Par Federico Pieraccini – Le 25 septembre 2017 – Source Strategic Culture
En examinant le paysage politique mondial au cours du dernier mois, deux tendances deviennent plus apparentes. L’infâme puissance militaire et économique dont dispose l’Amérique est en déclin, alors que dans le domaine multipolaire, une série d’infrastructures, de mécanismes et de procédures ont été accélérés pour contenir et limiter les effets négatifs du déclin du moment unipolaire américain. Cette série de trois articles se concentrera d’abord sur l’aspect militaire des changements en cours, puis sur l’économie en jeu et enfin sur la façon et les raisons pour lesquelles les petits pays passent du camp unipolaire au domaine multipolaire.
L’une des conséquences les plus tangibles du déclin du pouvoir militaire américain peut être observée dans le conflit syrien. Au cours des dernières semaines, l’armée arabe syrienne (AAS) et ses alliés ont achevé la libération historique et stratégique de Deir ez-Zor, ville assiégée depuis plus de cinq ans par des islamistes d’al-Qaïda et de Daech. L’accent est maintenant mis sur les champs de pétrole au sud de la ville libérée, avec une course effrénée entre les forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis et l’armée syrienne (AAS) pour libérer les territoires encore détenus par Daech. Le but final est de revendiquer les ressources de la Syrie et de renforcer la faible position américaine – les États-Unis ne font même pas partie des pourparlers de paix d’Astana – dans les futures négociations concernant l’avenir du pays. Pour comprendre à quel point les États-Unis rêvent de diviser la Syrie, il suffit de noter leurs échecs répétés dans la libération d’Alep puis de Deir ez-Zor, et maintenant pour la traversée de l’Euphrate. Malgré les intimidations américaines, les menaces et parfois même l’agression directe, l’armée syrienne a continué à travailler contre Daech dans la province de Deir ez-Zor, avançant sur des sites riches en pétrole. Grâce à la protection accordée par l’armée de l’air de la Fédération de Russie pendant le conflit, Damas a obtenu un parapluie protecteur nécessaire pour résister aux tentatives des États-Unis de balkaniser le pays.
Une nouvelle confirmation de la stratégie ratée de Washington pour diviser le pays à la yougoslave, semble évidente au vu du réalignement stratégique des alliés les plus fidèles de Washington dans la région et au-delà. Au cours des dernières semaines, plusieurs réunions ont eu lieu à Astana et à Moscou entre Poutine et Lavrov avec leurs homologues turcs, saoudiens et israéliens. Ces réunions ont tracé les lignes directrices pour l’avenir de la Syrie grâce aux lignes rouges de Moscou, en particulier concernant le désir d’Israël de poursuivre le changement de régime en Syrie et son attitude agressive envers l’Iran. Même les alliés les plus fidèles des États-Unis commencent à planifier un avenir en Syrie avec Assad comme président. Les alliés américains ont commencé à montrer un changement pragmatique vers une réconciliation avec les factions qui gagnent manifestement la guerre et vont décider du futur. Les rêves et les désirs de longue date des cheikhs (Arabie saoudite) et des sultans (Erdogan) pour refaçonner la Syrie et le Moyen-Orient à leur image sont terminés et ils le savent. Les alliés de Washington ont été déçus, les États-Unis étant incapables de tenir leurs promesses de réaliser un changement de régime à Damas. Les conséquences pour les États-Unis viennent de commencer. Sans une posture militaire capable de faire plier adversaires et amis à leur volonté, les États-Unis devront commencer à faire face à une nouvelle réalité qui implique compromis et négociation, ce à quoi les États-Unis ne sont pas habitués.
Un exemple de ce qui peut arriver si Washington décide d’aller contre un ancien allié peut être vu dans la crise du Golfe impliquant le Qatar. Depuis le début de l’agression contre la Syrie, le petit émirat a été au centre de complots et de projets visant à armer et à financer des djihadistes au Moyen-Orient et en Syrie. Cinq ans plus tard, le Conseil de coopération du Golfe, après avoir dépensé des milliards de dollars sans avoir rien obtenu en Syrie, a plongé dans une lutte fratricide entre le Qatar et d’autres pays comme l’Arabie saoudite, le Koweït, les EAU et l’Égypte. Ces derniers accusent Doha de financer le terrorisme, une vérité indéniable. Mais ils omettent de reconnaître leurs propres liens avec les djihadistes (l’Égypte dans ce cadre est exclue, se battant continuellement avec des terroristes inspirés par les Frères musulmans dans le Sinaï), montrant une hypocrisie avec laquelle seuls les grands médias peuvent rivaliser.
