Par Modeste Schwartz – Le 13 février 2017 – Source Visegrad Post
Nous constatons que la plupart des médias internationaux rapportent incorrectement la situation actuelle en Roumanie, se contentant de montrer le spectacle d’une minorité représentée par le seul président Iohannis et les manifestants organisés par lui. Les médias ne comprennent pas ou déforment délibérément les véritables événements et leurs enjeux.
C’est pourquoi nous souhaitons vous éclairer sur ce qui se passe vraiment en Roumanie depuis les élections législatives du 11 décembre 2016, qui ont été remportées d’une manière très nette par le Parti social-démocrate, PSD, (45,5%), lequel a réussi à former une coalition stable au Parlement (65,5%).
Pour éliminer dès le départ tout risque de polémique simpliste : oui, un nombre non négligeable de membres du Parti social-démocrate roumain (PSD), au pouvoir depuis décembre dernier dans le gouvernement de coalition Grindeanu est « corrompu » – autrement dit ils acceptent des pots de vins, pratiquent l’abus de biens publics, etc. – comme le fait tout le reste de la classe politique roumaine sans exception, et comme le fait d’ailleurs (ainsi que le démontre l’affaire Fillon en France) la quasi-totalité de la classe politique européenne. Le capitaine auto-proclamé de la « croisade contre la corruption », que les médias européens essaient en ce moment de vendre comme une « révolution de la jeunesse », Klaus Iohannis (57 ans, président de la Roumanie depuis le 21 décembre 2014), était, avant d’entrer en politique, professeur de physique dans un collège du secondaire de sa ville natale Sibiu. À cette époque, un enseignant du secondaire, en Roumanie, gagnait moins de 300 € par mois. Ce même Iohannis (dont des mauvaises langues chuchotent qu’il serait le gendre d’un ancien officier de haut rang de l’ex-police secrète du temps du communisme) est propriétaire de sept immeubles à Sibiu, prospère ville touristique splendidement restaurée, où les prix de l’immobilier plafonnent, et il a assuré sans rire les avoir achetés avec les revenus (par ailleurs non déclarés) qu’il aurait gagnés en donnant des leçons privées !
Quant au nouveau parti Union-sauvez-la-Roumanie (USR), qui se présente comme la grande alternative générationnelle et culturelle (regrettablement privée de tout programme politique, exception faite du fameux mysticisme « anti-corruption »), son leader charismatique, la Française (mariée à un Roumain) Clotilde Armand, a récemment déclaré qu’elle « regrettait » d’avoir empoché de vastes sommes pour ses « activités de consultante » auprès de la multinationale Bechtel Corporation, qui a construit en Transylvanie une des autoroutes les plus courtes et les plus chères de toute l’histoire des ponts et chaussées.
Par conséquent, en supposant que les Roumains émergent de l’apathie politique qui reste l’attitude de la majorité d’entre eux, on pourrait s’attendre à des manifestations « non politiques » exigeant des changements du genre amendement de la Constitution, remplacement complet du personnel politique, démocratie directe et autres choses du même genre.
Ce n’est pas le cas : les 50 000 exemplaires de la « jeunesse roumaine » qui manifeste (chiffre officiel probablement surestimé, mais quand bien même serait-il vrai, le gouvernement en place doit sa légitimité à 4 millions d’électeurs, ce qui fait 80 voix pour un seul manifestant) exige explicitement, et de façon de plus en plus violente et illégale, la chute (et même l’interdiction) du PSD ; quant à l’alternative qu’elle a en tête (dans les très rares occasions où il lui arrive de penser), la présence, dans les rangs des manifestants, du président Iohannis, initialement porté au pouvoir par le Parti national libéral (PNL) aujourd’hui dans l’opposition, et des leaders de l’USR, laisse peu de place au doute. Les « jeunes, beaux et libres », selon leur propre rhétorique, veulent remplacer une équipe politique corrompue mais soutenue par une forte majorité démocratique par une équipe politique corrompue sans pratiquement aucune base démocratique. Comment peut-on même essayer d’expliquer cette démence ?
