Bonne nouvelle pour le monde entier, plus de soucis à se faire pour la mer de Chine


Par Peter Lee – Le 23 janvier 2016 – Source UNZ

On assiste à une campagne médiatique concertée pour présenter la mer de Chine (MdC) comme une voie indispensable pour le transport commercial, fournissant une bonne raison aux États-Unis pour surveiller et intervenir dans cette zone.

Le porte-parole de cette campagne évoque une valeur de $5 mille milliards de marchandise traversant la mer de Chine chaque année. Reuters en particulier est accro à cette formulation.

Voici sept dépêches de l’agence Reuters, datées du mois dernier, évoquant ce chiffre de $ 5 mille milliards :

La Chine dit que la militarisation de la mer de Chine dépendra du niveau de menace.

La Chine cherche des investissements pour les îles disputées, à établir des vols réguliers.

La Chine défend les atterrissages sur les récifs après les plaintes vietnamiennes.

Les Philippines déposent une plainte contre les vols aériens chinois en mer de Chine.

La Chine fait encore atterrir des avions sur les iles de mer de Chine faisant l’objet d’une dispute : Xinhua.

Des manifestants philippins atterrissent sur les îles de mer de Chine objet d’un litige.

Les tensions s’accroissent autour de l’atterrissage d’avions chinois sur les îles artificielles.

Ce qui attire mon attention dans ces sept articles est qu’ils sont le travail de six reporters et sept rédacteurs en chef (sept à six ! heureux de voir que Reuters garde la main sur les ratios importants) dans cinq bureaux et qu’ils utilisent tous cette même formulation. Comment est ce que cela fonctionne ? Est-ce que la maison mère donne l’ordre que tous les articles au sujet de la mer de Chine (MdC) doivent inclure la phrase magique à $5 mille milliards ? Est-ce que le logiciel de traitement de texte repère tous les textes ne mentionnant pas le chiffre magique ? Ou est-ce que la ruche de journalistes qui relie Pékin, Manille, Hanoï, Hong Kong et Sydney sont sur la même longueur d’onde et ont simultanément et unanimement décidé que ce chiffre soit l’accessoire indispensable à tout reportage sur la MdC ?

Mais c’est compréhensible. Une description plus précise de la mer de Chine, du genre : «Un canal maritime pratique mais pas indispensable pour le transport maritime mondial dont l’importance, quand elle est savamment exagérée, donne un bon prétexte aux États-Unis pour se mêler des affaires de l’Asie du sud-est, au dépends de la République populaire de Chine (RPC)» est un peu trop long et ne donne pas assez l’impression d’urgence.

L’entourloupe, bien sûr, est que la part du lion de ces $5 mille milliards ressort du commerce chinois et que la plupart passe par la MdC par choix et non par nécessité.

Dit autrement, la seule grande puissance ayant un intérêt stratégique vital pour la liberté de navigation en mer de Chine est la Chine elle-même. Et les puissances intéressées à y gêner la liberté de navigation sont toutes les autres, guidées par les États-Unis.

Regardons plutôt une carte.

Vraiment les mots me manquent.

Voici la carte qu’il faut éviter de regarder. Celle si souvent reproduite et détournée par le Département américain à l’Énergie où les tentacules du monstre du transport d’hydrocarbures se tordent dans la MdC.

Regardons plutôt la carte du trafic maritime sur un site web beaucoup plus intéressant qui montre des informations en temps réel sur le transport maritime et quelques données historiques, gratuitement. Elle donne une idée des vrais circuits maritimes de la région.

Si vous sélectionnez l’option density map et y zoomez, vous obtiendrez une vue des voies maritimes (lignes vertes) et des ports (cercles rouges) les plus fréquentées dans et autour de la mer de Chine.

Notons quelques caractéristiques du trafic maritime en mer de Chine. D’abord et sans surprise, il converge essentiellement vers la Chine. Ensuite, le Vietnam, l’Indonésie, Taïwan et les Philippines sont surtout desservis par des routes longeant les côtes bien loin de la si redoutée ligne des neuf tirets (Nine Dash Line en anglais. NdT) tracée par la Chine.

Enfin, le reste du trafic transitant par la MdC se dirige tout droit vers le Japon et la Corée du Sud. Cela semble confirmer la perception que le Japon et la Corée du Sud, de précieux alliés, ont besoin de protection contre les menaces sur leur approvisionnement en pétrole, ce bien indispensable, leurs économies, la sécurité de la nation et leur mode de vie mêmes étant en jeu à cause de la présence de la Chine à proximité de cette voie stratégique.

