Aperçu stratégique du triangle russo-israélo-syrien


Par Andrew Korybko − Le 21 novembre 2021 − Source oneworld.press

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OneWorld publie l’intégralité de l’interview accordée par Andrew Korybko à Giorgio Cafiero à ce sujet, dont des extraits ont été intégrés par ce dernier à son article récent pour Inside Arabia, sous le titre « La relation de travail d’Israël avec la Russie en Syrie. »

Qu’est-ce que la Russie pense pouvoir obtenir en coopérant avec Israël en relation avec la Syrie ?

La Russie et Israël ont convenu d’un mécanisme d’élimination du conflit au mois de septembre 2015, peu de temps avant le début de l’intervention d’Israël en Syrie. Les deux parties espéraient limiter le risque d’incidents en vol car Moscou bombarde les armées qu’elle-même et Damas considèrent comme terroristes, et qu’Israël en fait autant, mais en frappant le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique ainsi que les alliés du Hezbollah qui avaient été invités en Syrie mais que Tel Aviv considère comme des menaces latentes envers sa sécurité nationale. Aucune partie ne veut affronter l’autre car cela pourrait déboucher sur une escalade terriblement dangereuse des tensions régionales. Qui plus est, la Russie et Israël entretiennent d’excellentes relations, surtout au vu du fait que Tel Aviv a refusé d’imposer des sanctions à Moscou en solidarité avec ses alliés occidentaux durant toutes ces années.

De temps à autre, la Russie condamne officiellement les frappes pratiquées par Israël, mais elle n’a jamais agi pour y mettre fin, fût-ce directement ou indirectement. Cette dernière observation s’est vue étayée au fil des années récentes par le fait que la Syrie n’a jusqu’ici pas pu faire usage des missiles S-300 qu’elle a reçus tardivement de la part de la Russie, à la fin de l’année 2018, après l’incident survenu aux abords de Lattaquié, décrit par le président Poutine comme un tragique enchaînement de circonstances. Bien que la Russie reconnaisse officiellement la légalité et les desseins anti-terroristes de l’Ordre des Gardiens de la Révolution Islamique ainsi que la présence du Hezbollah en Syrie, certains observateurs avancent que le Kremlin pourrait espérer discrètement que Damas demande un retrait honorable et en plusieurs étapes de leur part (dans ce contexte, sous la contrainte des frappes israéliennes), considéré comme un pas vers une solution de compromis mettant fin à la guerre.

Dans quelle mesure la coopération russo-israélienne est-elle problématique vis-à-vis de la relation entretenue par Moscou avec Téhéran ?

La Russie et l’Iran luttent toutes deux contre État Islamique/Daesh et d’autres groupes terroristes en Syrie, mais la Russie s’y emploie principalement par voie aérienne, et en partageant des renseignements tactiques avec l’Armée Arabe Syrienne (AAS), cependant que l’Iran participe aux combats sur le terrain avec l’AAS et leur allié commun du Hezbollah. Moscou et Téhéran partagent donc les mêmes intérêts derrière leur soutien à Damas, mais leurs visions de l’après-guerre pour le pays semblent diverger. Le Kremlin estime qu’une suite de compromis mutuels devra être acceptée par l’ensemble des parties prenantes au conflit, alors que la position implicite de la République Islamique est que son allié arabe ne doit pas forcément concéder quoi que ce soit à ceux qu’il ne considère pas comme des égaux politiques.

Quoique la Russie ne soit pas directement impliquée dans les frappes menées par Israël, l’Iran et le Hezbollah pourraient se montrer mécontents que Moscou ne leur donne même pas d’indice lorsque elle est courant à l’avance de ces attaques, suivant le protocole inhérent au mécanisme de désescalade du conflit. Ils pourraient également se poser des questions sur le fait que la Syrie n’a toujours pas fait usage des missiles S-300 envoyés tardivement après l’incident du mois de septembre 2018, dans l’objectif annoncé de dissuader ce qui était décrit à l’époque comme un comportement irresponsable de la part d’Israël. Depuis lors, Israël a poursuivi ses frappes contre la Syrie, et Damas ne cible que les missiles qui entrent sur son territoire, et n’utilise ni les S-300, ni quelque autre système de défense anti-aérienne pour frapper les avions lanceurs, chose qui était pourtant attendue par de nombreux observateurs.

