Par Andrew Korybko − Le 31 décembre 2024 − Source korybko.substack.com
L’avenir des relations indo-étasuniennes, sous Trump 2.0, va jouer le rôle le plus important pour déterminer le degré de tumulte que l’Asie du Sud va connaître l’an prochain.
L’Asie du Sud est en général considérée comme une région relativement stable, dont les principaux problèmes relèvent du développement socio-économique, qui ne sont pas à sous-estimer mais qui sont loin des turbulences géopolitiques que connaissent l’Asie de l’Ouest et l’Europe depuis quelque temps. Cela pourrait changer prochainement. De l’Afghanistan au Myanmar (qui peut être considéré comme appartenant à l’Asie du Sud au vu de son rôle passé dans le Raj britannique), la région toute entière s’accroche pour une année 2025 tumultueuse.
Commençons par l’Afghanistan. Les dernières attaques de représailles entre les Talibans afghans et le Pakistan, sur la ligne Durand, présagent mal de l’avenir des relations bilatérales entre les deux pays. Kaboul n’a jamais reconnu la frontière imposée par les Britanniques et ce qui est par la suite devenu le Pakistan. Elle est également accusée par Islamabad d’héberger les Tehrik-i-Taliban Pakistan, également connus sous le nom de « Talibans du Pakistan », qui constituent un groupe terroriste reconnu. Les Talibans afghans ont dans le même temps accusé le Pakistan d’avoir tué des civils lors de ses dernières frappes.
Dans le même temps, ce sont également les relations entre le Pakistan et les États-Unis qui sont en cours de détérioration. L’administration Biden a imposé de nouvelles sanctions sur le programme de missiles balistiques du pays, sanctions appliquées à une agence d’État — un événement sans précédent —, cependant que le Département d’État dénonçait la condamnation de 25 civils par un tribunal militaire. Richard Grenell, envoyé du président étasunien Donald Trump et de retour de missions spéciales se fait également l’avocat d’une libération d’Imran Khan, ancien premier ministre pakistanais. Il est probable que les relations vont encore se corser davantage.
L’Inde s’est retrouvée dans une situation semblable. Un ancien dirigeant indien a été accusé au mois d’octobre d’avoir organisé sur le sol étasunien, au mois d’août 2023, la tentative d’assassinat d’un ressortissant étasunien, désigné par Delhi comme terroriste. Plus tôt en 2024, la Russie a donné de la voix aux soupçons indiens d’ingérence étasunienne dans les élections générales du pays, et des Indiens pensent que les accusations étasuniennes contre Gautam Adani, un homme d’affaires et milliardaire, répondent à des motivations politiques. D’autres accusent les États-Unis d’avoir également renversé le gouvernement amical envers l’Inde du Bangladesh.
Sur ce sujet, les liens entres ces voisins ont pris un sacré coup lorsque la première ministre Sheikh Hasina a fui son pays durant des émeutes qui se sont produites l’été dernier. Le nouveau compromis au pouvoir du Bangladesh a adopté une position ultra-nationaliste envers l’Inde, et celle-ci l’accuse de fermer les yeux sur les violences exercées contre la minorité hindoue. Dhaka avait par le passé accusé Delhi d’avoir joué un rôle dans les inondations du mois d’août. Ces méfiances mutuelles et croissantes pourrait rapidement présenter des conséquences régionales.
Enfin, le Bangladesh ferait bien de garder l’œil davantage sur le Myanmar que sur l’Inde, car l’armée bouddhiste nationaliste Arakan vient de prendre le contrôle de l’étroite frontière séparant les deux pays, et de réitérer ses accusations selon lesquelles Dhaka soutiendrait des groupes djihadistes rohingyas. La vitesse avec laquelle les rebelles ont balayé le pays depuis le début de leur offensive 1023, au mois d’octobre 2023, qui les a depuis lors amenés à s’emparer de plus de la moitié du pays, engendre des préoccupations de voir le Myanmar prendre prochainement le même chemin que la Syrie.
Comme on peut le constater, les problèmes de développement socio-économiques ne constituent plus le principal défi de l’Asie du Sud, et les problèmes géopolitiques surgissent désormais au premier plan de l’attention des décideurs. Trois de ces problèmes concernent des relations inter-étatiques : Afghanistan-Pakistan, Inde-Bangladesh et Bangladesh-Myanmar, ce qui exacerbe les tensions existantes entre l’Inde et le Pakistan. Si l’on devait énoncer un aspect positif géopolitique sur l’année écoulée, ce serait que l’Inde et la Chine s’emploient désormais à résoudre leurs problèmes.
Le premier ministre Narendra Modi et le président Xi Jinping se sont rencontrés en marge du dernier sommet des BRICS à Kazan, en Russie, à la fin octobre. Cette rencontre a suivi l’annonce d’un accord attendu de longue date entre les deux pays en vue d’une désescalade mutuelle de leur crise frontalière, qui avait amené à des accrochages mortels à l’été 2020. Si leur rapprochement imminent se poursuit, il pourrait soulager leur dilemme de sécurité, ce qui réduirait les pressions militaires sur la frontière Nord de l’Inde.
