Comment Washington a provoqué et peut-être perdu une nouvelle course aux armements nucléaires


Poutine déclare que la longue tentative des États-Unis d’obtenir la supériorité nucléaire sur la Russie a échoué et espère que Washington « écoutera maintenant ».


How Washington provoked, and perhaps lost, a new nuclear-arms race - Stephen Cohen

© Michael Dunning / Getty Images


Par Stephen Cohen – Le 8 mars 2018 – Source Russia Today

Stephen F. Cohen, professeur émérite d'études et de politiques russes à New York et à Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs discussions (habituellement) hebdomadaires sur la nouvelle guerre froide américano-russe. (Les contributions antérieures, maintenant dans leur quatrième année, sont accessibles sur le site TheNation.com).

Cohen explique que le discours du président Poutine devant les deux chambres du parlement russe le 1er mars, un peu comme le discours annuel du président américain sur l’état de l’Union, était composé de deux parties distinctes. Les premiers deux tiers environ concernaient la prochaine élection présidentielle russe, le 18 mars, et répondait aux préoccupations nationales des électeurs russes, qui ne sont pas sans rappeler celles des électeurs américains : stabilité, emploi, santé, éducation, impôts, infrastructures, etc. La dernière partie du discours était cependant consacrée uniquement aux récentes réalisations des armes stratégiques ou nucléaires de la Russie. Ces remarques, bien que de valeur électorale, s’adressaient directement à Washington. Le point essentiel de Poutine était que la Russie a contrecarré les deux décennies d’efforts de Washington pour obtenir la supériorité nucléaire – et donc une capacité de première frappe capable de survivre contre la Russie. Sa conclusion connexe était qu’une ère dans les relations stratégiques russo-américaines post-soviétiques est terminée et une nouvelle a commencé. Cette partie du discours de Poutine contient le plus important de ce qu’il a livré au cours de ses 18 années au pouvoir.

Le contexte historique, auquel Poutine se réfère à plusieurs reprises pour ses propres objectifs, est important. Depuis que les États-Unis et l’Union soviétique, les deux superpuissances nucléaires, ont acquis la capacité de délivrer des ogives nucléaires transcontinentales l’une contre l’autre, trois approches alternatives à cette réalité existentielle ont éclairé les débats et l’élaboration des politiques : l’abolition du nucléaire, que Cohen considère comme une aspiration essentielle mais pas réaliste dans un avenir prévisible ; une quête de la supériorité nucléaire, rendant une première attaque dévastatrice à l’abri d’une riposte tout aussi catastrophique et donc « survivable » et pensable ; et la sécurité mutuelle basée sur la Mutual Assured Destruction (MAD) et sur le principe de la parité stratégique, ce qui signifie que les deux parties devraient avoir des capacités nucléaires à peu près égales et ne devraient pas viser une supériorité de première frappe.

Au cours de la guerre froide qui a précédé, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, Washington et Moscou ont adopté officiellement la seconde approche de sécurité mutuelle. La destruction mutuelle assurée, même si son raisonnement était terrifiant, a été acceptée comme l’approche rationnelle la plus sûre, avec la nécessité de maintenir une parité stratégique approximative. D’où la succession de traités de contrôle des armes nucléaires entre l’URSS et les États-Unis, y compris la réduction des arsenaux.

La technologie nucléaire continuait de se développer, rendant les armes de plus en plus destructrices, mais le MAD et le principe de la parité contraignaient la technologie et maintenaient la paix nucléaire malgré quelques quasi-accidents. Cette approche a atteint son apogée la plus optimiste à la fin des années 1980 lorsque le président Ronald Reagan et le dernier dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev ont élargi leur compréhension de la sécurité mutuelle. Ils ont convenu que toute construction stratégique d’un côté serait perçue comme une menace par l’autre, qui entreprendrait alors sa propre réplique. Ils ont convenu de mettre fin à cette dialectique périlleuse, qui avait conduit la course aux armements nucléaires pendant des décennies et, en 1987, aboli pour la première (et la dernière) fois une catégorie entière d’armes nucléaires, celles portées par des missiles à moyenne portée. Cette chance extrêmement prometteuse, l’héritage de Reagan et Gorbatchev, a été perdue presque immédiatement après la fin de l’Union soviétique en 1991. Comme Cohen l’écrivait il y a 10 ans dans son livre Soviet Fates and Lost Alternatives « la guerre froide s’est terminée à Moscou, mais pas Washington ».