Les conséquences des actions de Riyad contre Doha, appuyées par une grande partie de l’establishment américain, semblent avoir, presque six mois plus tard, poussé le Qatar et l’Iran à rouvrir des relations diplomatiques. Ce sont deux pays qui, pendant des années, ont été opposés au cours de nombreux conflits au Moyen-Orient, reflétant les contrastes et les divisions dictés par les positions respectives de Téhéran et de Riyad. Cela ne semble plus être le cas, Doha et Téhéran se sont rapprochés et contournent les sanctions et les blocages, surmontant leurs difficultés communes. Ce changement ne peut être vu, par Riyad, que comme un échec stratégique.
En regardant six ans en arrière on constate que l’une des raisons de l’éruption du conflit en Syrie a tout à voir avec le fameux pipeline que l’Iran avait l’intention de construire pour relier l’Irak et la Syrie. Ce qui est incroyable, c’est que la fin du conflit verra la construction d’un nouveau pipeline entre les pays qui ont eu pendant des années des objectifs stratégiques opposés et divergents. L’Iran et le Qatar sont actuellement en train de conclure des accords commerciaux, et des rumeurs prétendent qu’un effort conjoint pour construire un nouveau pipeline, qui devrait traverser l’Irak et la Syrie pour aboutir en Méditerranée, est en cours. L’idée est d’exploiter en commun le plus grand gisement de gaz du monde et devenir ainsi un nouveau fournisseur pour l’Europe, qui cherche à diversifier ses importations d’énergie. Riyad et Washington devront assumer l’entière responsabilité de cet échec de proportion phénoménale.
Un signe clair de la rapidité avec laquelle les choses changent dans la région, et au-delà, vient d’Israël. Même l’État juif a dû renoncer à tout rêve d’expansion territoriale en Syrie, malgré plusieurs tentatives de Netanyahou pour persuader Poutine du danger existentiel auquel Israël est confronté avec la présence de l’Iran en Syrie. Poutine, intelligent et pragmatique, est capable de faire savoir à Israël que toute demande d’imposer des conditions à la Russie ou à ses alliés en Syrie sera fermement rejetée. Mais en même temps, Moscou et Tel-Aviv continueront à entretenir de bonnes relations. Les figures politiques russes sont bien trop intelligentes pour jouer un double jeu avec leurs alliés de longue date en Syrie ou pour sous-estimer la capacité d’Israël à perturber la région en la plongeant dans le chaos. En outre, Assad a invité la Russie en Syrie, ainsi que l’Iran et le Hezbollah. Même si Poutine était disposé à aider Netanyahou, ce qui est douteux, le droit international l’interdit. Si quelque chose est clair, c’est que Moscou respecte le droit international comme peu de pays le font. Toutes les autres nations étrangères opérant en Syrie ou survolant les cieux syriens n’ont pas le droit d’y être, pour commencer, et encore moins d’imposer des décisions à un pays souverain.
Si Tel-Aviv avait pour objectif d’étendre la frontière illégale sur le plateau du Golan en procédant à un changement de régime, la situation est complètement différente six ans plus tard. L’Iran a étendu son influence en Syrie grâce à l’aide fournie à Damas dans la lutte contre le terrorisme. Le Hezbollah a augmenté son expérience et son arsenal militaire, en élargissant son réseau de contacts et de sympathisants à travers le Moyen-Orient. Le Hezbollah et l’Iran sont considérés comme des artisans de la paix au Moyen-Orient, jouant un rôle positif dans la lutte contre le fléau du terrorisme djihadiste, ainsi que contre Israël et l’Arabie saoudite, qui ont essayé d’aider les organisations terroristes avec des armes et de l’argent. Washington, Riyad et Tel-Aviv se retrouvent six ans plus tard dans un environnement totalement différent, avec des voisins hostiles, des amis moins collaboratifs et, en général, un Moyen-Orient en orbite autour des sphères d’influence iranienne et russe.
Un autre indicateur du déclin des Américains en termes militaires apparaît clairement dans la péninsule coréenne. La RPDC a construit une capacité nucléaire complète grâce à un programme de développement qui ne s’est guère préoccupé des menaces américaines, sud-coréennes et japonaises. L’impératif pour Pyongyang était de créer un moyen de représailles nucléaires capable de dissuader les nombreux décideurs américains souhaitant imposer un changement de régime en Corée du Nord. L’importance stratégique d’un changement de régime en RPDC suit la stratégie de confinement et d’encerclement de la République populaire de Chine, une doctrine bien connue sous le nom de pivot vers l’Asie, et qui a échoué.