Mais le revers de la médaille est que l’administration Trump, une fois de retour, pourrait désapprouver toute amélioration significative des relations sino-indiennes, au vu de son objectif d’isoler la Chine. Cela pourrait amener les États-Unis à pousser l’Inde à ralentir le processus de rapprochement avec la Chine, en échange d’un soulagement de certaines des pressions exercées depuis l’administration Biden contre le pays. Les plaintes en cours poursuivraient leur cours, mais un accord informel pourrait être conclu pour éviter tout battage autour d’elles.
L’Inde constitue le pays le plus important de la région, au vu de son poids démographique, économique et militaire, ce qui fait du pays une Grande Puissance en essor pour ce que l’on décrit comme l’ordre mondial multipolaire en cours d’émergence, et ses actions d’équilibrage (connues en Inde sous le terme de « multi-alignement » entre les autres grands joueurs peuvent présenter des implications démesurées sur la région. Ce point concerne en particulier les relations de l’Inde avec les États-Unis, la Chine et la Russie. Les liens avec la Russie sont excellents, les liens avec la Chine sont en train de s’améliorer, et les liens avec les États-Unis restent compliqués.
On s’attend à voir Trump négocier dur dans le monde entier pour le commerce et les intérêts des investissements étasuniens, et il a critiqué l’Inde pour ses barrières douanières élevées il y a quelques mois à peine : il n’est guère probable qu’il propose des concessions pour motiver l’Inde à décélérer son rapprochement avec la Chine. Mais il peut en revanche appliquer des pressions sur le nouveau pouvoir en place au Bangladesh sur le sujet des droits de la minorité hindoue et l’organisation d’élections libres dès que possible ; ces points seraient très appréciés à Delhi.
Une dégradation des liens entre les États-Unis et le Pakistan sur le sujet du programme de missiles balistiques de ce pays, dont Jon Finer, adjoint au conseiller en sécurité nationale, a affirmé qu’ils pourraient un jour atteindre le sol étasunien, ainsi que l’emprisonnement de Khan apporteraient certes de la satisfaction à l’Inde, mais pourraient ne pas suffire à parvenir à un accord au sujet de la Chine. C’est pour cela que la proposition sus-mentionnée au niveau du Bangladesh pourrait constituer un moyen plus réaliste de parvenir à ces fins, mais même si un accord est trouvé, il est peu probable de voir l’Inde se retourner contre la Chine et devenir un mandataire des États-Unis.
La maximum qui peut être obtenu de ce côté sera un ralentissement de l’amélioration des liens entre les deux pays, dans l’espoir que de nouvelles pressions étasuniennes sur la république populaire de Chine, qui feraient suite aux plans de Trump de négocier un cessez-le-feu, un armistice ou un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine, puissent améliorer sa main. Si l’Inde peut une fois de plus se positionner comme principal partenaire régional des États-Unis, rôle qu’elle a endossé durant les années Obama et le premier mandat de Trump, elle se trouvera bien mieux positionnée pour gérer une tourmente régionale à venir.
Le Bangladesh et le Pakistan ne présentent qu’un rôle moindre dans les intérêts géostratégiques des États-Unis par rapport à l’Inde, car ils ne peuvent pas tenir lieu de contrepoids stratégique face à la Chine. Trump, dont on sait qu’il apprécie les accords transactionnels, pourrait ainsi privilégier les intérêts régionaux de l’Inde aussi longtemps qu’il obtiendra quelque chose en retour. Le Bangladesh pourrait donc recevoir des pressions pour des élections libres dès que possible, et le Pakistan pourrait se voir contraint de libérer Khan puis d’organiser à son tour des élections libres.
Du point de vue indien, il est impératif de s’assurer que les relations avec le nouveau pouvoir en place au Bangladesh ne se détériorent pas, et les États-Unis peuvent y contribuer. L’Inde veut également limiter les conséquences d’un effondrement à la syrienne au Myanmar, et éviter de voir ces conséquences déborder ses frontières sur ses États du Nord-Est historiquement instables. Les États-Unis ne peuvent guère apporter d’aide à cet égard, mais certains groupes rebelles sont considérés comme bien vus des États-Unis, et soutenus politiquement par les États-Unis, si bien qu’il se pourrait que les États-Unis soient en mesure d’exercer sur eux une certaine influence positive.
Autre chose que veut l’Inde : un soulagement des pressions politiques exercées par les États-Unis, y compris par une acceptation du rôle que l’Inde et la Russie jouent dans leurs équilibrages complémentaires vis-à-vis de la Chine ; ce point répond aux intérêts étasuniens, même si tout le monde ne l’a pas encore bien compris. L’avenir des relations Indo-étasuniennes sous Trump 2.0 vont finir par jouer le rôle le plus important pour déterminer le degré de tumulte auquel sera exposée l’Asie du Sud l’année prochaine. Une amélioration notable réduirait fortement la portée de la tourmente régionale de l’année qui vient.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone