Les agences de notation sont des piliers essentiels de la domination du dollar après 1971 et un instrument important de la politique étrangère des États-Unis. Le mouvement des Russes et des Chinois pour fonder leurs propres agences constitue un développement majeur et un défi à l’ordre financier mondial établi.
Par F.William Engdahl – Le 1er juin 2015 – Source Russia Insider
Au cours du quart de siècle, à peu près, de ce qu’on appelle la mondialisation, la capacité de Wall Street à héberger les seules agences de notation dominantes mondiales qui fournissent des évaluation de la solvabilité du monde a été l’une des armes les plus efficaces de la guerre financière dans l’arsenal de ce même Wall Street. Elles évaluent des pays ainsi que des sociétés privées.
Mais maintenant, on voit venir une réponse au monopole états-unien de l’évaluation par les Moody’s–Standard & Poors–Fitch. Pas de l’Union européenne, où elle se fait attendre. Elle vient de la Russie et de la Chine, comme beaucoup de récentes initiatives audacieuses et stimulantes.
Aujourd’hui, malgré des crises financières à répétition où les trois grandes agences de notation new-yorkaises ont soit échoué soit agi clairement de manière politiquement partiale, Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch Ratings détiennent un monopole mondial effectif. Les Big Three [les Trois grandes] comme on les appelle, ont émis 98% de toutes les notations de crédit aux États-Unis et environ 95% dans le monde. Ça, c’est de l’influence, mon pote !
Le système que les plus importantes banques de Wall Street ont développé après 1944 pour faire de New York le centre mondial de la finance, et du dollar leur monnaie de réserve, a eu plusieurs facettes bien conçues pour cela. Après 1945, c’était le fait que la Réserve fédérale détenait quelque 70% de l’or monétaire mondial, de telle sorte que le dollar, alors, valait pour de l’or. Les pays de l’Europe vaincue se ruaient afin de se procurer le moindre dollar disponible pour acheter les machines et les marchandises américaines nécessaires à leur reconstruction après la guerre. Le Plan Marshall était explicitement conçu pour utiliser les dollars des contribuables états-uniens afin d’accorder des prêts aux économies européennes convalescentes, presque $12 Mds dans la période 1948-1951, qui ont servi à acheter des marchandises essentielles comme du blé américain, du pétrole de Rockefeller et des machines-outils états-uniennes, alors que l’Amérique était le leader mondial dans ce domaine, afin de reconstruire les usines et les logements.
Le système du dollar que je décris en détail dans mon livre Gods of Money: Wall Street and the Death of the American Century (Le déclin de l’empire du dollar) a été au centre du pouvoir du monopole monétaire de Wall Street et des oligarques américains, (Le Trust comme on l’a correctement dénommé un jour) jusqu’à ce que soient signés les accords de Bretton Woods en 1944.
Maintenant, ce système du dollar est confronté à une crise existentielle et la possibilité pour ces mêmes oligarques d’accroître leur puissance par des guerres continuelles – des guerres financées par les économies d’autres pays comme l’Allemagne, le Japon, la Chine ou la Russie – est menacée comme jamais auparavant. Pour survivre, ils déchaînent des guerres punitives contre des pays comme la Syrie, l’Iran, la Russie ; des guerres monétaires et maintenant, de facto, une guerre des notations.
Après la défaite de l’Allemagne et des puissances de l’Axe en 1945, les familles qui contrôlaient les banques de Wall Street et du Lower Manhattan – Chase Bank, Citibank, ou Morgan Stanley, Lehman Brothers, Merrill Lynch – ont construit un empire de fait dans lequel les règles qu’elles imposaient à un monde vaincu, y compris une Grande-Bretagne en faillite, étaient basées sur la suprématie mondiale du dollar US.
En 1945, il était facile d’obtenir d’une Europe vaincue qu’elle accepte l’étalon de change-or de Bretton Woods dans lequel toutes les monnaies seraient arrimées au dollar US et le dollar seul arrimé à l’or qui valait alors $35 l’once, prix où il est resté jusqu’à l’effondrement du système en août 1971, date à laquelle Nixon a abandonné la convertibilité dollar-or. A ce moment-là, l’Europe était en plein essor avec une industrie moderne reconstruite et les États-Unis commençaient leur déclin économique. La France et l’Allemagne ont alors exigé des États-Unis des lingots d’or au lieu de dollars surévalués, et les réserves d’or américaines ont fondu.
Après 1971, le dollar a inondé le monde sans être entravé par les exigences de réserves d’or et l’armée états-unienne a pu forcer, pendant la guerre froide, le Japon, l’Europe de l’Ouest et d’autres, dont les pays de l’OPEP, à accepter des dollars américains de papier constamment surévalués.
De 1970 jusqu’à 2000 à peu près, le volume des dollars en ciculation dans le monde avait augmenté de 2 900 % environ. Parce que le dollar était la monnaie de réserve mondiale dont tout le monde avait besoin pour le commerce du pétrole, des marchandises, des céréales, le monde a été contraint d’avaler une inflation gigantesque de fait après 1971.
Un monopole de la notation corrompu
Les agences de crédit new-yorkaises établies joueraient un rôle stratégique dans ce système du dollar d’après 1971. Pendant les années 1970, la Securities & Exchange Commission du gouvernement des États-Unis, chargée de superviser les marchés boursiers et obligataires, a émis un règlement accordant aux agences de notation de New York, dominantes à l’époque – Moody’s et Standard & Poor’s (et plus tard Fitch Ratings) – la garantie d’un monopole de fait sur un marché non réglementé, lorsqu’elle a statué que seuls les organismes de notation nationalement reconnus seraient qualifiés pour émettre des évaluations appropriées, c’est-à-dire seulement Moody’s et S&P. La corruption a été rendue endémique dans le jeu des notations aux États-Unis et Washington a participé à ce marché malhonnête.
A la fin des années 1970, grâce à la grande quantité de pétro-dollars de l’Opep provenant des deux chocs du prix du pétrole en 1973 et 1979, les banques internationales de New York, avec l’aide de Londres, ont commencé à prêter au reste du monde pour financer les importations de pétrole et d’autres produits essentiels. Les agences de notation new-yorkaises, qui évaluaient auparavant en priorité les obligations des sociétés états-uniennes, se sont propagées sur les nouveaux marchés des dettes étrangères comme les plus grandes agences de notation et les seules établies dans la nouvelle phase de dollarisation et de mondialisation des marchés de capitaux. Elles ont mis en place des succursales en Allemagne, en France, au Japon, au Mexique, en Argentine et sur d’autres marchés émergents, tout comme les Cinq Grandes sociétés d’audit états-uniennes.
Au cours des années 1980, les agences de notation ont joué un rôle clé dans la baisse des notes des pays endettés d’Amérique latine, tels que le Mexique et l’Argentine. Leurs notes déterminaient si les pays débiteurs pouvaient emprunter ou non. Les initiés sur les marchés financiers à Londres et New York parlaient ouvertement des agences de notations politiques qui utilisaient leur monopole pour faire avancer le programme de Wall Street et le système du dollar derrière lui.
Puis, dans les années 1990, les agences de notation new yorkaises ont joué un rôle décisif dans la diffusion de la crise asiatique de 1997-1998. Avec le calendrier précis de leurs déclassements, elles ont pu aggraver la panique parce qu’elles avaient été étrangement silencieuses jusqu’au premier signe de crise. Le résultat a été que les pays qu’on appelait les Tigres asiatiques, les économies de la Thaïlande, de la Corée du Sud et de l’Indonésie, ont été contraints pour la première fois de se soumettres aux conditions destructrices du FMI, dont le résultat final a été une exportation massive de capitaux de l’Asie vers les obligations en dollars US qui ont créé la période de prospérité Clinton. Avant la crise asiatique de 1997-1998, les dollars affluaient pour investir dans les économies des Tigres. Après la crise, selon une estimation de la Banque des règlements internationaux, quelque $200 Mds par an ont coulé dans le sens inverse, sous forme de bons du Trésor américain, tirant les taux d’intérêts aux États-Unis vers le bas et alimentant la bulle boursière internet dot.com.
Curieusement, lorsque c’est arrivé jusqu’à leur propre arrière-cour, comme avec la notation du géant texan de l’énergie Enron en 2001, la plus grande faillite d’une entreprise américaine après-guerre, les agences de notation étaient devenues étrangement aveugles. Elles ont donné les meilleures notes à Enron jusqu’à la dernière minute. Moody’s et ses amis ont fait de même avec leurs notations des obligations foncières subprimes états-uniennes – ainsi qu’on a appellé les titres adossés à des créances hypothécaires [pourries, NdT] pendant les sept premières années du nouveau siècle. Elles ont décerné les notes les plus élevées, AAA, juste avant le déclenchement de la panique en mars 2007.
Elles ont agi de cette manière malgré que des signes de crise se manifestaient partout dans ce qui était un conflit d’intérêt éhonté, puisque les émetteurs d’obligations hypothécaires de Wall Street eux-mêmes, en vertu des règles bizarres du jeu des notations américaines, payaient les évaluateurs pour les évaluer. Les agences de notation gagnaient de nouvelles marges de profits en notant les nouveaux titres adossés à des actifs [pourris, NdT] et n’avaient aucun intérêt à ranger les bouteilles juste au moment où la fiesta démarrait 1. Et Alan Greenspan n’a rien dit non plus à la Fed à ce sujet.
En particulier, jusqu’à aujourd’hui, les trois grandes agences de notation états-uniennes n’ont pratiquement pas été réglementées. Elles ne doivent pas craindre une action en justice pour leurs notations, même si celles-ci sont politiquement biaisées, puisque la Cour suprême état-unienne a statué que les notes étaient simplement l’expression éclairée des agences, protégées par la liberté d’expression en vertu du Premier amendement. Il a fallu attendre 2006 pour voir se dessiner l’esquisse d’un faux-semblant de législation : le Credit Rating Agencies Reform Act, au nom trompeur, a été adopté par le Congrès et n’a eu aucun effet visible pour décourager les agences de notation. La réforme était purement cosmétique et visait à convaincre l’électorat que le Congrès à la botte de Wall Street faisait quelque chose pour empêcher une répétition de la crise.
Dans la crise de la dette souveraine grecque, juste au moment où les gouvernements de l’Union européenne parvenaient à un accord pour stabiliser la dette obligataire du gouvernement grec, en avril 2010, Standard & Poor’s (S&P) a subitement dégradé la dette de l’État grec de trois niveaux complets, jusqu’à la note junk [pourri], ce qui a contraint la plupart des fonds de pension dans le monde à liquider leurs obligations, faisant monter les taux d’intérêts à plus de 10 %. Cette notation a provoqué la crise de l’euro. Elle a aussi sauvé le dollar US de la chute, le cœur du système du dollar de Wall Street, du Trésor américain et de la Réserve fédérale.
L’échec de la notation de l’UE
Le caractère flagrant du calendrier politique de cette dégradation de la Grèce par S&P en avril 2010 a convaincu de nombreux gouvernements européens de l’urgente nécessité d’une Agence de notation européenne réellement indépendante. L’incapacité de l’UE à agir sur ce plan est notable et cela quelque sept ans après l’éclatement de la crise financière de 2007-2008. L’UE n’a rien fait pour défendre ses intérêts souverains en se dotant d’une autorité de notation de crédit indépendante. En avril 2012, la tentative de concevoir une entité de notation de crédit qui, contrairement au modèle états-unien, ne serait pas financée par les gouvernements ou les sociétés faisant l’objet des évaluations, est morte par manque de soutien et à cause des pressions subtiles de Washington par des considérations éclairées [de la NSA ? NdT]. Washington et Wall Street ne renoncent pas facilement à des monopoles stratégiques.
Les évaluateurs menacent la Russie
Et maintenant les États-Unis tentent d’utiliser les agences de notation pour faire tomber la Russie de Poutine dans le précipice du défaut souverain.
A la veille de Noël, le 23 décembre 2014, lorsque la plus grande partie du monde était en train de décorer ses sapins ou d’acheter des cadeaux, Standard & Poor’s, le même évaluateur qui avait déclenché la crise grecque d’avril 2010, a annoncé qu’il y avait «au moins 50% de chances» pour que la Russie soit dégradée à la note junk dans les 90 jours à venir. S&P rendra sa note à la fin de janvier, ont-ils déclaré. Le 12 janvier, Fitch, la plus petite des trois grandes agences états-uniennes, a rejoint S&P avec la même dégradation, un point au-dessus de junk. Moody’s Investors Service a classé la Russie un échelon plus haut que S&P et Fitch. En avril, lorsque la guerre financière du Trésor américain de Washington contre la Russie a commencé, S&P a abaissé la note de la dette souveraine russe d’un degré, à BBB-. En bref, le cartel évaluateur de New York brandit une épée de Damoclès au-dessus de la Russie.
Une note junk contraindrait la plupart des fonds de pension et des institutions d’investissement internationaux à se débarrasser des obligations d’État russes comme lors de la crise de défaut du rouble en 1998, une crise dans laquelle le milliardaire états-unien des fonds spéculatifs, George Soros, a joué un rôle essentiel et ignoble et aurait fait des affaires en or.
Le même Soros, notamment, crie aujourd’hui sur les toits et dans des éditoriaux qu’il publie dans les grands médias financiers [qui n’ont rien à lui refuser, NdT] que l’Union européenne et les États-Unis ainsi que les autres gouvernements doivent urgemment se porter au secours de l’Ukraine et ne pas autoriser un défaut qui nuirait aux détenteurs privés d’obligations ukrainiennes. Soros bat aussi le tambour en faveur d’une guerre contre la Russie de Poutine.
