La menace à long terme pour l’Europe n’est pas le Pen, c’est le capitalisme.


Par Conn Hallinan – Le 13 juin 2017 – Source Foreign Policy In Focus

La bonne nouvelle pour l’Europe est que le Front national de Marine Le Pen a été battu le 7 mai, lors de l’élection présidentielle française. La mauvaise nouvelle est que le programme du vainqueur, Emmanuel Macron, pourrait permettre à Le Pen de revenir dans les prochaines années. Macron s’engage à supprimer 120 000 emplois publics, à réduire les dépenses de 60 milliards d’euros, à abandonner la semaine de travail de 35 heures, à relever l’âge de la retraite, à affaiblir la force de négociation des syndicats et à réduire les impôts sur les sociétés. C’est un programme qui ne risque pas de relancer l’économie moribonde de la France, mais qui va certainement aggraver le sort des jeunes sans emploi et des plus vieux – et donner suffisamment de munitions au Front national pour les élections de 2022.

L’Europe est impliquée dans une crise économique provoquée par la structure de l’Union européenne d’une part et la nature du capitalisme d’autre part. Cette convergence a fait dérailler les économies de l’ensemble des 27 pays du groupe, a appauvri des dizaines de millions de personnes et a contribué à faire monter des mouvements racistes de droite qui ne risquent pas d’être dissuadés par quelques pertes électorales.

Obscurcissant les causes de cette crise est le mythe selon lequel la dette est le résultat de comportements inadaptés, et la faiblesse économique la conséquence d’impôts élevés et de règles du travail rigides qui menottent les entreprises et empêchent la croissance. La chancelière allemande Angela Merkel aime à dire que les pays devraient se comporter comme une « frugale femme bavaroise ».

L’observation de Merkel est-elle basée sur un mythe ou est-ce une allégorie ? Alors qu’une allégorie est le « traitement figuratif d’un sujet sous le couvert d’un autre », un mythe est « une croyance collective non prouvée ou fausse qui sert à justifier une institution sociale ». Bien que la différence puisse paraître pédante, ce n’est pas le cas.

Et parce que les mythes sont particulièrement difficiles à déloger une fois qu’ils se répandent, il est essentiel d’examiner de près comment l’UE en est arrivée là.

Les crises font partie du capitalisme

Une partie du problème est le capitalisme lui-même, un système économique qui génère à la fois une énorme capacité de production et un chaos économique.

Le capitalisme est affligé de deux types de crise : cyclique et structurelle. Les cycliques – les récessions – ont tendance à se produire à peu près tous les 10 dix ans. Les États-Unis et l’Europe ont connu des récessions au début des années 1980, au début des années 1990 et au début des années 2000. Elles sont douloureuses et désagréables, mais ne durent généralement pas plus de 18 mois environ.

Tous les 40 ou 50 ans, par contre, il y a une crise structurelle comme le crash de 1929 et la Grande Dépression qui en a résulté.

Quand une crise structurelle frappe, le capitalisme se réorganise. Dans les années 1930, la solution était de créer un capitalisme redistributif qui a utilisé le pouvoir de l’État pour amorcer la pompe économique et alléger une partie du chaos qui accompagne ces réorganisations. L’assurance-chômage et la sécurité sociale ont réduit une partie de la douleur, les travaux publics ont absorbé certains des chômeurs et les syndicats ont eu le droit de s’organiser et de faire grève.

Le capitalisme a traversé une autre crise structurelle à la fin des années 1970, et ce sont les retombées de celle-ci qui sévissent actuellement dans l’UE – et aux États-Unis. En utilisant la récession de 1979-1981 comme paravent, les taxes sur les entreprises et les riches ont été abaissées, le commerce et la finance déréglementées, les institutions publiques privatisées et les syndicats délaissés. Le capitalisme est également devenu global.

Le globalisme a suscité une énorme croissance, mais aussi une profonde faiblesse. Les syndicats se sont affaiblis – en partie à cause d’attaques directes, en partie à cause de l’énorme bassin de main-d’œuvre peu coûteuse maintenant disponible dans le monde en développement – les salaires ont stagné ou même diminué en Europe et aux États-Unis, et l’écart entre les riches et les pauvres s’est élargi. Une étude menée en 2015 par Oxfam a révélé que 1% de l’humanité contrôle maintenant plus de la moitié de la richesse mondiale, et les 20% les plus riches en possèdent 94,5%. Bref, 80 % de la population mondiale ne possède que 5,5% de la richesse mondiale.

Ce n’est pas seulement un problème pour le monde en développement et sous-développé. L’Allemagne a la plus grande économie de l’UE et la quatrième plus grande au monde. En 2000, la tranche supérieure des 20% gagnait 3,5 % de plus que celle des 20 % inférieurs. Aujourd’hui, ce nombre a été multiplié par cinq. Pour les 10 % inférieurs, le revenu a, en réalité, chuté.

Si cette « femme bavaroise » fait partie des 10 %, sa frugalité n’a plus beaucoup d’importance, elle est fichue.

