Les armes nucléaires américaines en Pologne ne seraient pas un moyen de dissuasion, mais une provocation massive pour la Russie
Par Scott Ritter − Le 22 mai 2020 − Source Russia Insider
Les États-Unis ont encouragé le déploiement d’armes nucléaires américaines sur le sol polonais dans le cadre de l’accord de «partage nucléaire» de l’OTAN. Une telle décision ne ferait qu’augmenter les chances d’une guerre qu’un tel déploiement cherche à dissuader.
Pour la deuxième fois en un peu plus d’un an, les ambassadeurs américains en Allemagne et en Pologne ont commenté les questions de sécurité de l’OTAN d’une manière qui mine l’unité de l’alliance tout en menaçant la sécurité européenne en cherchant à modifier l’équilibre des pouvoirs d’une manière indûment provocatrice pour la Russie.
Richard Grenell, ambassadeur des États-Unis en Allemagne et directeur par intérim du renseignement national, a lancé la polémique en écrivant une tribune pour le journal allemand Die Welt, critiquant les politiciens de la coalition au pouvoir de la chancelière Angela Merkel qui appelaient ouvertement les États-Unis à retirer leur armes nucléaires du sol allemand.
Jetant de l’huile sur le feu, l’ambassadrice américaine en Pologne, Georgette Mosbacher, a tweeté deux jours plus tard que “Si l’Allemagne veut diminuer la capacité nucléaire et affaiblir l’OTAN, peut-être la Pologne – qui paie sa juste part, et comprend les risques sur le flanc Est de l’OTAN – pourrait abriter les capacités sur son sol.”
Georgette Mosbacher✔ @USAmbPoland Si l'Allemagne veut diminuer la capacité nucléaire et affaiblir l'OTAN, peut-être que la Pologne - qui paie sa juste part et comprend les risques sur le flanc est de l'OTAN - pourrait héberger les capacités ici https://de.usembassy.gov/a-credible-nuclear-deterrent-remains-needed/ Une dissuasion nucléaire crédible demeure nécessaire | Ambassade des États-Unis et consulats en Allemagne Par Richard A. Grenell Ambassadeur américain en Allemagne. Avant la chute du rideau de fer, l'Allemagne était en première ligne d'un éventuel conflit nucléaire. de.usembassy.gov
L’action qui a provoqué le blitz médiatique de Grenell-Mosbacher provient de Rolf Mützenich, président du Parti social-démocrate au Parlement allemand, appelant l’Allemagne à se retirer de son accord de partage nucléaire avec l’OTAN, vieux de plusieurs décennies, notant que l’accord est devenu obsolète.
Les États-Unis maintiennent actuellement une force d’une vingtaine de bombes nucléaires B-61 sur le sol allemand, où elles sont destinées à être délivrées par des avions allemands en cas de guerre. Depuis 1979, l’Allemagne maintient une force de chasseurs-bombardiers Tornado dédiée à la mission de partage nucléaire. La décision de l’Allemagne d’acheter 30 F / A-18 Super Hornet de fabrication américaine pour remplacer le Tornado dans sa mission de livraison d’armes nucléaire a déclenché la colère de Mützenich.
La dernière fois que Grenell et Mosbacher se sont associés pour ébranler les fondements de la sécurité européenne basée sur l’OTAN remonte à septembre 2019, lorsque les commentaires de Grenell, faits au cours d’une interview avec un journal allemand, ont déclenché une controverse parmi les politiciens allemands sensibles aux critiques américaines sur le niveau des dépenses de l’Allemagne pour sa défense. “Il est en fait offensant de supposer que le contribuable américain doit continuer à payer pour entretenir plus de 50 000 Américains en Allemagne”, a déclaré Grenell, “mais les Allemands peuvent dépenser leur surplus dans des programmes nationaux”.[En achetant du matériel, à qui ? Devinez !, NdT]
Les commentaires de Grenell s’inscrivaient dans le contexte de l’insistance persistante du président Donald Trump pour que les alliés américains de l’OTAN paient leur juste part des frais de l’OTAN en augmentant leurs dépenses de défense respectives à des niveaux correspondant à 2% de leur PIB. Le budget de la défense de l’Allemagne en 2019 était d’environ 43 milliards d’euros, soit 1,2% du PIB. Les législateurs allemands ont rapidement critiqué les commentaires de Grenell, notant que si les dépenses de défense de l’Allemagne étaient bien en deçà de ce qui avait été promis, ils n’accepteraient pas le chantage des États-Unis sur des questions relatives à la sécurité nationale.
Mosbacher a alors sauté dans la controverse, tweetant : «La Pologne respecte ses 2% du PIB en matière d’obligations de dépenses envers l’OTAN. L’Allemagne non. Nous souhaiterions la bienvenue aux troupes américaines en Allemagne qui viendraient en Pologne.»
Certains politiciens allemands de gauche ont proposé que l’Allemagne prenne Grenell au mot sur son offre et commence à négocier le retrait des troupes américaines du sol allemand – il y a environ 52 000 Américains, dont 35 000 soldats et 17 000 civils stationnés en Allemagne aujourd’hui.
Mais ces mêmes politiciens ont fait un commentaire qui s’est avéré prémonitoire. «Si les Américains retirent leurs troupes», ont-ils noté, «alors ils devraient emporter leurs armes nucléaires avec eux. Ramenez-les chez vous, bien sûr, et pas en Pologne, ce qui serait une escalade dramatique dans les relations avec la Russie.»
C’est bien sûr précisément ce que l’équipe de catch à deux, Grenell-Mosbacher a proposé aujourd’hui.
“Le partage nucléaire de l’OTAN”, écrit l’actuel secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, dans un article publié dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, “est un accord multilatéral qui garantit que les avantages, les responsabilités et les risques de la dissuasion nucléaire sont partagés entre les alliés”.