Étant donné que :
1) Beaucoup des manifestants sont en effet relativement jeunes, dépourvus de la moindre connaissance historique et du plus faible savoir socio-économique, eu égard au naufrage du système scolaire roumain (et européen), et qu’ils se contentent de suivre les mâles et les femelles dominants de leurs environnements associatifs dans des manifestations qu’ils ressentent la plupart du temps comme des fêtes de rues leur offrant surtout l’occasion de se rencontrer, de flirter, etc… ; et que,
2) Les autres manifestants sont des activistes appartenant à des ONG fondées par les organisations de la galaxie Soros et à des fondations politiques chargées d’exécuter les basses œuvres de la diplomatie allemande en Europe de l’Est…
… on comprend que la question ci-dessus doive être divisée en deux parties, conduisant à la description de deux jeux de motivations.
1° – Pour ce qui concerne les manifestants sincères : qu’est-ce qui peut bien amener une partie significative d’un groupe d’âge au degré de masochisme social et de haine de soi qui pousse un étudiant à vouloir renverser un gouvernement − qui vient juste de lui voter la gratuité des déplacements sur tout le réseau des chemins de fer, ou un futur employé − à manifester contre le pouvoir qui vient d’augmenter le salaire minimum après une décade d’austérité sous le parapluie du FMI et de Berlin ? Etc… etc… Pourquoi diable les Roumains se haïssent-ils autant eux-mêmes et entre eux ?
2° – De la part des instigateurs, et en particulier de leurs sponsors (c’est-à-dire premièrement l’Allemagne et « Bruxelles ») pourquoi tant de haine ? Pourquoi veulent-ils aussi désespérément renverser à tout prix le gouvernement Grindeanu et le parti dirigé par Liviu Dragnea, au mépris du fait que la victoire de Trump semble les avoir privés de leur carburant secret (à savoir, les discrètes interventions des services secrets sous contrôle de la CIA), qui jusqu’à présent ont toujours assuré le succès politique de mouvements de rues qui, à Paris ou à Londres seraient à peine remarqués tant ils sont marginaux et politiquement amorphes ? Pourquoi lancer toutes leurs troupes de la « société civile » dans cette bataille incertaine, au risque de les faire se discréditer définitivement en cas d’insuccès, alors que le SPD (qui pourrait avoir lancé à plusieurs reprises une procédure de suspension contre Liviu Dragnea et ne l’a pas fait) semble prêt à se battre avec les mains liées ou même à négocier pacifiquement ?
La réponse à la première question exigerait un traité sur l’histoire et l’anthropologie de la Roumanie, que j’essayerai de résumer dans un article ultérieur. Pour le moment, contentons-nous d’une conclusion très générale : nés et élevés dans une colonie de facto, où leur comportement politique n’a jamais eu le moindre impact sur la conduite réelle de leur pays et/ou sur leurs conditions d’existence, les jeunes Roumains ne savent littéralement pas ce que c’est que la politique, et salivent comme les chiens de Pavlov aux provocations des agitateurs professionnels de la société civile, qui les incitent à participer à ces rites tribaux de purification collective sous forme de fêtes de rues anti-corruption.
Répondre à la seconde question exigera en revanche moins d’intuition, d’interprétation, de concepts et de philosophie. En fait, il suffit d’être au courant des décisions récemment prises par le gouvernement Grindeanu et des programmes de gouvernement qu’il entend mettre en place dans les mois qui viennent (et qui sont dans le domaine public mais soigneusement ignorés par la presse roumaine sous contrôle occidental et par la presque totalité de la presse étrangère) pour comprendre que la chancelière du Reich Merkel ne peut tout simplement pas laisser passer une semblable mutinerie ni même condescendre à négocier avec les mutins, mais qu’elle exige au contraire une punition exemplaire, au besoin suivant les méthodes éprouvées à Kiev.