Renflouer les spéculateurs

La mondialisation a généré une instabilité en créant une crise d’accumulation. Quelques personnes ont beaucoup d’argent, mais beaucoup trop n’en ont pas assez, en tous cas pas assez pour absorber la production de l’économie mondiale. Le capitalisme global a été inondé de liquidités, mais où les utiliser ? La réponse a été la spéculation financière – d’autant plus que de nombreuses restrictions et mesures de sécurité ont été supprimées par la déréglementation.

En Europe, la plus grande partie de cette spéculation est partie dans le foncier. Les prix des terrains en Espagne et en Irlande ont augmenté de 500 %, entre 1999 et 2007. Dans le cas de l’Irlande, c’était presque irréel. Les prêts immobiliers irlandais sont passés de 5 milliards d’euros en 1999 à 96,2 milliards d’euros en 2007, soit plus de la moitié du PIB de la République irlandaise. Au cours de la même période, la dette européenne des ménages a augmenté en moyenne de 39 %.

Que ce fut une bulle est évident, et toutes les bulles explosent tôt ou tard. Celle-ci a explosé aux États-Unis fin 2007, et s’est rapidement répandue en Europe.

Ce qui est important de garder à l’esprit, c’est que les pays de l’UE qui ont eu des problèmes n’étaient guère déprimés. L’Espagne, le Portugal et l’Irlande avaient tous des ratios d’endettement modestes et des excédents budgétaires au moment de la crise.

Le problème n’était pas les gouvernements prodigues, mais une hausse soudaine des taux d’emprunt, ce qui rendait coûteux de financer les opérations gouvernementales. Cela a été accompagné par la décision d’utiliser l’argent des contribuables pour renflouer les banques qui se sont mises en difficulté en spéculant sur l’immobilier. En fait, les Portugais, les Espagnols, les Grecs et les Irlandais ont eu à supporter les dettes de banques à qui ils n’avaient jamais emprunté quoi que ce soit.

Les contribuables irlandais ont perdu 30 milliards d’euros pour renflouer la banque anglo-irlandaise, un chiffre équivalent à une année entière de recettes fiscales du pays. Étant donné qu’aucun de ces pays n’avait cette somme, ils ont demandé des « renflouements » au Fonds monétaire international, à la Banque centrale européenne et à la Commission européenne, la fameuse « troïka ». Environ 89 % de ces sauvetages sont allés aux banques. Le jour où le sauvetage grec a été annoncé, les actions bancaires françaises ont augmenté de 24 %.

Cela ne veut pas dire que les pays de l’UE n’avaient pas de dette. Mais en 2014, le Comité pour un audit des citoyens sur la dette publique a constaté qu’entre 60 % et 70 % de ces dettes n’étaient pas dues à des dépenses excessives mais plutôt aux réductions d’impôt pour les entreprises et les riches et aux taux d’intérêt trop élevés. Ce dernier point favorise les créanciers et les spéculateurs. Le comité a constaté que la plupart des déficits était le résultat de « décisions politiques » qui déplacent la richesse d’une classe à l’autre.

À long terme, une partie de cette dette devra être abandonnée parce qu’elle n’est tout simplement pas remboursable. La Convention de Londres de 1952 qui a réduit la dette allemande d’après-guerre et déclenché un renouveau économique pourrait servir de modèle.

« Nous ne pouvons pas laisser une élection changer quoi que ce soit »

Associée à cette crise du capitalisme, il y a la manière dont l’UE est structurée. Beaucoup de restrictions de l’UE ont été spécifiquement conçues pour favoriser le capital et les finances et marginaliser le contrôle qu’ont les 500 millions de citoyens de l’Union sur les questions économiques.

Le premier problème est que toutes les décisions économiques sont prises par la « troïka », un organe non élu qui n’a de compte à rendre à personne. Il y a bien un Parlement européen, mais il a peu de pouvoir ou de contrôle sur le monde financier. Il en va de même pour les gouvernements membres de l’UE. Lorsque l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis a déclaré au ministre allemand des Finances, Wolfgang Wolfgang Schäuble, que son parti Syriza, de gauche, avait été élu pour résister aux politiques d’austérité de l’UE, Schäuble a répondu : « Nous ne pouvons pas laisser une élection changer quoi que ce soit. »

Le deuxième problème est que les gouvernements nationaux n’ont aucun contrôle sur la valeur de l’euro. Sur les 27 membres de l’UE, 19 utilisent la monnaie commune et forment la zone euro. Les conditions de l’Allemagne pour abandonner le mark et adopter l’euro étaient que les membres de la zone euro devaient maintenir les déficits budgétaires à moins de 3 % du revenu national et que les niveaux d’endettement ne devaient pas dépasser les 60 % du PIB. Si cette formule fonctionne bien pour le modèle d’exportation puissant de l’Allemagne, ce n’est pas le cas pour un certain nombre d’autres économies de la zone euro.