En dehors de la dissuasion nucléaire de la Corée du Nord, les États-Unis sont incapables d’attaquer celle-ci, car elle a patiemment mis en place des moyens conventionnels dissuasifs. Trump et ses généraux continuent la rhétorique du feu et des flammes, entraînant Séoul et Tokyo dans un dangereux jeu d’escalade entre deux puissances nucléaires. Sans surprise, les mots de Trump inquiètent tout le monde dans la région, en particulier la République de Corée du Sud, qui paierait le prix le plus lourd si la guerre éclatait. À la lumière de cette évaluation, il convient de souligner que l’option militaire est tout simplement impensable, Séoul et peut-être même Tokyo étant prêts à rompre avec l’allié américain en cas d’action unilatérale désastreuse contre Pyongyang.
Kim Jong-un, ainsi que Assad et d’autres dirigeants du monde confrontés à la pression de Washington, ont pleinement compris et tiré parti de la baisse du pouvoir militaire américain. Trump et son cercle proche de généraux menacent complètement dans le vide, incapables de changer le cours des événements dans différentes régions du monde, du Moyen-Orient à la péninsule coréenne. Que ce soit par l’action directe ou par procuration, on voit peu de changements et les résultats sont toujours les mêmes, montrant un échec continu dans les objectifs et les intentions.
La règle sous-jacente qui guide les décideurs américains est que si un pays ne peut pas être contrôlé, comme l’Arabie saoudite, et ne servir que les intérêts américains à travers quelque chose comme le pétrodollar, ce pays est inutile et doit être détruit afin d’empêcher d’autres concurrents d’élargir leurs liens avec lui. L’exemple libyen est encore frais dans l’esprit de tout le monde. Heureusement pour le monde, la Russie est intervenue militairement, et à plus d’une occasion, elle a saboté ou dissuadé l’armée américaine de prendre des mesures imprudentes comme en Ukraine, en Syrie et en Corée du Nord.
En ce sens, la défaite d’Hillary Clinton, plus que la victoire de Trump, semble avoir insufflé un sens à cet empire en déclin, si l’on ne tient pas compte de la forte rhétorique persistante. On ne peut que frémir en imaginant une présidence de Clinton dans l’environnement actuel, avec une ruée prévisible à toute vitesse vers un conflit avec la Russie, en Ukraine et en Syrie ou une impasse nucléaire avec la RPDC en Asie.
Trump et ses généraux s’adaptent lentement à une nouvelle réalité où il n’est pas seulement impossible de contrôler les pays, mais où il est de plus en plus difficile de les détruire. La vieille doctrine du chaos constructeur, imposée au monde en vue d’émerger, une fois que la poussière est retombée, en tant que puissance hégémonique, apparaît maintenant comme un lointain souvenir. En regardant le Moyen-Orient, même la Syrie, malgré une destruction sans précédent, est sur la voie de la reconstruction et de la pacification.
La puissance militaire russe et la puissance économique chinoise ont ainsi joué un rôle inestimable dans le blocage de la machine de guerre américaine. La Corée du Nord a même franchi une étape supplémentaire en construisant un moyen dissuasif nucléaire et conventionnel, empêchant les États-Unis d’influencer les événements nationaux en provoquant la destruction et le chaos.
Bien que cette réalité soit difficile à digérer pour Washington, il doit l’accepter. Après presque soixante-dix ans de chaos impérialiste et de destruction partout dans le monde, les amis et les ennemis de l’Amérique commencent à réagir à cette situation. Washington se retrouve avec un président plein de bruit et de fureur, mais la posture militaire crédible n’est plus qu’une chose du passé.
Les mécanismes financiers qui ont permis ces dépenses militaires aveugles reposent sur le lien intrinsèque entre le dollar, le pétrole et le rôle de l’argent américain comme monnaie de réserve mondiale. La transition de l’ordre mondial d’une réalité unipolaire à une réalité multipolaire est profondément liée aux stratégies économiques et diplomatiques de la Russie et de la Chine. Le prochain article explorera le rôle de l’or, de l’investissement, de la diplomatie et du petro-yuan, autant de facteurs décisifs qui ont accéléré la transformation et la division du pouvoir à l’échelle mondiale.
Federico Pieraccini
Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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