Des rumeurs sur les marchés affirment que Soros a opportunément acheté une quantité d’obligations ukrainiennes bon marché, confiant dans le fait que l’Union européenne viendrait à la rescousse. Elle ne l’a pas fait. Maintenant, le vieux renard montre des signes de panique. Le 13 janvier, il s’est rendu à Kiev pour rencontrer le milliardaire président de l’Ukraine, Petro Porochenko. A Kiev, Soros a déclaré : «L’Ukraine lutte non seulement pour se protéger elle-même, mais également l’Europe (sic!). Donc l’Europe devrait aider l’Ukraine à introduire les réformes nécessaires pour le pays.»
Le président de la Commission européenne Juncker a provoqué la panique de Soros le 17 décembre lorsqu’il a annoncé que l’UE ne prêterait pas de nouvelles sommes d’argent à l’Ukraine pendant au moins les deux prochaines années. L’Union européenne a d’autres chats à fouetter, a-t-il dit. Voilà pour les promesses radieuses faites par l’UE en février 2014, portant sur des milliards de soutien financier au régime néonazi issu du coup d’État que les Européens et Washington ont illégalement installé à Kiev avec leur offre creuse d’un statut de membre associé de l’UE.
La Russie et la Chine agissent
Contrairement à l’UE politiquement impuissante, la Russie d’aujourd’hui n’est pas la Russie de l’époque corrompue d’Eltsine de la fin des années 1990. Vladimir Poutine et le Chinois Xi ont convenu de créer leur propre agence internationale de notation de crédit et prévoient de l’ouvrir cette année, en 2015.
Le Universal Credit Rating Group (UCRG) projette de commencer des évaluations indépendantes officielles en 2015 pour défier le monopole de notations de Moody’s, S&P et Fitch, selon le directeur général de RusRating, Aleksandr Ovchinnikov.
La nouvelle agence sera basée à Hong Kong. Fait intéressant, il y a un troisième partenaire, à égalité avec la Russie et la Chine dans l’ UCRG. En plus de l’agence de notation de crédit Dagon de la Chine, du RusRating de la Russie, l’agence de notation indépendante Egan-Jones Ratings, basée aux États-Unis, est un partenaire dans le nouveau UCRG. Chaque membre détiendra une part égale dans l’entreprise, avec un investissement initial de 9 millions de dollars. En effet, trois agences nationales de notation indépendantes bien établies forment la nouvelle entreprise commune UCRG. C’est un défi sérieux pour le monopole des Trois grandes de New York.
Egan-Jones Ratings Company, connue aussi par son acronyme EJR, fondée en 1995, est un partenaire très intéressant pour les évaluateurs russes et chinois. Elle est unique parmi les organismes de notation statistiques reconnues nationalement aux États-Unis (NRSROs) à avoir été entièrement soutenue par des investisseurs et non pas financée par ses clients, éliminant de ce fait le grave conflit d’intérêt des Trois grandes. Le 5 avril 2012, Egan-Jones a été le premier évaluateur à dégrader la note des États-Unis. En outre, Egan-Jones a aussi été la première à dégrader les notes de WorldCom et Enron.
L’UCRG a été officiellement créée en juin 2013 et a depuis lors travaillé à achever sa structure d’entreprise. Ovchinnikov a ajouté que «lorsque la question de créer une agence alternative aux Trois grandes a été soulevée, nous avons en fait proposé un projet prêt à être lancé et qui était soutenu par les gouvernements de la Russie et de la Chine». Il a explicitement souligné la partialité des évaluateurs états-uniens des Trois grandes, portés à une trop grande générosité à l’égard des clients états-uniens et européens tout en étant tendancieux envers les pays émergents tels que les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.
Maintenant, avec une agence de notation indépendante, une Banque d’investissement dans les infrastructures des BRICS dotée de $100 Mds et des accords monétaires locaux stratégiques en place, la Russie et la Chine, brics après brics, mettent en place l’architecture d’une authentique alternative au néocolonialisme destructeur du FMI et de la Banque mondiale et à la tyrannie du système du dollar de Wall Street. L’année 2015 sera en effet très intéressante. Pauvre Soros, il devra peut-être se chercher un autre job.
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone
Article original publié dans New Eastern Outlook
- Expression du jargon monétaire se référant à une action de la Banque Centrale qui réduit les liquidités qu’elle distribuait précédemment à l’économie ↩