Par Pepe Escobar – Le 28 février 2015 – Source Russia Today
Winston Churchill a déjà dit que sans guerre, il se sentait bien seul. L’empire perdu lui manquait énormément aussi. Le successeur de Churchill, l’Empire du Chaos, est aujourd’hui aux prises avec le même dilemme. C’est que certaines de ses guerres par procuration, comme en Ukraine, ne se passent pas très bien.
D’autant plus que la chute de l’empire se manifeste de plus en plus par une série de mesures prises par certains joueurs qui vont dans le sens d’un monde multipolaire.
Tout cela met évidemment dans tous leurs états les groupes de réflexion formant le royaume du baratin aux USA, qui y vont de leurs prévisions portant la marque de la CIA à propos de la désintégration prochaine de la Russie et de la montée de la dictature communiste en Chine. Bref, on se berce d’illusions (impérialistes) dans le peu de temps qui reste à la prolongation de l’hégémonie.
L’acronyme que toutes ces prévisions n’osent révéler, ce sont les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Pour les Maîtres de l’Univers qui contrôlent vraiment le système mondial (aux dés pipés) en place, les BRICS sont pires que la peste. Il est vrai que les BRICS sont confrontés à de nombreux problèmes. Le Brésil est pour le moment totalement paralysé dans un processus contre-productif long et complexe, auxquels s’ajoutent maintenant les intimations de changement de régime par les laquais locaux de l’Empire du Chaos. Ce sera long, mais le Brésil finira par rebondir.
Ce sont donc les RIC (la Russie, l’Inde et la Chine) qui sont les véritables moteurs du changement. Malgré toutes leurs différences qui s’enchevêtrent, tous conviennent de ne pas affronter directement la puissance dominatrice tout en visant l’établissement d’un nouvel ordre multipolaire.
La Nouvelle banque de développement (NBD) des BRICS, une alternative décisive au Fonds monétaire international (FMI) qui permettra aux pays en développement de se débarrasser du dollar US comme monnaie de réserve, sera opérationnelle d’ici la fin de l’année. La NBD financera des projets d’infrastructure et de développement durable non seulement dans les pays des BRICS, mais aussi dans d’autres pays en développement. Fini la Banque mondiale sous le contrôle des Occidentaux, dont les capitaux et la capacité de prêts ne sont jamais augmentés par les soi-disant puissances occidentales. Les pays des BRICS vont se garder 55 % du pouvoir de vote et aucun autre pays ne détiendra plus que 7 % des votes. Le point crucial, c’est que les pays en développement pourraient aussi devenir partenaires et obtenir des prêts.
Ces damnés communistes!
Une entente cordiale tripartite est également en préparation. Le premier ministre indien Narendra Modi ira en Chine en mai prochain et la Chine va probablement faire une avancée décisive concernant les différends territoriaux. Delhi a tout à gagner des investissements massifs de capitaux et des exportations de la Chine, tandis que Pékin veut tirer profit de l’immense marché indien et de son savoir-faire technologique. Parallèlement à cela, Pékin a déjà offert son aide économique à la Russie, si Moscou en fait la demande, ce qui s’ajoute à leur partenariat stratégique en pleine évolution.
Le pivot vers l’Asie des USA, lancé au Pentagone, est fin prêt pour aller nulle part. Il faut dire que l’intimidation exercée contre les pays de l’Asie du Sud-Est, de l’Asie du Sud et même de l’Asie de l’Est pour en faire de simples vassaux de l’Empire du Chaos, tout en s’opposant à la Chine par-dessus le marché, était vouée à l’échec dès le départ. À cela s’ajoute ce conte de fées voulant faire du Japon remilitarisé une puissance capable de contenir la Chine.
La volonté d’isoler la dictature communiste ne se dissipera pas. On n’a qu’à penser, par exemple, au TGV qui reliera prochainement Kunming, dans la province du Yunnan, à Singapour, en passant par un morceau stratégique de l’Asie du Sud-Est que Washington a toujours perçu comme rien d’autre qu’une série d’États clients. Dans l’Asie du XXIe siècle qui se déploie, tout est une question d’interconnexions et la Chine demeure le soleil inexorable qui rayonne sur cette galaxie.