Le gouvernement Grindeanu, avant d’adopter les décrets d’amnistie – objets de tant de pleurnicheries des « jeunes, beaux et libres » – qui, contrairement à ce qu’on lit ici et là dans la presse contrôlée :
– n’étaient en rien ses premières mesures (voir ci-dessous) ;
– ne « légalisent » pas la corruption et ne disculpent absolument pas tous les faits de corruption (ils en situent seulement le seuil indépassable à ± 40 000 €, et il semble d’ailleurs que les charges retenues contre Liviu Dragnea ne soient pas couvertes par l’amnistie) ;
– étaient absolument nécessaires, puisque, sinon, le PSD eût été tout à fait dans l’incapacité de gouverner, avec le flingue pointé sur sa tête collective par le Directoire national anti-corruption (lequel obéit à la lettre à ses sponsors occidentaux).
Le gouvernement Grindeanu, pendant les dix jours qui ont séparé sa récente promulgation de ces décrets, n’a pas chômé. Au cours de cette période d’un peu plus d’une semaine, il a pris un certain nombre de mesures significatives consistant à :
– relever le niveau des salaires minimum et des retraites, frappant ainsi de nullité les mesures d’austérité adoptées par les gouvernements de la présidence Băsescu (en particulier le gouvernement Boc) sous les diktats du FMI, de Berlin et de Bruxelles ; et,
– annoncé que les salaires inférieurs à 500 € seraient exemptés d’impôts (oui ! il y a un mois, en Roumanie, pays membre de l’UE, beaucoup de gens payaient encore des impôts sur des salaires de 300 € mensuels, dans des villes où le loyer d’une pièce dans un appartement collectif est rarement inférieur à 100 € par mois et où les prix des denrées alimentaires vendues dans les supermarchés sont au même niveau qu’en Hongrie, c’est-à-dire pas loin de ceux pratiqués en Autriche).
Non seulement ces deux mesures constituent un très « mauvais exemple » pour toute l’Europe du Sud et de l’Est qui pourrait être tentée de secouer le joug de l’ordo-libéralisme allemand et de se tourner vers des politiques de croissance, mais elles affectent directement le capital allemand.
L’Allemagne (c’est-à-dire la capitale de la Bavière et ses auxiliaires autrichiens) est devenue récemment l’investisseur principal en Roumanie, suivie par la France, alors que les États-Unis (toujours très présents au début des années 2000) semblent, depuis la présidence d’Obama et son pivotement vers l’Asie, avoir passé la main. Le taux de profit très élevé de ces investissements – les compagnies roumaines présentent généralement un niveau de rentabilité double par rapport aux autres pays de la zone euro – est basé principalement sur l’exploitation sans retenue d’une main d’œuvre esclave (à un salaire minimum très précisément calculé pour permettre la survie misérable d’un individu sans famille à nourrir et sans loyer à payer, les Roumains étant, comme la plupart des Européens de l’Est, en possession d’un appartement en mauvais état hérité de l’époque soviétique au début des années 1990), condition qui résulte en une mobilité sociale et géographique très basse, en un déclin démographique sans précédent et en un taux d’émigration plus élevé que celui de tous les pays non africains, plus élevé même que celui de la Syrie, y compris pendant la période de guerre.
Jusque-là, cependant, je crois que les choses seraient restées dans le domaine du négociable : quelques cadeaux d’impôts aux plus gros « investisseurs » allemands (comme dans le cas de Ruhrgas, qui a pris le contrôle de l’ancien monopole d’État sur le gaz en Transylvanie et qui fait payer à la population au même prix que l’Allemagne un gaz qu’elle achète très bon marché… à la Russie), et Munich se serait calmée, laissant les petits investisseurs et les Français faire les frais de la nouvelle politique (les Français, par ailleurs très présents sur le marché du commerce de détail, ne se seraient pas plaints trop bruyamment de ce que Grindeanu injecte des stéroïdes au pouvoir d’achat de la classe moyenne roumaine).