La valeur de l’euro est fixée par la Banque centrale européenne, ce qui signifie que les membres ne peuvent pas dévaluer leur monnaie – une stratégie classique pour faire face à la dette, très prisée par le Trésor américain. Tant que le temps est calme, cette règle fonctionne, mais quand une crise financière frappe, la monnaie commune et les restrictions de la dette peuvent constituer un gros problème pour les économies plus petites et moins centrées sur les exportations.

Lorsque la bulle financière a éclaté en 2008, des pays comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande – et, dans une certaine mesure, la France – ont vu leurs dettes augmenter et les stratégies pour y faire face bloquées par les règles de la zone euro.

Et c’est là que le troisième problème avec la zone euro a commencé. Bien qu’il y a une monnaie commune, il n’y a pas de partage des dettes au moyen de recettes fiscales. Dans un système de monnaie unique comme les États-Unis, les économies puissantes, celles de Californie et de New York paient les factures pour des endroits plus pauvres comme le Mississippi et la Louisiane.

Environ 44 % du budget de l’État de la Louisiane est fourni par le gouvernement fédéral, qui recueille des impôts dans des États riches et les répartit dans des régions dont les économies sont trop petites ou inefficaces pour répondre à tous leurs besoins budgétaires. Par contre, si vous rencontrez des problèmes dans la zone euro, vous êtes tout seul.

Bien que l’UE a été bénéfique pour les banques et des pays comme l’Allemagne et l’Autriche, cela n’a pas été aussi bénéfique pour de nombreux autres membres. Prôner l’austérité comme moyen de régler le problème de la dette ne fonctionne pas, cela crée simplement une spirale d’endettement supplémentaire et encore plus d’austérité. Comme l’a dit Rana Foroohar, chroniqueur économique pour le Financial Times : « Aucun pays ne peut plus grandir lorsque le consommateur, le secteur des entreprises et le secteur public cessent de dépenser. »

Du fait que la plupart des partis européens de centre-gauche ont adopté la politique d’austérité et de remboursement de la dette, ils ont été dévastés lors des élections. Le Parti travailliste hollandais a été écrasé lors des dernières élections, les socialistes français ont obtenu moins de 7 % des votes et les socialistes espagnols sont à peine devant le parti Podemos, plus à gauche. Le parti socialiste italien a perdu plus de 15 points dans les sondages et court maintenant derrière l’étrange mouvement qu’est Movimente 5 stelle. Les socialistes grecs ne sont plus qu’une note de bas de page.

Des signes de vie à gauche ?

La leçon pour la gauche semble être que son déplacement vers le centre ou la droite a été la recette pour une catastrophe électorale.

Certes, le nouveau parti centriste de Macron, En Marche, a largement gagné lors des dernières élections législatives françaises – mais principalement en raison du vote anti-Le Pen. La plupart des Français ne sont pas conscients de son programme d’austérité, de restrictions des syndicats et de réductions d’impôt pour les entreprises. Bien qu’il semble susceptible de gagner une majorité suffisante, il envisage d’imposer les mesures par décret si ce n’était pas le cas.

Il est peu probable qu’un tel programme centriste réussisse à réduire le taux de chômage en France – 9,6% dans l’ensemble et 25% chez les jeunes âgés de 18 à 29 ans – ou relever l’économie. La « réforme » du travail et l’austérité ne stimulent pas les économies, et les réductions d’impôt ont un bilan tout aussi négatif.

En effet, comme le souligne Foroohar, il n’y a pas un seul exemple au cours des 20 dernières années où les réductions d’impôt pour les entreprises ou les riches ont stimulé une économie. En effet, la montée économique dans les années 1990 s’est produite alors que les taux d’imposition étaient à la hausse.

Si la situation économique s’aggrave, voire reste la même, la droite attendra pour débarquer avec ses réponses faciles à la crise économique : le nationalisme et le racisme.

L’horloge avance. L’Allemagne tiendra des élections en septembre, et il semble que l’Italie ira également aux urnes cet automne. En Espagne, le gouvernement minoritaire de droite est de plus en plus fragile et une autre élection est fort probable.

Les partis de centre-gauche se portent bien au Portugal, où les socialistes ont fait cause commune avec deux autres partis de gauche. En Grande-Bretagne, la rupture du Parti travailliste avec le centrisme de Blair a renversé le Parti conservateur, l’empêchant d’obtenir la majorité au Parlement. Un récent sondage YouGov a révélé que la majorité des Britanniques appuyaient la plate-forme de gauche travailliste contre le programme d’austérité des conservateurs.

La coalition portugaise démontre qu’il existe des modèles économiques qui fonctionnent là-bas pour gérer la dette et la croissance sans appauvrir la majorité au bénéfice de quelques-uns. La question est : la gauche italienne, espagnole et allemande pourront-elles mettre en place des programmes qui vont calmer l’inquiétude que l’inégalité du globalisme a engendré ?

Conn Hallinan

Traduit par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone

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