Aux États-Unis, le mensonge s’institutionnalise.


Les services de renseignements ne veulent plus faire leur boulot, fournir de vrais renseignements sur le monde et en particulier l’Iran et la Corée du Nord.


Par Ted Snider – Le 1er mars 2018 – Source Consortium News

Le 13 février, la communauté américaine du renseignement a publié son Évaluation de la menace mondiale pour 2018. C’est un document effrayant à lire, mais peut-être pas pour les raisons auxquelles vous vous attendez. Il n’est pas effrayant à cause de la menace qui pèse sur l’Amérique ou le monde qu’il révèle, mais plutôt parce qu’il montre l’incapacité des services de renseignement à entendre ou à voir ce que disent ou font les adversaires américains.

Sur la Corée du Nord, par exemple, les agences qui entendent tout ne semblent pas avoir entendu ce que la Corée du Nord a dit ; sur l’Iran, les agences qui voient tout ne semblent pas voir ce qu’elles savent depuis longtemps.

Cette Évaluation de la menace mondiale est un rituel de la communauté du renseignement, faite pour partager avec le Congrès un résumé déclassifié des menaces qui pèsent sur la sécurité nationale des États-Unis. La présente évaluation est publiée sous le nom de Daniel R. Coats, directeur du renseignement national. En théorie, l’évaluation est le résultat de la contribution des seize agences de renseignement américaines.

Selon Ray McGovern, les Évaluations de la menace mondiale ne sont pas aussi importantes que les Estimations nationales du renseignement, mais elles ne sont pas sans importance pour autant. McGovern, un ancien analyste de la CIA qui rédigeait les rapports quotidiens informant les présidents Nixon, Ford et Reagan, m’a expliqué que, même s’ils sont moins importants pour l’élaboration des politiques de défense, ils n’en sont pas moins importants pour former la perception du public.

En ce qui concerne la Corée du Nord et l’Iran, le Congrès exagère la vérité et, selon McGovern, l’Évaluation de la menace mondiale sert les intérêts de ceux qui tirent profit de l’exagération de la vérité. Lorsque le Congrès induit le public en erreur sur la Corée du Nord et l’Iran, il peut prétendre au soutien de la communauté du renseignement quant à l’évaluation de cette menace. Les néoconservateurs et les journalistes irresponsables peuvent aussi tous citer ces évaluations exagérées et non étayées.

La Corée du Nord

La Corée du Nord a droit à trois maigres paragraphes. Celle-ci est identifiée comme « une menace complexe et croissante pour la sécurité et les intérêts nationaux des États-Unis ». On dit toujours que cette menace ne peut être supprimée par des négociations, car la Corée du Nord n’est pas disposée à négocier son programme d’armement nucléaire. C’est la justification de l’administration Trump pour éviter toute diplomatie ou même de simplement parler avec la Corée du Nord. Cette prémisse est affirmée lorsque l’Évaluation de la menace mondiale insiste sur le fait qu’« en affirmant à maintes reprises que les armes nucléaires sont la base de sa survie, le régime montre qu’il n’a pas l’intention de négocier à ce sujet ».

Mais la communauté du renseignement qui peut entendre tout ce que vous dites n’entend pas ce que dit la Corée du Nord. Les Nord-Coréens affirment que leur programme d’armement nucléaire est la base de leur survie – un facteur dissuasif – mais ils ont répété de différentes manières que si la menace à leur survie était supprimée, la dissuasion à cette menace serait supprimée.

La position de la Corée du Nord n’est pas un refus, c’est une condition : la Corée du Nord ne dit pas qu’elle ne négociera pas sur son programme nucléaire ; elle dit qu’elle ne négociera pas la dissuasion tant qu’il n’y aura pas de garanties qu’elle n’aura plus besoin de cette dissuasion. Pour changer le comportement indésirable de la Corée du Nord, l’Amérique doit changer son comportement indésirable.

Il est bien connu – ou serait bien connu si le rôle essentiel assigné aux historiens et aux journalistes dans une société démocratique n’avait pas été accaparé par des propagandistes – que les États-Unis se sont sérieusement engagés à deux reprises dans des discussions diplomatiques avec la Corée du Nord – en 1994 et en 2005 – lorsque les États-Unis ont promis de cesser de menacer d’attaquer la Corée du Nord, celle-ci a promis de mettre fin à son programme d’armes nucléaires.

Mais il n’est pas nécessaire de faire appel à l’histoire lointaine ou aux anciens dirigeants nord-coréens. La même formulation conditionnelle de l’abandon de la dissuasion lorsque le besoin de dissuasion est abandonné a été formulée à maintes reprises dans l’histoire très récente.

L’ambassadeur adjoint de la Corée du Nord, Kim In-ryong, disait à António Guterres, secrétaire général de l’ONU, en août 2017 : « Tant que la politique hostile et la menace nucléaire des États-Unis se poursuivront, la RPDC, peu importe qui dira quoi, ne mettra jamais sa dissuasion nucléaire d’autodéfense sur la table des négociations. ». Ju Yong Chol, un autre diplomate nord-coréen, a déclaré exactement la même chose.