Au moment où la Chine se lance dans une mise au point extrêmement complexe de son modèle de développement économique, comme je l’ai expliqué ici, le monopole qu’exerçait la Chine dans le secteur de la fabrication de produits bas de gamme, qui constituait jusqu’ici sa base industrielle, est en train de migrer vers les pays en développement, en particulier autour du bassin de l’océan Indien. Il s’agit d’une bonne nouvelle pour le Grand Sud, qui englobe des pays africains comme le Kenya et la Tanzanie, ainsi que des parties de l’Asie du Sud-Est et de l’Amérique latine.
Il va de soi qu’à titre purement commercial, l’Empire du Chaos ne sera pas évincé de l’Asie. Sauf que les beaux jours de son hégémonie sur ce continent, tel un parrain géopolitique offrant sa protection, sont comptés.
La version remixée chinoise de Va vers l’Ouest, jeune homme (va où bon te semble, en fait), remonte à 1999. Sur les dix principaux ports à conteneurs du monde, pas moins de sept sont en Chine (les autres sont Singapour, Rotterdam et Pusan, en Corée du Sud). La lecture du douzième plan quinquennal de la Chine, qui se termine en 2015, permet de constater qu’elle a réalisé, voire dépassé, la plupart des objectifs qu’elle s’était fixés, à savoir occuper une position dominante dans sept secteurs technologiques précis.
La Banque de Chine laissera de plus en plus fluctuer librement le yuan par rapport au dollar US. Elle écoulera des tas de dollars US de temps à autre. Le rattachement au dollar US, qui date de vingt ans, s’estompera. La plus grande nation commerçante de la planète, qui est également la deuxième économie mondiale, ne peut tout simplement pas se permettre d’être rattachée à une seule devise. Pékin ne sait que trop bien comment le rattachement au dollar amplifie tout choc externe sur l’économie chinoise.
Sykes-Picot revisité
Un processus parallèle à celui en Asie du Sud-Ouest, se déroulera aussi au Moyen-Orient, soit le démantèlement de l’État-nation, autrement dit, un chamboulement des accords Sykes-Picot qui datent de cent ans. Quel contraste avec le retour de l’État-nation en Europe !
Certains chuchotent qu’Obama personnifie la version remixée de Sykes et que Poutine représente la version remixée de Picot. Ce n’est pas le cas. Dans les faits, c’est l’Empire du Chaos qui joue au nouveau Sykes-Picot, en reconfigurant directement et indirectement le Grand Moyen-Orient. L’ex-capo de l’Otan, le général Wesley Clark, a récemment révélé ce que tous savaient déjà, à savoir que ce faux califat qu’est l’EIIS/EIIL/Da’ech est financé par de proches alliés des Etats-Unis, à savoir l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et Israël. À mettre en parallèle avec les propos du ministre israélien de la Défense, Moshe Yaalon, qui a reconnu que l’EIIS ne menace pas les intérêts d’Israël. Da’ech effiloche en fait les accords Sykes-Picot pour le compte des USA.
L’Empire du Chaos a cherché activement à désintégrer l’Irak, la Syrie et, en particulier, la Libye. Voilà maintenant qu’à la tête de la maison des Saoud, notre salopard aux commandes, le roi Salman, est nul autre que l’ancien recruteur djihadiste d’Abdul Rasul Sayyaf, le salafiste afghan qui était le cerveau derrière Oussama Ben Laden, et de Khalid Cheikh Mohammed, la prétendue tête dirigeante des attentats du 11 septembre.
C’est un exemple classique de l’Empire du Chaos à l’œuvre (les nations indispensables préfèrent la dilapidation à l’édification du pays). Des dilapidations sauvages de pays, il y en aura bien d’autres, de l’Asie centrale au Xinjiang en Chine, sans oublier l’Ukraine, alias le Nulandistan.
Des parties de l’Af-Pak [Afghanistan et Pakistan, NdT] pourraient fort bien devenir des succursales de l’EIIS/EIIL/Da’ech aux frontières mêmes de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Iran. Du point de vue de l’Empire du Chaos, le bain de sang potentiel dans les Balkans eurasiatiques, pour citer l’éminent russophobe Zbig grand échiquier Brzezinski, est la proverbiale offre qu’on ne peut refuser.
En attendant, la Russie et la Chine continueront de privilégier l’intégration eurasiatique, en consolidant l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et la coordination interne à l’intérieur des BRICS, tout en mettant leurs nombreux services de renseignement aux trousses du calife et de ses brutes.
