Un assassinat pour notre temps de crise

Par Philippe Grasset – Le 2 mars 2015 – Source Dedefensa

 Il y avait une logique attendue face à cette sorte d’événements, dans tous les cas la raison nous le disait. Mais il faut se méfier de l’emploi exclusif de la raison pour la prévision, parce qu’elle est devenue, plus ou moins développée, la raison-subvertie par le Système ; même chez ceux qui parviennent à lutter contre l’influence du Système et qui le font en toute conscience, leur raison n’en subit pas moins quelques effets (et en général ils le savent et s’en gardent à mesure). C’est pourquoi il faut se garder de sacrifier à la prévision selon le mode classique rationnel (refuge de l’inconnaissance) et, une fois placé devant l’événement, encadrer strictement sa raison de l’expérience et surtout de l’intuition dont on doit espérer qu’elle est haute. Nous faisons ces considérations générales à propos de l’assassinat de l’opposant à Poutine Boris Nemtsov, vendredi soir, en plein cœur de Moscou, à quelques jets de pierre du Kremlin.

Il s’agit de cette “sorte d’événements” dont les effets attendus par la raison (la raison-subvertie) impliquent un déchaînement supplémentaire dans le cours des attaques paroxystiques contre Poutine et la légitimité et la souveraineté du gouvernement russes. Il s’agit manifestement de l’événement sur mesure pour lancer, selon ce même mode du déchaînement qui nous accable comme une plaie de l’esprit malade, un courant de déstabilisation, de contestation, etc., de la sorte qui annonce les manœuvre pour la fameuse pseudo-stratégie du regime change. Ainsi ne fut-ce pas le cas ; ainsi y eut-il, à partir de l’assassinat, une réaction du type “contre toute attente”, c’est-à-dire le contraire du déchaînement déstructurant qu’on pouvait attendre – à Moscou, certes, mais également en partie, et cela doit être noté, dans diverses occurrences du système de la communication du bloc BAO. Ce qui caractérise principalement le moment historique de cet événement qui pourrait prétendre l’être, historique, ce n’est ni la colère, ni la vindicte, ni le paroxysme auquel l’on est accoutumé, mais plutôt une profonde gravité comme si l’on prenait conscience – au moins pour le temps de ce “moment historique” – de la terrible situation où l’on se trouve aujourd’hui, tous ensemble. Nous voyons ci-dessous quelques éléments sélectionnés de ce phénomène.

Ce qui a certainement le plus surpris les commentateurs qui se placent en-dehors du Système, c’est certainement l’attitude de l’opposition russe dite “libérale”, occidentaliste, pro-américaniste, dont Nemtsov justement était un des dirigeants. On lit cela dans le commentaire “à chaud” du Saker-US qui a, justement, l’habitude, dans de tels commentaires, de réagir souvent d’une façon excessive, justement un peu trop “à chaud”, et qui ne dissimule jamais son hostilité extrême à ces libéraux-occidentalistes russes… Dans ce cas, il ne cache absolument pas sa stupéfaction, allant même, dans un moment presque d’inattention, à trouver de la vertu à ses ennemis intimes… (Vineyard of the Saker, le 28 février 2015, selon une traduction française du Saker-francophone, le 1er mars 2015.)

« Honnêtement, je n’aurais jamais pensé que le jour viendrait où j’aurais à dire du bien de l’opposition libérale ou non-système russe, mais apparemment, ce jour est venu, c’est aujourd’hui. A ma grande surprise, tous les chefs de cette opposition ont fait jusqu’à maintenant des déclarations très modérées et raisonnables, et tous ceux que j’ai entendus ont apparemment rejeté l’idée que le Kremlin est derrière le meurtre. Maintenant, cela va peut-être de soi pour la plupart d’entre nous, mais pour l’opposition libérale ou démocratique russe, c’est un vrai changement de ton. Beaucoup d’entre eux ont même dit que ce meurtre était une provocation (ce qui, dans ce contexte, signifie coup monté!) pour déstabiliser la Russie et provoquer une crise. Même Irina Khakamada, habituellement une vraie cinglée, a dit que c’était soit une provocation soit l’action d’un petit groupe d’extrémistes.

»Peut-être sont-ils conscients que l’opinion publique russe ne l’achètera pas, ou peut-être ont-ils un moment de décence, mais pour autant que je sache, personne n’a pointé le doigt sur Poutine (okay, quelqu’un l’a probablement fait quelque part, mais je ne suis pas au courant). Encore une fois, c’est tout à fait remarquable. […] Le résultat est qu’en Russie, cette action sous fausse bannière est déjà clairement un échec, même la célèbre opposition libérale ou démocratique russe ne veut pas toucher à cette chose. C’est en effet une très bonne nouvelle…»