Les mêmes conditions nord-coréennes furent aussi exprimées par le ministre des Affaires étrangères, Ri Yong-ho, en août 2017. Ri déclarait : « Nous ne mettrons en aucun cas les armes nucléaires et les roquettes balistiques sur la table des négociations. (…) à moins que la politique hostile et la menace nucléaire des États-Unis contre la RPDC ne soient fondamentalement éliminées. ». Le mois suivant, il expliquait à l’ONU que son programme nucléaire est « à toutes fins pratiques, un instrument de guerre dissuasif pour mettre fin à la menace nucléaire des États-Unis et prévenir son invasion militaire, notre objectif ultime étant d’établir un équilibre des forces avec les États-Unis (…) ».

Plus important encore, Kim Jong Un lui-même a également exprimé cette condition. Kim a déclaré que « notre but final est d’établir un réel équilibre de force avec les États-Unis et de faire en sorte que les dirigeants américains n’osent plus parler d’options militaires ».

Malgré l’affirmation faite par l’Évaluation de la menace Mondiale que « le régime n’a aucune intention de négocier [ses armes nucléaires] » la Corée du Nord n’a pas cessé d’assurer au monde qu’elle le ferait. Le journaliste d’investigation Gareth Porter a récemment rendu compte de la possibilité d’un accord « intra-coréen » entre la Corée du Nord et la Corée du Sud.

Selon M. Porter, une proposition sud-coréenne, qui n’a jamais été rapportée par les médias américains, voulait que les États-Unis et la Corée du Sud « discutent de la réduction des exercices militaires conjoints Corée du Sud – États-Unis si la Corée du Nord suspendait ses activités nucléaires et balistiques ». Le président sud-coréen Moon Jae-in a en outre suggéré que les États-Unis et la Corée du Sud s’abstiennent d’utiliser porte-avions et sous-marins nucléaires dans leurs exercices militaires conjoints.

Kim Jong-un y a répondu d’une manière qui suggère que cette proposition satisfait aux conditions de la Corée du Nord. Il a appelé à une détente avec la Corée du Sud et a demandé à ce qu’elle « mette fin à tous les exercices nucléaires qu’elle a organisés avec des forces extérieures » c’est-à-dire les États-Unis, et qu’elle « se restreigne de faire appel aux armes nucléaires et aux forces agressives étasuniennes ». Séparer la coopération nucléaire avec les États-Unis pendant les exercices de l’existence même de ces exercices suggère, comme le souligne Porter, que « Kim signalait son intérêt à négocier un accord dans le sens de ce que la Corée du Sud avait proposé ».

La position de l’Évaluation de la menace mondiale sur la Corée du Nord n’est pas fondée sur de vrais renseignements. Une communauté du renseignement qui peut tout entendre ne semble pourtant pas entendre ce que dit la Corée du Nord. Ou bien elle veut utiliser cette évaluation pour façonner la perception du public d’une manière qui est au service de la façon dont le gouvernement américain veut que le public perçoive la Corée du Nord.

L’Iran

L’Iran a droit, lui, à plus d’espace dans cette Évaluation de la menace mondiale. Et, bien qu’un certain nombre d’affirmations difficiles à croire aient été faites dans les paragraphes sur l’Iran, on trouve les plus incroyables dans la section concernant le terrorisme. Dans cette section, deux affirmations inacceptables sont présentées comme des faits acceptés. La première fait écho à Washington : « L’Iran reste le principal État qui parraine le terrorisme ». La deuxième est que le « Hezbollah libanais – qui est mis dans le même sac que l’Iran – a démontré son intention de fomenter l’instabilité régionale en déployant des milliers de combattants en Syrie ».

Les services de renseignement américains qui peuvent tout voir ne voient apparemment pas ce qu’ils savent depuis longtemps. Ils savent que l’Iran n’est pas « le principal commanditaire du terrorisme » pour deux raisons : ils savent qui c’est et ils savent que ce n’est pas l’Iran.

Pas seulement parce que toutes les tentatives récentes visant à lier l’Iran au terrorisme ont échoué, mais aussi parce que leurs propres rapports sur le terrorisme n’indiquent pas l’Iran comme principal État parrainant le terrorisme. Le document du département d’État intitulé Patterns of Global Terrorisms [Les réseaux du terrorisme mondial] identifie rarement des incidents terroristes commis au nom de l’Iran. De plus, l’indice mondial du terrorisme le plus récent édité par le Département à la sécurité intérieure indique clairement que ce n’est pas l’Iran, mais « EI, Boko Haram, les talibans et al-Qaïda » qui constituent les plus grandes menaces terroristes. Aucun de ces quatre groupes n’est chiite et aucun d’entre eux n’est aligné sur l’Iran, mais ils sont « responsables de 74 % de tous les décès dus au terrorisme ». L’indice identifie aussi clairement État islamique, pas l’Iran, comme le groupe terroriste le plus meurtrier.