Mais pas vraiment.

L’insignifiance stratégique de la MdC pour le Japon et la Corée est bien connue depuis les années 1990 quand la sécurité énergétique devint une préoccupation majeure des stratèges japonais.

Voici un passage intéressant d’un livre d’Euan Graham intitulé La ligne de sécurité maritime japonaise : Une question de vie ou de mort ?, publié en 2005.

Le coût pour le Japon d’une fermeture de 12 mois de la MdC, en faisant passer les tankers pétroliers par le détroit de Lombok et l’est des Philippines, a été estimé à $200 millions. Le Japon estime que ce coût est le même que celui entraîné par la fermeture du détroit de Malacca, nécessitant 15 tankers supplémentaires et augmentant de $88 millions les coûts de transport. Ce coût est confirmé par une étude conjointe du JDA et des autorités indonésiennes de la fin des années 1980, qui estimait à 18 le nombre de tankers supplémentaires pour contourner la mer de Chine par Lombok et l’est des Philippines. 

… Le volume de pétrole transporté est également réparti entre Lombok et le détroit de Malacca…

Voici une jolie carte montrant la route de Lombok et mentionnant aussi la seule différence avec Malacca – deux jours supplémentaires de navigation sur 20 jours en passant directement à travers la mer de Chine. Remarquez aussi, comme le montre le graphique, que les plus gros tankers, ceux de plus de 300 000 tonnes, ne peuvent utiliser que la route de Lombok.

Que représentent deux jours de plus de navigation ? Selon Graham :

…sur une facture totale d’importation de pétrole de $35 milliards, [un coût de $88 millions supplémentaires pour la route de Lombok] représente 0,3% de la facture totale.

Pour mettre à jour ces chiffres, le marché du pétrole et des tankers a plutôt tourné au vinaigre ces derniers temps, comme tout le monde le sait. Les prix du brut ont chuté alors que ceux des tankers ont monté car les importateurs font des réserves stratégiques et, de temps à autre, gardent les tankers comme facilité de stockage au lieu de les renvoyer au large. Les derniers chiffres que j’ai pu me procurer sont de 2,5$/baril pour un voyage du Golfe jusqu’au Japon.

Disons 30$ pour un baril de brut et 3$ de frais de transport. Le Japon importe environ 2 milliards de barils par an. Cela fait $6 milliards pour le transport. Le passage par Lombok rajoute 10% soit 0,3$/baril au frais de transport donc $600 millions de plus sur les 60 milliards d’importation de pétrole, 1% du coût total. Coïncidence surprenante, $600 millions représentent aussi 1% du budget total de la défense du Japon. Le PIB du Japon est de $4 mille milliards.

Alors est-ce que le Japon va déclencher la troisième guerre mondiale pour garder une prétendue vitale MdC ouverte et économiser 1% de sa facture pétrolière ?

Voici quelqu’un qui ne le pense pas :

Le CSD [L’auto défense collective] ne permettra pas d’opérations de déminage en MdC/Détroit de Malacca car, à la différence d’Ormuz, il existe des routes alternatives.

C’est la déclaration d’un fameux pacifiste [ton ironique, NdT], le Premier ministre Shinzo Abe, faite devant la Diète [le parlement japonais, NdT], rapporté par un tweet de Corey Wallace.

La république de Corée du Sud importe moins d’un milliard de barils par an. Coût du détour par Lombok, environ $270 millions.

En fait, tout le monde préfère utiliser le détroit de Malacca/MdC pour aller du golfe Persique au Japon et en Corée du Sud. C’est le plus court, le moins cher, il y a Singapour sur le chemin et, en vérité, les armateurs regardent les chiffres et ont décidé de retarder la construction de très très grand tankers pour garder l’option de passer par le détroit de Malacca et la MdC.

Mais si cette route était bloquée, ils peuvent toujours passer par Lombok et la mer de Makassar. C’est juste un peu plus cher.

Donc, la mer de Chine n’est pas une voie maritime critique pour le Japon et la République de Corée, nos principaux alliés asiatiques.

Qu’en est-il de la menace aux antipodes ? Notre grand allié l’Australie ? Si la Chine bloquait la MdC, quelles conséquences pour les exportations australiennes (ailleurs que vers la Chine naturellement) ?

