc pourquoi y-a-t-il une approche complètement opposée quand il s’agit de la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Est? Avant d’aborder cela, quelques mots sur la militarisation de la mémoire historique en Asie sont nécessaires.
Les États-Unis croient comprendre que la seule façon possible de construire une coalition pour confiner la Chine [CCC] est de donner un rôle accru au Japon comme acteur auxiliaire prédominant pour le compte des État-unis dans le théâtre d’opérations. La seule fois où Tokyo a rempli un rôle hégémonique régional était pendant la Seconde Guerre mondiale, et bien que cela soit difficile à reconnaître pour certaines personnes, nonobstant la Chine, de nombreux habitants de la région ont été quelque peu soulagés de tomber sous le contrôle du Japon, qu’ils ont considéré comme préférable à la colonisation européenne (l’Indochine et l’Indonésie étant d’excellents exemples).
Certes, il y avait des groupes de résistants et les Japonais évidemment se sont livrés à des atrocités à grande échelle dans les territoires occupés, mais en gros, il n’y avait pas de résistance au Japon comparable à celle montrée par les Chinois, qui ont littéralement lutté pour leur existence même (de la même manière que l’Union soviétique et ses habitants ont également lutté pour eux-mêmes contre les nazis). Que l’on traite la majorité des pays asiatiques non Chinois occupés par le Japon de collaborateurs ou sujets passifs de la tyrannie de Tokyo, ne change pas le fait qu’il y avait un soutien suffisamment important parmi la population pour qu’ils ne se sentent pas obligés de se soulever et d’initier la résistance comme les Chinois.
C’est exactement cette état de fait que les USA veulent reproduire au XXIe siècle, avec le Japon impérial servant de modèle pour la CCC dans le Nord et en Asie du Sud-Est, tout comme il l’a fait pendant la Seconde Guerre mondiale. L’attitude américaine officielle envers la critique chinoise de la remilitarisation du Japon et à l’adhésion claire à son modèle fasciste de l’époque, comme en témoigne la déclaration Medeiros, est que Pékin devrait juste passer à autre chose, ce qui est facile à dire quand les pertes subies par les États-Unis sont une infime fraction de ce que les Chinois ont subi durant la Seconde Guerre mondiale et que les premiers n’ont pas mené une guerre sur leur propre territoire depuis plus de 200 ans.
L’Europe
Comment les US réagissent-ils aux critiques de la Seconde Guerre mondiale formulées par leurs alliés nationalistes radicaux en Europe de l’Est ? Est-ce qu’ils disent à Kiev, à la Pologne ou aux pays baltes de simplement passer à autre chose et d’enterrer leur passé fasciste ? Que diriez-vous qu’ils acceptent simplement le fait historique de leur libération des nazis par l’Armée rouge et soient reconnaissants à l’Union soviétique pour la fin de la guerre ? Non, c’est exactement l’opposé, comme la plupart d’entre vous le savent déjà. En Europe de l’Est, les États-Unis soutiennent la renaissance des mouvements fascistes de l’époque et des interprétations historiques qui vont avec, comme ils le font en Asie de l’Est avec le Japon, et ils fustigent également toute personne (notamment la Russie) qui suggère que les États-Unis sont du mauvais côté de l’histoire par leur tolérance des alliances néo-fascistes. Dans ce théâtre de l’Ouest, mené par les États-Unis pour tenter de refouler l’émergence de l’immense Eurasie , Washington ne demande à personne de passer à autre chose à propos de la Seconde Guerre mondiale, à l’exception bien sûr de la Fédération de Russie de l’ère soviétique et de sa victoire de libération. En dehors de Moscou, tout le monde en Europe a besoin de garder la guerre en tête de ses préoccupations, mais seulement si c’est la version correcte (fasciste) aseptisée par les États-Unis.