La communauté du renseignement sait également que l’Iran n’est pas le principal État à parrainer le terrorisme, car elle sait que c’est l’ennemi de l’Iran, l’Arabie saoudite, qui l’est. Dès décembre 2009, le Département d’État savait déjà que « l’Arabie saoudite demeure une base de soutien financier essentielle pour al-Qaïda, les Talibans (…) et d’autres groupes terroristes. » En 2012, un rapport classifié de l’Agence de renseignement de la défense, Information Intelligence Report, publié par l’intermédiaire de la communauté américaine du renseignement, a désigné « les pays occidentaux, les États du Golfe et la Turquie » comme étant « les puissances soutenant EI ».

En 2014, le vice-président Biden admettait que « nos alliés dans la région étaient notre plus grand problème en Syrie. (…) Ils ont versé des centaines de millions de dollars et des milliers de tonnes d’armes à n’importe qui voulant lutter contre Assad, sauf que les personnes qui ont été fournies étaient des membres d’al-Nusra, d’al-Qaïda ou des extrémistes jihadistes ».

Le point 4 d’une note de service écrite par Hillary Clinton, le 17 septembre de la même année, confesse qu’en se basant sur « les renseignements occidentaux, les renseignements américains et des sources dans la région » les États-Unis savaient que « les gouvernements du Qatar et de l’Arabie saoudite (…) fournissaient un soutien financier et logistique clandestin à EI et à d’autres groupes radicaux de la région ». En 2015, le président Obama et d’autres responsables américains ont exhorté les dirigeants du Golfe qui finançaient l’opposition à garder le contrôle de leurs clients, afin qu’un régime post-Assad ne soit pas contrôlé par des extrémistes d’État islamique ou d’al-Qaïda.

En d’autres termes, l’Évaluation de la menace mondiale ne reflète pas ce que la communauté américaine du renseignement sait depuis au moins huit ans : l’Iran n’est pas le principal État commanditaire du terrorisme, l’Arabie saoudite l’est.

Comme la communauté du renseignement ne veut pas voir ce qu’on lui montre depuis longtemps au sujet du terrorisme, elle ne veut pas voir ce qu’elle sait depuis longtemps sur le rôle de l’Iran dans la région. L’Iran et le Hezbollah ne « fomentent pas l’instabilité régionale en déployant des milliers de combattants en Syrie ». L’Iran est en Syrie pour combattre État islamique et al-Qaïda. Pourtant, selon la même Évaluation de la menace mondiale, « les extrémistes violents sunnites – en particulier EI et al-Qaïda – constituent une menace terroriste permanente pour les intérêts et les partenaires américains dans le monde entier ».

Ainsi, l’Iran fomente non pas l’instabilité régionale, mais la stabilité régionale en jouant un rôle de premier plan dans la lutte contre les organisations terroristes les plus déstabilisatrices de la région. L’Évaluation de la menace mondiale identifie al-Qaida et État islamique comme les forces déstabilisatrices de la région, mais identifie simultanément l’Iran – dont le rôle dans la région est de combattre ces forces déstabilisatrices – comme aussi déstabilisateur.

Depuis que l’Iran a tenté d’arbitrer les disputes syriennes pour éviter un conflit, mais a échoué, l’Iran et le Hezbollah soutiennent Assad dans sa lutte contre État islamique, al-Qaïda et les autres forces rebelles. Le rôle de l’Iran contre les forces déstabilisatrices dans la région est loin d’être anodin. L’Iran et le Hezbollah ont joué un rôle crucial dans la défaite des rebelles. Pour de nombreuses personnes qui sont menacées par al-Qaïda et État islamique, l’Iran a dépassé les États-Unis en tant qu’allié le plus important.

Et ce n’est pas comme si les auteurs de l’Évaluation de la menace mondiale ne le savaient pas. L’ayatollah Khamenei a autorisé son commandant en chef à coordonner des opérations militaires avec les États-Unis, et les médias israéliens rapportaient, en 2014, que les F-4 iraniens qui bombardaient des cibles d’État islamique travaillaient « très probablement en coordination avec les militaires étasuniens ». Patrick Cockburn a laissé entendre que les progrès des milices chiites, contrôlées par les Iraniens, contre l’État islamique sur le terrain ont été rendus possibles grâce à une coordination avec des attaques aériennes américaines sur les positions d’État islamique.

En ce qui concerne l’Iran et la Corée du Nord, l’Évaluation de la menace mondiale est un document terrifiant à lire – terrifiant par l’incompétence qu’il révèle. Le meilleur briefing que la communauté américaine du renseignement puisse donner au Congrès n’est qu’une évaluation fondée sur des informations incomplètes et des incohérences logiques. Les oreilles de l’Amérique ne veulent pas entendre ce que dit la Corée du Nord ; les yeux de l’Amérique ne veulent pas voir ce que fait l’Iran.

Ted Snider

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.

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