Extrait tiré du livre d’Euan Graham cité ci-dessus :

Le transport de lingots de fer et de charbon représente la majorité des mouvements à travers le détroit de Lombok… Lombok reste la principale route pour les grosses cargaisons allant d’Australie occidentale au Japon.

Ils utilisent donc déjà le détroit de Lombok !

Quant au facteur mer de Chine, Sam Bateman, un commandant à la retraite de la marine australienne qui est maintenant analyste à Singapour, a remis en question un douteux article de numérologie écrit par Bonnie Glaser :

Bonnie Glaser a récemment prétendu qu’environ 60% du commerce maritime australien passe par la MdC…

Quantifié en valeur financière, le chiffre de 60% du commerce maritime passant par la MdC est loin du compte. En se basant sur les dernières données australiennes, il serait plutôt moitié moins, les trois quarts étant destiné au commerce avec la Chine. Donc la notion de menace sur notre commerce avec la Chine est plutôt absurde.

Calculons en valeur monétaire, 25% de 30% donne donc 7,5% du transport maritime à travers la MdC qui n’est pas destiné à la Chine. Soit 40 milliards de dollars australiens, dont la moitié va et vient de Singapour, ce qui peut être fait en pénétrant dans détroit de Malacca par l’ouest et en évitant complètement la MdC. A peu près 20 milliards de dollars australiens théoriquement à risque dans le cas peu probable où la Chine décide de complètement fermer la MdC au transport maritime australien. Par comparaison, le commerce bilatéral australien avec la Chine est de 152 milliards de dollars australiens.

Si vous vous demandez en quoi ce débat agité au sujet d’une confrontation entre la Chine, le plus gros client de l’Australie pour les lingots de fer et l’immobilier, et l’Australie à propos de la MdC sert vraiment les intérêts nationaux de ces pays, je pense que vous avez maintenant la réponse.

Euan Graham, directeur actuel du Lowy Institute’s International Security Program, a récemment fait la remarque, à la télévision australienne, que la géographie ne change pas. Sans rire.

Cela vaut la peine de regarder son discours d’analyse du problème de la MdC.

Remarquez qu’il n’entame pas la rengaine d’une MdC axe maritime vital pour le commerce australien sous la menace chinoise. Il parle plus de l’Australie faisant de son mieux pour agir en tant qu’allié volontaire, si ce n’est impatient, des États-Unis en Asie, ou, comme Graham le dit de payer sa police d’assurance, de lois internationales et de libre mouvement des forces navales.

Il devrait être évident pour tous que la mer de Chine, en tant qu’avenue commerciale est surtout importante pour… la Chine, bien sûr, plus que pour le Japon, la Corée du Sud, l’Australie ou les États-Unis.

Pourtant, ironie de l’histoire, la MdC devient de moins en moins importante pour la Chine, puisqu’elle construit un réseau alternatif de ports, oléoducs et réserves énergétiques.

L’idée que la Chine puisse s’échapper de son étranglement maritime est un anathème aux États-Unis, qui a basé sa réputation, son droit au rôle géostratégique central et ses demandes budgétaires sur l’idée que la menace de la marine américaine contre leurs voies maritimes d’approvisionnement en énergie, est le facteur décisif qui tient les cocos en respect. L’intérêt des États-Unis pour contrôler la Chine et la MdC existait bien avant l’expansionnisme d’un Xi Jinping qui construit sur les îles et précède aussi une marine chinoise digne de considération. On peut remonter la trace de cet intérêt américain à un rapport de 2004, préparé par Booz et Hamilton, pour Donald Rumsfeld, intitulé Energy Futures in Asia.

Je pense que ce rapport n’a pas été déclassifié, mais les lecteurs intéressés peuvent se reporter à cet article de l’US Naval War College intitulé Vos pauvres plans d’oléoducs ne réussiront jamais, idiots de Chinois ! Regardez la force de la marine américaine et tremblez ! (Le vrai titre, Le rêve chinois d’oléoducs, n’en est pas si loin).

C’est vrai que le pétrole du Moyen-Orient, celui qui est livré par bateau, va encore probablement être un sacré casse-tête pour la Chine pendant des dizaines d’années. Mais la Chine essaye de trouver des solutions sans se soucier des conseils amicaux et désintéressés de ses amis occidentaux de l’US Navy.