À partir des années 1990, les administrations américaines successives – sous Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama – recherchaient la supériorité nucléaire de facto sur la Russie post-soviétique. Animées par le triomphalisme rampant de l’après-guerre froide (mal conçu) et par la perception que la Russie était maintenant trop faible, démoralisée ou suppliante pour rivaliser, elles l’ont fait de trois manières : en élargissant l’OTAN aux frontières de la Russie ; en finançant des armes nucléaires de plus en plus destructrices, précises et opérationnelles ; et, en 2002, en se retirant unilatéralement du Traité antimissile balistique de 1972.

En interdisant le déploiement à grande échelle des installations de défense antimissile (chaque camp bénéficiait d’une exception chez lui) le traité garantissait depuis longtemps la sécurité mutuelle sur la base des principes sous-jacents de la MAD et de la parité. En effet, l’abolition, par Bush Jr, du Traité ABM a annulé ces principes et signifié la volonté de Washington de parvenir à la supériorité nucléaire sur la Russie. Aujourd’hui, il y a des dizaines de missiles américains déployés en défense antimissile, qui sont officiellement un projet de l’OTAN, partout dans le monde, y compris sur terre et en mer à la frontière de la Russie.

Depuis le début, et encore aujourd’hui, Washington a maintenu que « notre défense antimissile n’a jamais été dirigée contre la Russie » mais seulement contre l’Iran et d’autres États voyous, mais cela a toujours été un conte de fées accepté par les observateurs peu perspicaces mais certainement pas par Moscou.

Toutes les nouvelles armes nucléaires russes détaillées par Poutine dans son discours du 1er mars, en cours de développement, ont été conçues pour échapper – pour contrecarrer et rendre inutile – le programme mondial de défense antimissile de Washington qui s’est développé pendant des décennies à des coûts financiers, politiques et de sécurité énormes. L’establishment des médias politiques américains a largement rejeté les affirmations de Poutine comme un « bluff », « agressif » et un « cliquetis de sabre ». Mais ces traits n’ont jamais caractérisé les grandes déclarations de politique de Poutine, pas plus que celles-ci.

Si seulement un quart des prétentions de Poutine sur les nouvelles armes nucléaires russes sont vraies, cela signifie que tandis que Washington a couru avec insistance vers la supériorité nucléaire et une capacité de première frappe, Moscou a résolument décidé de développer des contre-systèmes et, encore une fois, en supposant que les déclarations de Poutine sont essentiellement vraies – la Russie a gagné.

Du point de vue de Moscou, qui dans ce cas existentiel devrait également être le nôtre, la Russie a retrouvé la parité stratégique qu’elle a perdue après la fin de l’Union soviétique et avec elle, la sécurité mutuelle de la MAD.

Le discours de Poutine, s’il est lu attentivement, soulève des questions politiques vitales. Cohen identifie et discute plusieurs d’entre elles.

À un moment donné, Poutine dit remarquablement que « nous sommes nous-mêmes à blâmer » pour la condition stratégique désastreuse dans laquelle la Russie s’est retrouvée au début des années 2000. Vraisemblablement, il fait référence à ses propres « illusions » sur l’Occident, en particulier sur Washington, auxquelles il a fait allusion précédemment, bien que de manière énigmatique.

Il fait certainement référence à ses propres appels stériles à « nos partenaires occidentaux » pour des politiques de sécurité mutuelle au lieu de l’expansion de l’Otan et de la défense antimissile unilatérale, appels illusoires pour lesquels il a parfois été critiqué par les forces anti-occidentales, en Russie même, dans l’establishment politique s’occupant de sécurité. Comme l’admet Poutine, ses « partenaires occidentaux » n’ont pas « écouté ». C’est une preuve irréfutable que Poutine a lui-même changé en réponse aux politiques des États-Unis et de l’Otan pendant ses années au pouvoir.