Cette version est loin d’être saine pour l’être humain moyen, mais pour les États-Unis – qui se moquent de la morale ordinaire et des mœurs réelles, de l’éthique, ou de tous les principes dans leur politique étrangère – toutes les argumentations qui précèdent sont du marketing pour vendre la guerre de l’année, quelle qu’elle soit – il s’agit de la seule interprétation acceptable des événements de la Seconde Guerre mondiale. En fait, les États-Unis préfèrent ces manipulations pour mettre à jour l’interprétation de l’histoire régionale, le tout pour construire au XXIe siècle un cordon sanitaire autour de la Fédération de Russie. Les faits cités les plus subjectifs (et dans de nombreux cas, faux) qui peuvent le mieux diviser la Russie et l’Europe, ont leur origine en Europe de l’Est. Celle-ci est la plus réceptive à ce type de guerre de l’information, il est logique que la moitié des lieux stratégiques de communication de l’Otan soient situés dans cette zone. Il faut accepter, comme un fait acquis, que ces entités crachent des tonnes de conceptions révisionnistes dans une quête éperdue de réécrire l’histoire et d’imprimer rapidement dans la cervelle de la majorité des gens de la région, la version des événements approuvée aux États-Unis. Ce n’est qu’en semant les graines de la haine contre la Russie dans les nouvelles générations que les États-Unis peuvent s’assurer de leur domination sur les vassaux régionaux pour les décennies à venir.
Le Proche-Orient
Les plans des États-Unis pour favoriser la haine intergénérationnelle contre la Russie semble légère par rapport à ce qu’il fait au Moyen-Orient, qui est la réactivation de la haine centenaire entre les sectes islamiques. Bien que la séparation entre sunnites et chiites date de plus de mille ans, et que la brève période d’effusion de sang, résultant de celle-ci, avait largement et légitimement été reléguée dans le passé, les États-Unis ont décidé de déterrer ce souvenir amer pour améliorer leur stratégie actuelle. La dernière chose qu’ils veulent c’est que les musulmans passent à autre chose et oublient leurs divisions sectaires, et s’ils semblent l’avoir fait depuis déjà plus d’un millénaire, ils doivent alors être rappelés de force à leurs différences et plongés dans des bains de sang. Le concept ici est de diviser et gouverner la région à travers la militarisation de la division sunnite-chiite, chaque secte tuant sauvagement l’autre simplement en raison de son adhésion à une confession différente. Le modèle que les États-Unis visent est l’équivalent, au Moyen-Orient, de la guerre de Trente Ans en Europe [1618-1648, NdT], au cours de laquelle les forces catholiques et protestantes étaient engagées dans une telle saignée que, selon une estimation de l’Oxford Bibliographies, 15% à 20% de la population a été tuée ou blessée durant cette guerre, avec «une échelle de misère et de destruction comparable, sinon supérieure, à nos deux guerres mondiales, et à la peste noire».
Le seul but ici est de créer un tel tourbillon de chaos qu’il aspire finalement la Russie et l’Iran, d’où le caractère expansionniste du mouvement État islamique, qui n’est rien de plus qu’une croissance idéologique cancéreuse forcée par des moyens militants. Le danger provient du fait qu’il peut théoriquement surgir partout où vivent des musulmans, et la violence sectaire bestiale qu’il a précipitée est un terreau idéal pour provoquer, en réaction, les attaques nécessaires pour allumer au Moyen-Orient une guerre à grande échelle entre sunnites et chiites, objectif ultime des États-Unis. Dans la foulée de cette conflagration catastrophique, à l’issue de laquelle les États-Unis croient pouvoir imposer une version moyen-orientale de la Paix de Westphalie, qui a mis fin à la guerre de Trente Ans entre catholiques et protestants et a inauguré l’ère des États-nations. Cette paix sera évidemment négociée dans l’intérêt des États-Unis, soit selon les «impératifs géopolitiques, probablement à partir des propositions controversées et cartographiques révisionnistes et de nettoyage ethnique promues par Ralph Peter» – lire le New York Times Comment 5 pays pourraient devenir 14 – soit selon un processus hybride.
Rappel historique
Un grand nombre d’informations complexes a été exprimé dans les chapitres précédents, il est donc nécessaire de procéder à un bref rappel historique afin de placer le tout dans un tableau d’ensemble. Les États-Unis essaient de raviver les divisions historiques de la Seconde Guerre mondiale et la division entre sunnites et chiites afin d’atteindre un objectif stratégique plus grandiose, la division de l’Eurasie et l’élimination d’une possibilité d’intégration sino-russo-iranienne du supercontinent. L’accent mis sur le fascisme en Asie vise à privilégier l’ancien agresseur japonais dans le rôle de gardien préféré des intérêts des États-Unis et à convaincre les voisins de la Chine de collaborer avec le Japon, comme ils l’ont fait dans le passé. Cette relation proposée aux Japonais est l’anticipation de la mise en place d’un embryon de proto-Otan en Orient et en Asie du Sud-Est, le Japon formant le lien entre les deux théâtres de confinement.