Regardons encore une carte. L’initiative de la nouvelle Route de la Soie va ouvrir de nouveaux canaux de transport pour les marchandises et l’énergie pour la Chine, qui évitent la MdC.

Pendant que vous y êtes, cherchez la mer d’Andaman, celle entre la Birmanie et l’Inde, à l’ouest de la MdC et du détroit de Malacca. La Chine y a déjà construit un terminal à Maday, dans l’État de Rakhine, Birmanie, et l’a relié à Kunming, en Chine, par des oléoducs et gazoducs pour, comme l’a fait remarquer le journal The Hindu, contourner le piège de Malacca.

Et ces petits hommes en rouge, à propos ? Des bataillons de l’armée birmane. La sécurité des oléoducs est une affaire importante pour le gouvernement chinois, quelque chose qu’il est prêt a assumer même s’il faut, pour cela, faire chanter le gouvernement birman avec des menaces de révoltes dans les zones frontalières, comme l’a déjà visiblement compris Aung San Suu Kyi.

Pour le transport de containers, la Chine prévoit apparemment de continuer la voie TGV qu’elle construit en direction de Bangkok jusqu’à un nouveau port en eau profonde au sud de la côte de Maday, en Birmanie, jusqu’à Dawei (au lieu de continuer de poursuivre le rêve d’un oléoduc dans le canal de Kra, traversant l’isthme séparant la mer d’Andaman et le golfe de Thaïlande).

Regardez aussi Gwadar. La Chine s’est engagée à investir des dizaines de milliards dans le cauchemar logistique, géopolitique et insurrectionnel pakistanais qu’est le Boondoggle dans le Baloutchistan avec l’espoir d’expédier pétrole et gaz par-dessus l’Himalaya, juste pour avoir une autre option afin d’éviter la MdC.

Les oléoducs sont bien sur plus chers à utiliser et plus vulnérables aux attaques par des insurgés locaux ou des forces plus mystérieuses, comme le font remarquer, comme par hasard, les analystes stratégiques américains. Les ports hébergés par un pays tiers sont sujet à des attaques ou interférences par des gouvernements ou des factions pro américaines. Malgré tout, la Chine les construit. Si les États-Unis peuvent dépenser $500 mille milliards pour leur sécurité nationale, la Chine est aussi désireuse de parier quelques milliards pour sa sécurité énergétique (tout en enrichissant les constructeurs chinois) et supporter le poids financier supplémentaire pour transporter le pétrole et le gaz d’un point A un point B sans passer par le détroit de Malacca.

Ce qui veut, bien sur, dire qu’il est temps de battre la campagne médiatique d’une Chine menaçant l’océan Indien.

Et bingo, nous y voila : des officiels américains se posent des questions sur les intentions de la Chine quand elle s’avance dans l’océan Indien.

Comme l’indiquent ces dépenses massives de la Chine – et l’absence complète de menaces sérieuses contre les intérêts du Japon, de la Corée et de l’Australie – le seul rôle véritable joué par la MdC, comme zone stratégique d’étranglement digne de l’attention des US, est… contre les intérêts de la Chine elle-même.

La mauvaise nouvelle est qu’avec une Chine ne mettant pas tous ses œufs dans le même panier, si une vraie guerre devait commencer contre la Chine par une tentative d’étouffement, en la coupant de ses importations énergétiques, comme cela s’est produit contre la Japon dans les années 30 – analogie historique utile, n’est-ce-pas ? – il faudrait le faire dans un grand nombre d’endroits comme Djibouti, la Birmanie, l’Océan Indien et en MdC. Une vraie guerre mondiale !

La bonne nouvelle est qu’au fur et à mesure que les choix maritimes augmentent pour la Chine, l’importance stratégique de chaque voie prise individuellement diminue, de même que le désir de la Chine, du Japon, de la Corée ou de l’Australie de risquer la paix régionale pour une affaire devenant sans importance.

J’espère que la Mer de Chine, au lieu de servir de détonateur pour la troisième guerre mondiale, restera simplement une scène de démonstration impériale où les États-Unis et la Chine font jouer leurs muscles pour démontrer leur résolution aux voisins et alliés, tout en restant une opportunité de gesticulations politiques, d’augmentation des budgets de défense et un terrain de chasse pour les médias à sensation et les groupes de réflexion.

Comme cela tout le monde sera content.

Peter Lee

Article paru sur UNZ

Traduit par Wayan, relu par Ludovic pour le Saker Francophone.

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