Dans son discours, Poutine ne commente pas directement les courses aux armements nucléaires passées ou actuelles, mais il précise qu’une autre, plus dangereuse, se profile, en fonction de la réaction de Washington aux nouvelles armes de Moscou.

Washington peut accepter la parité, ou la dissuasion. La Russie s’est rétablie et revient à des négociations à grande échelle sur les armes nucléaires ; ou bien Washington peut essayer encore de dépasser la parité avec Moscou. Si ce dernier choix est fait, dit Poutine, la Russie est pleinement capable et prête à rivaliser, encore et encore, bien qu’il précise qu’il préfèrerait consacrer ses années restantes comme dirigeant, son héritage, ainsi que les ressources nationales à la modernisation et à la prospérité de la Russie, qu’il énonce (encore une fois) dans les deux premiers tiers de son discours.

Il insiste sur le fait que les nouvelles armes ne sont pas destinées à une quelconque agression, mais uniquement à la défense militaire légitime de la Russie et, politiquement, à ramener Washington aux politiques de détente et en particulier aux négociations sur les armes nucléaires. Le Kremlin, ajoute-t-il, est « prêt ».

Même après avoir fait une présentation convaincante, et manifestement fière, de ce que la Russie a réussi, contre toute attente, Poutine croit-il vraiment que Washington va « écouter maintenant » ? Il peut encore avoir des illusions, mais nous ne devrions en avoir aucune. Au cours de ces dernières années, il y a eu de nombreuses preuves que les décideurs américains et, tout aussi importants, les commentateurs des médias traditionnels, ne prennent pas la peine de lire ce que Poutine dit, ou du moins pas plus que des bribes de rapports. Pire encore, Poutine et la « Russie de Poutine » ont été tellement diabolisés qu’il est difficile d’imaginer que des personnalités politiques ou des commentateurs éditoriaux américains répondent positivement à ce qui est clairement l’espoir du président russe d’un nouveau départ dans les relations américano-russes. Même s’il n’y a que ça, la parité stratégique signifie toujours aussi la parité politique – reconnaissant que la Russie soviétique, comme les États-Unis, avait des intérêts nationaux légitimes à l’étranger. Les années pendant lesquelles les Américains vilipendaient Poutine et la Russie sont essentiellement une affirmation que ni l’un ni l’autre n’avait une telle légitimité. Et pour aggraver les choses, il y a les allégations non prouvées de collusion du Russiagate. Même si le président Trump comprend, ou qu’on lui fait comprendre, la nouvelle ouverture, peut-être historique, représentée par le discours de Poutine, les allégations de « marionnette du Kremlin » faites quotidiennement contre lui permettraient-elles de saisir cette occasion ? En vérité, les promoteurs du Russiagate s’en soucient-ils ?

De manière plus générale, conclut Cohen, l’histoire a enseigné que la technologie dépasse parfois la capacité politique de la contrôler. Plusieurs des nouvelles armes nucléaires de la Russie étaient imprévues – si les services de renseignement américains n’étaient pas pleinement informés de leur développement avant le discours de Poutine, à quoi ces agences s’occupaient-elles ? Il n’est plus possible d’ignorer la Russie, au moins à égalité avec les États-Unis, encore une fois considérée comme la première menace pour les Américains. Si Washington n’écoute pas maintenant, si au lieu de cela, elle cherche de nouveau la supériorité, nous pouvons raisonnablement demander : « Nous avons survécu à la guerre froide précédente, mais pourrons-nous survivre à celle-ci ? ». Pour le dire autrement, est-ce que Poutine a dévoilé, mais a également offert le 1er mars 2018, notre dernière chance ? En tout cas, il avait raison : « C’est un tournant pour le monde entier. »

Stephen F.Cohen

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

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