L’administration Obama a beau vouloir absolument conclure un accord sur le nucléaire avec l’Iran, la Russie et la Chine sont déjà passées par Téhéran. Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, y était il y a deux semaines, où il a souligné que l’Iran constituait l’une des priorités en matière de politique étrangère de la Chine et qu’il avait une grande importance stratégique. Plus tôt que tard, l’Iran fera partie de l’OCS. La Chine fait déjà des affaires en or en Iran de même que la Russie, qui lui vend des armes et y construit des centrales nucléaires.
Berlin-Moscou-Pékin ?
Il y a aussi la question de l’Allemagne.
L’Allemagne exporte aujourd’hui 50 % de son produit intérieur brut (PIB), comparativement à seulement 24 % en 1990. Au cours des dix dernières années, la moitié de la croissance allemande reposait sur les exportations. Voici donc une économie colossale qui compte énormément sur les marchés mondiaux pour continuer de prospérer. Par définition, une Union européenne (UE) exsangue ne répond pas aux critères.
Les destinataires des exportations allemandes sont en train de changer. Seulement 40 % de ces exportations sont destinées à l’UE et la tendance est à la baisse. La véritable croissance se trouve en Asie. L’Allemagne s’éloigne donc en pratique de la zone euro. Cela ne signifie pas pour autant que l’Allemagne est en train d’abandonner la zone euro, ce qui serait interprété comme une vile trahison à l’endroit du projet européen tant vanté.
Ce que la situation commerciale révèle, c’est la raison derrière la ligne dure de l’Allemagne à l’endroit de la Grèce: soit vous capitulez complètement, soit vous quittez la zone euro. Ce que veut l’Allemagne, c’est maintenir son partenariat avec la France et sa domination sur les pays d’Europe de l’Est en tant qu’économies satellites, en comptant sur la Pologne. Il faut donc s’attendre à ce que la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Italie soient confrontés à un mur d’intransigeance. Une illustration éloquente de l’intégration européenne, qui fonctionne tant que l’Allemagne dicte toutes les règles.
Le double fiasco constaté en Grèce et en Ukraine a mis des bâtons dans les roues qui ont fait ressortir toute la défaillance du pouvoir hégémonique de Berlin en Europe, c’est le moins qu’on puisse dire. Berlin s’est réveillée soudain devant la possibilité bien réelle et cauchemardesque d’une vraie guerre fomentée par les Américains contre la Russie dans les régions frontalières à l’est de l’Europe. Pas étonnant qu’Angela Merkel se soit empressée de prendre un vol vers Moscou.
Sur le plan diplomatique, Moscou en ressort gagnante. La Russie a aussi gagné lorsque la Turquie, lasse d’être constamment bloquée dans ses efforts de joindre l’UE par (qui d’autre ?) l’Allemagne et la France, a décidé de faire son pivot vers l’Eurasie pour de bon, en faisant fi de l’Otan et en augmentant ses relations avec la Russie et la Chine.
Cela s’est produit dans le cadre d’un revirement majeur sur l’échiquier du Pipelinistan. Après avoir négocié habilement la réorganisation du gazoduc South Stream pour en faire un Turk Stream, jusqu’à la frontière de la Grèce, Poutine et le premier ministre grec Tsipras ont également convenu du prolongement d’un gazoduc de la frontière turque au sud de l’Europe qui passerait par la Grèce. Gazprom sera donc solidement implanté non seulement en Turquie, mais aussi en Grèce, ce qui en soi aura une immense importance stratégique pour le Pipelinistan européen.
Tôt ou tard, l’Allemagne devra répondre à un impératif catégorique: comment maintenir des surplus commerciaux massifs tout en laissant tomber ses partenaires commerciaux européens? La seule réponse possible, c’est en augmentant les échanges commerciaux avec la Russie, la Chine et l’Asie de l’Est. Il faudra du temps et la route sera semée d’embûches, sauf que la création d’un axe économique et commercial Berlin-Moscou-Pékin (les « RC » des BRICS et l’Allemagne), est inévitable.
Et non, ce genre de choses, jamais vous ne le lirez dans les prévisions délirantes du royaume du baratin américain.
Traduit par Daniel, relu par jj et Diane pour le Saker francophone
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).