En Europe de l’Est, les choses sont un peu différentes. Les États-Unis célèbrent le gouvernement et les mouvements fascistes collaborationnistes qui se sont battus contre la campagne de libération des nazis par l’URSS, en espérant que cela va enfoncer des coins entre leurs citoyens et la coopération pratique avec la Russie. L’effet final d’une telle stratégie est de renforcer l’engagement de la population envers l’Otan, au point où les gens invitent effectivement les États-Unis à approfondir l’occupation de leurs territoires, comme c’est déjà le cas dans les pays baltes et la Pologne. L’Ukraine est l’expérience test qui anticipe le succès ou l’échec d’autres entreprises états-uniennes du même type en Europe, et jusqu’à présent, cette tactique a eu un succès fou pour générer un sentiment anti-russe dans toute l’Europe, même dans sa périphérie scandinave et à l’Ouest.
En se déplaçant vers le bas, vers la partie centre-sud de l’Eurasie, le Moyen-Orient, ce ne sont pas les divisions de la Seconde Guerre mondiale qui sont relancées, mais plutôt les divisions religieuses datant de plus de mille ans. Les États-Unis veulent diviser et régner sur toute la région, en espérant que la guerre sectaire qu’il encouragent fera le sale boulot du Pentagone à leur place. Le jeu final est de renforcer le pouvoir de l’Arabie saoudite, le chaudron de la haine sectaire, afin que le Royaume puisse devenir le noyau d’une Otan arabe (en accord avec Israël) pour un déploiement futur contre l’Iran. En outre, l’expansion virale de État islamique est destinée à saper l’influence (et peut-être un jour, même domestique) de l’Iran sur la stabilité régionale, et pose également un dilemme pour les États d’Asie centrale qui sont le fondement de la sécurité russe et chinoise. Le déchaînement à grande échelle de l’insurrection islamique dans le cœur de l’Asie se répercuterait inévitablement sur ces deux géants d’Eurasie, les mettant ainsi sur la défensive stratégique et ouvrant la boîte de Pandore de la déstabilisation interne.
Réflexions finales
Les États-Unis expérimentent une nouvelle méthode de guerre dans leur effort pour contenir et démembrer la Russie, la Chine et l’Iran, il s’agit de la militarisation de la mémoire historique. La Seconde Guerre mondiale a été réinterprétée comme une arme contre la Russie et la Chine, tandis que la division entre sunnites et chiites, qui avait été en sommeil pendant plus de mille ans, a été réveillée avec une vigueur religieuse militante inconnue depuis le temps des Croisades. Chaque théâtre de la réinterprétation historique vise un ancrage eurasien différent, mais le modèle de la guerre postmoderne est clair. Les États-Unis, tout en confrontant leurs adversaires identifiés d’une manière directe, cherchent maintenant à accélérer leurs stratégies indirectes par l’invocation d’une mémoire historique divisée et militarisée, dans leurs quête pour créer de grandes coalitions se battant par procuration contre leurs rivaux. Les faits historiques n’intéressent plus les États-Unis, et on peut même soutenir qu’ils ne les ont jamais intéressés, mais ce qui est important en ce moment pour eux est de savoir si leurs auditoires ciblés restent réceptifs à l’acceptation ou non de cette histoire révisée. Mais comme on peut évidemment le voir de ses propres yeux, les États-Unis ont réussi à féconder les graines de la discorde historique et elles commencent enfin à porter leurs fruits toxiques.
Andrew Korybko
Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone
Note du Saker Francophone
Même si ce que décrit Korybko est vraisemblable dans les intentions US, et certainement avéré dans les faits, il n’empêche que cette stratégie de révisionnisme historique tous azimuts pour attiser les haines ancestrales ne serait rien sans l’amoncellement de dollars, monnaie de singe qui rémunère, à point nommé, tous les protagonistes de ces affaires, oligarques et chefs de guerre mafieux, roitelets d’un jour, marchands d’armes et autres racailles aventurières de tout acabit et de toutes nationalités.
La stratégie de dé-dollarisation est une bonne façon pour les pays ciblés de rendre inefficace le nerf de cette guerre-là.
Et c’est à cela qu’ils s’emploient, dans cette course contre la montre.