Stoltenberg, a déclaré “Politiquement c’est important, cela signifie que les alliés participants, comme l’Allemagne, prennent des décisions conjointes sur la politique et la planification nucléaires et maintiennent un équipement approprié.”
Pour sa part, la Russie a déclaré que l’accord de partage nucléaire entre les États-Unis et l’OTAN fonctionnait en violation des dispositions pertinentes du Traité de non-prolifération (TNP) qui interdit le transfert, par un État doté d’armes nucléaires, vers un autre État qui n’en a pas. Alors que les États-Unis contestent cette interprétation russe, le fait est que la question de l’arsenal nucléaire de l’OTAN est extrêmement sensible pour la Russie, d’autant plus lorsqu’elle est considérée dans le contexte de l’expansion de l’OTAN qui a amené la Pologne et d’autres pays d’Europe orientale dans sur ses frontières.
La Pologne, avec la République tchèque et la Hongrie, ont rejoint l’OTAN en mars 1999, faisant fi de toutes les assurances données à l’ancien président soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, selon lesquelles l’OTAN ne s’étendrait jamais vers l’est si l’Allemagne était autorisée à s’unifier.
Le président russe Vladimir Poutine a fait référence à ces garanties lors de son discours à la Conférence de Munich sur la sécurité en février 2007, dans le contexte de l’expansion continue de l’OTAN. «Nous avons le droit de demander : qui est visé par cette expansion ? Et qu’est-il advenu des assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie ? Où sont ces déclarations aujourd’hui ? Personne ne s’en souvient.»
La Russie s’en souvient. Par exemple, le 6 février 1990, lorsque l’ancien ministre des Affaires étrangères ouest-allemand, Hans-Dietrich Genscher, a rencontré le ministre britannique des Affaires étrangères de l’époque, Douglas Hurd, Genscher a déclaré à Hurd que «Les Russes doivent avoir une certaine assurance que si, par exemple, le gouvernement polonais quittait le Pacte de Varsovie un jour, il ne rejoindrait pas l’OTAN le lendemain.»
Ces assurances ont été données par l’ancien secrétaire d’État américain, James Baker, à l’ancien ministre soviétique des Affaires étrangères, Eduard Shevardnadze, en février 1990, lorsque Baker a fait remarquer qu’avant que l’Allemagne ne puisse se réunifier, “Il faudrait, bien sûr, une garantie en béton que la juridiction ou les forces de l’OTAN ne se déplaceront pas vers l’Est.”
Ces assurances ont été données, mais n’ont été violées que sous l’administration du président Bill Clinton. Aujourd’hui, plus de 4 500 soldats américains sont stationnés sur le sol polonais, y compris un «groupement tactique» de la taille d’un bataillon renforcé stationné le long de ce que l’on appelle le Suwalki Gap séparant la Pologne des pays baltes.
“Si les forces russes établissaient un contrôle sur la région de Suwalki, ou menaçaient même la libre circulation du personnel et des équipements de l’OTAN à travers elle, cela couperait efficacement les États baltes du reste de l’Alliance”, a noté un rapport de l’OTAN écrit en 2018. “Dissuader toute action potentielle – ou même la menace d’une action – contre Suwalki est donc essentiel pour la crédibilité de l’OTAN et la cohésion occidentale.”
Pour sa part, la Russie a déclaré à plusieurs reprises qu’elle ne souhaitait pas entrer en conflit avec l’OTAN. Cependant, l’expansion de l’OTAN en Pologne et dans d’autres pays d’Europe orientale est de plus en plus un danger pour la sécurité russe. Le déploiement de lanceurs de missiles Aegis Ashore sur le sol polonais dans un rôle anti-missile ostensible, bien que déclaré par l’OTAN comme étant exclusivement destiné à protéger l’Europe des missiles iraniens, est considéré par la Russie comme une menace pour sa propre capacité de missile stratégique. En réponse, la Russie a déployé des missiles à courte portée à capacité nucléaire dans son enclave de Kaliningrad entre la Pologne et la Lituanie.
Si l’OTAN déployait des armes nucléaires sur le sol polonais dans le cadre de tout accord de partage nucléaire amélioré, la menace pour la Russie serait intolérable. Chaque décollage d’un chasseur-bombardier polonais serait considéré comme une menace existentielle potentielle, obligeant la Russie à accroître le niveau d’alerte le long de sa frontière occidentale, ainsi que sa capacité à neutraliser rapidement une telle menace en cas d’éclatement d’une véritable guerre.
Cela ne signifie pas que la Russie choisirait une attaque nucléaire préventive – loin de là. Au lieu de cela, la Russie s’appuierait sur les capacités des formations de première ligne de sa 1ère armée de chars et de sa 20ème armée interarmes pour mener des opérations offensives de pénétration profonde conçues pour capturer et / ou détruire toute arme nucléaire déployée vers l’avant avant de pouvoir l’utiliser. Loin de dissuader une guerre contre la Russie, tout déploiement d’armes nucléaires par les États-Unis sur le sol polonais ne fait qu’augmenter la probabilité d’un conflit que l’OTAN prétend éviter.
Scott Ritter est un ancien officier du renseignement de l’US Marine Corps. Il a servi en Union soviétique comme inspecteur de la mise en œuvre du traité INF, dans le personnel du général Schwarzkopf pendant la guerre du Golfe et de 1991 à 1998 en tant qu’inspecteur des armes de l’ONU. Dans la période qui précède la guerre américaine en Irak en 2003, il devient l’un des détracteurs américains les plus connus de la politique des États-unis vis-à-vis de l’Irak Suivez-le sur Twitter @RealScottRitter
Traduit par jj, relu par Kira pour le Saker Francophone