Le gouvernement de Bachar El Assad pense-t-il que la Russie puisse faire pression sur Israël en faveur des intérêts de Damas ?

Il est peu probable que la Syrie s’y attende sérieusement, et si tel était le cas, ses attentes seraient irréalistes. La dynamique de pouvoir semble de fait fonctionner dans l’autre sens : Israël estime que la Russie peut faire pression sur la Syrie pour qu’elle demande le retrait de l’Iran et du Hezbollah de son sol. Moscou ne veut pas prendre parti, car elle entretient de très bonnes relations avec les deux parties, même si ces relations sont de natures et d’impacts stratégiques au regard de ses intérêts, si bien qu’elle est jusqu’ici restée en position de retrait et a passivement laissé les événements se dérouler entre les parties prenantes.

Néanmoins, c’est précisément cette passivité, malgré des condamnations occasionnelles des frappes lancées par Israël, qui peut être interprétée comme favorisant les intérêts de Tel Aviv, car Moscou ne fait rien pour arrêter ses attaques contre le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique et le Hezbollah, ni directement, ni indirectement, comme nous l’avons vu plus haut. Ceci amène certains observateurs à s’interroger si la Russie ne préfère pas discrètement laisser les frappes menées par Israël comme une forme de pression pour amener l’Iran à demander le retrait de l’Iran et du Hezbollah hors de son territoire, dans le cadre d’un compromis régional plus étendu que le Kremlin pourrait espérer négocier.

Quelles sont les raisons pour Israël d’œuvrer conjointement avec la Russie ? Y a-t-il une bonne raison pour les Israéliens de penser que la Russie pourrait agir contre l’influence et le pouvoir iranien en Syrie ?

Une importante diaspora russe vit en Israël, et en est peu à peu venue à disposer d’une influence non négligeable sur la société et sur certains pans des administrations permanentes du pays, jusqu’à la formulation de sa politique étrangère. Le président Poutine est également très respecté en Israël pour son opposition résolue à l’anti-sémitisme, au fascisme, et au révisionnisme historique relatif à la seconde guerre mondiale. Qui plus est, en tant que grande puissance influente, revenue en Asie occidentale avec son intervention en Syrie, considérée comme faiseur de rois pour résoudre la crise qui secoue ce pays, Israël à toutes les raisons d’étendre avec pragmatisme ses relations avec la Russie, d’autant plus que ceci pourrait lui accorder des leviers supplémentaires pour mieux équilibrer ses relations historiques avec les États-Unis.

Cependant, les Israéliens ne devraient pas maintenir d’attentes irréalistes quant à des actions directes menées par la Russie contre l’influence iranienne en Syrie. Cela finirait par saper la campagne anti-terroriste menée par Moscou, ainsi que ses relations bilatérales avec la République Islamique, qui sont importantes pour le maintien de la stabilité dans le Sud Caucase, la Mer Caspienne et l’Afghanistan. La Russie semble tout au plus prête à « faciliter passivement » des frappes israéliennes régulières contre le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique et le Hezbollah, en ne s’impliquant pas lorsque celles-ci se produisent, conformément aux conditions de l’accord de désescalade du conflit de 2015, et possiblement en ne laissant pas la Syrie faire usage des S-300 ni d’autres systèmes de défense anti-aérienne pour cibler les avions israéliens (chose qui pourrait faire monter les tensions), ce qui reste une chose importante.

Quelques extraits de cette interview ont été intégrés à l’article récent publié par Giorgio Cafiero dans Inside Arabia, sous le titre « Les relations de travail d’Israël avec la Russie en Syrie« 

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí pour le Saker Francophone

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