Mais voilà… l’odieux gouvernement PSD a aussi l’intention de créer :
– un Fonds souverain au développement et à l’investissement (FSDI), comme en Norvège, en France, en Arabie saoudite, etc., qui serait alimenté par les bénéfices des entreprises restées sous le contrôle de l’État…
(Bénéfices ? Quelle surprise ! Quand on se souvient des cris des gouvernements précédents, d’après lesquels ces entreprises étaient « des trous sans fond » qu’il fallait privatiser d’urgence…)
… et qui servirait principalement à doter la Roumanie du lien infrastructurel dont manque son industrie agroalimentaire – traitement, mise en conserves et en bouteilles – entre son énorme fertilité agricole et ses 18 millions de consommateurs, convaincus à juste titre que l’alimentation produite en Roumanie est plus saine et meilleure au goût que toute la nourriture d’importation.
Là, du point de vue de la métropole colonisatrice, on entre dans le domaine du non-négociable. Car, par une telle mesure, la Roumanie a tout simplement l’intention de contester le statut de colonie d’extraction (source de matières premières pratiquement gratuites et d’une main d’œuvre migrante pas chère) qui lui a été assigné par l’ordre actuel du monde, et de revendiquer, sinon une complète souveraineté dont elle n’a pas les moyens militaires, du moins un statut de colonie productrice comparable à celui de la Hongrie, où le niveau de salaire moyen est de 50% plus élevé et qui souffre beaucoup moins d’hémorragies migratoires.
Voilà donc qui est en train de se révolter : c’est l’Allemagne, métropole colonisatrice, qui se révolte contre le gouvernement démocratiquement élu de la Roumanie (tout à fait indépendamment des faits de corruption qui lui sont reprochés ni plus ni moins qu’à ceux qui l’ont précédé ou qu’à ceux de l’Europe en général) et qui tente de le renverser au moyen d’un putsch unissant les efforts des fondations politiques allemandes (fondations Adenauer, Ebert, Luxembourg) à ceux de la « société civile» financés par Soros. Putsch qui, cette fois, ne fait même pas semblant d’être apolitique ou trans-partisan, mais appelle effrontément à remettre en selle le gouvernement de l’ex-commissaire européen Dacian Cioloş, un technocrate qui n’a jamais été élu par personne, imposé sans aucune majorité parlementaire par Iohannis en 2014 et renvoyé du pouvoir par le vote massif qui a sanctionné sa politique des deux années passées.
Il faut dire que l’Union européenne, si véhémente aujourd’hui dans ses louanges, n’a pas facilité la tâche de Cioloş : considérant qu’elle contrôlait désormais directement sa plantation, la métropole colonisatrice avait même décidé de rogner encore un peu plus sur ses dépenses, avec pour conséquence que les résultats du gouvernement Cioloş, dans l’absorption des fonds structurels par exemple, avaient été encore plus catastrophiques que ceux (pourtant bien bas) des précédents gouvernements. Voilà l’élite compétente et virginale que les « jeunes, beaux et libres » d’Angela Merkel et de George Soros s’évertuent en ce moment à remettre au pouvoir, au mépris de la volonté populaire exprimée par les urnes.
À la lumière de ces développements, nous pouvons considérer comme parachevée la transition de l’Union Européenne (par ses buts et ses méthodes) en une structure parasitaire comparable à ce que fut la United Fruit Company en Amérique Latine jusqu’aux néo-révolutions bolivariennes. Les escadrons de la mort n’ont pas encore fait leur apparition, mais ne mollissez pas M. Iohannis, avec un peu d’effort, vous êtes en bonne voie pour devenir un autre Pinochet !
Modeste Schwartz est un écrivain français qui vit en Transylvanie et qui écrit notamment pour le Visegrad Post, de Hongrie.
Traduit par c.l. pour Les Grosses Orchades