Un article de Gilbert Doctorow, spécialiste de la Russie qui a travaillé pour diverses entreprises multinationales US et européennes, nous donne une impression complexe et intéressante. Doctorow, qui est à l’université américaine de Moscou mais aussi à Bruxelles, a connu Nemtsov et a suivi ses activités. Il donne dans son articles diverses appréciations et considérations, dont certaines recèlent quelque ambiguïté lorsqu’il s’agit de faire une hypothèse sur les auteurs de l’assassinat – sinon, affirmation cette fois sans ambiguïté, que cette attaque ne peut avoir été commanditée par Poutine, qu’elle relève d’une provokatsiya –, comme le pensent justement, et d’une façon inattendue pour certains comme on l’a vu, la plupart des opposants libéraux-occidentalistes…

Parfois, l’article de Doctorow, qui est manifestement une voix écoutée dans les milieux russes pro-occidentaux, semblerait laisser croire, sinon entendre, que l’assassinat de Nemtsov pourrait provoquer dans ces mêmes milieux de l’opposition à Poutine des réflexions inédites sur la politique, et éventuellement sur le jeu joué par certaines forces d’influence du bloc BAO avec lesquelles ces milieux sont en contact et dont certains pourraient prendre conscience qu’ils en sont les dupes. On sent bien, effectivement, à la lecture de l’article, combien l’assassinat de Nemtsov est promis à secouer profondément les milieux de l’opposition russe, et nullement dans le sens où le voudraient leurs amis américanistes, de l’ancien ambassadeur McFaul au sénateur Cardin – auxquels Doctorow fait directement allusion. (On trouve l’article de Doctorow, sous le titre de «Boris Nemtsov, R.I.P., 27 February 2015» ou bien « A Personal Reminiscence of Boris Nemtsov, RIP» sur son blog de La Libre Belgique, à Bruxelles, le 28 février 2015, et repris le même 28 février 2015 sur Russia Insider – ce qui est un signe de plus de son intérêt à la fois général et du point de vue de la situation politique intérieure russe.)

«Le grand titre de l’article nécrologique en première page du New York Times ce matin montre clairement le message que les éditeurs, sinon le journaliste qui a écrit l’article, tiennent à faire passer: « Un opposant de Poutine abattu en plein Moscou ».  Le titre que le Financial Times a donné au diaporama de sa Une semble plus prudent: « Un réformateur russe meurt assassiné », mais juste en dessous, dans une avalanche d’articles de soutien, on peut lire « Nemtsov, le leader de l’opposition russe, a été abattu ». Il ne fait aucun doute que, pour les médias occidentaux, l’homme qui a été tué n’était pas d’abord un réformateur ni un leader de l’opposition, mais précisément un « critique de Poutine ».

 

»Boris Nemtsov était en effet un critique de Poutine et même un critique virulent. Mais en soulignant cela à la Une, dans les grands titres d’articles couvrant un  assassinat dont ni les auteurs ni les causes n’ont été identifiés, on veut nous conduire à penser ce que le  Kremlin craint le plus que nous pensions: que cette mort sert les intérêts de Vladimir Poutine. Dans le langage de la Russie, c’est une provokatsiya destinée à amplifier la dynamique de la campagne persistante de dénigrement menée contre Poutine par l’Occident pour servir la cause du Parti de la Guerre à Washington, à Londres et dans plusieurs autres capitales. […] Or la mort de Nemtsov arrive au moment précis où les tensions sociales s’intensifient en  Russie du fait des pertes dues à la dévaluation du rouble sur le marché des changes, de la menace d’une inflation galopante et de la hausse du chômage, tout cela déclenché au début de l’année par l’effondrement des prix du pétrole et les sanctions occidentales. Et, paradoxalement, cette mort arrive aussi à un moment de grande fierté nationale, de colère contre l’Occident et de soutien inégalé de la population à Vladimir Poutine dont la cote de popularité est de 86%, selon le dernier sondage du Centre Levada. Le but d’une provocation politique comme  le meurtre commandité de Boris Nemtsov est de détruire la réputation du président et de monter la population contre le régime, ou du moins la population urbaine de Moscou, qui souffre des difficultés sociales. […]

 

»La question du cui bono qui est au cœur de l’enquête nous conduit à regarder dans plusieurs directions ; mais quand nous nous demandons qui pourrait avoir ordonné le meurtre de Boris Nemtsov et pourquoi … […] on peut en exclure au moins une: il est clair que ce n’était pas dans l’intérêt de Vladimir Poutine ni de son entourage de déclencher cette tragédie et le scandale public qu’elle suscite… […]

 

»Ici, je tiens à soulever une question de première importance : il s’agit de la manière dont Boris Nemtsov a cultivé une relation avec Michael McFaul, alors toujours conseiller de Barack Obama pour la Russie et avec le sénateur Benjamin Cardin, co-auteur de la Loi Sergey Magnitski, ainsi que de la manière dont il a appelé à l’application de sanctions encore plus sévères contre son propre pays afin de punir toutes les personnes impliquées dans des violations des droits de l’homme et toutes les personnes impliquées dans des fraudes électorales dans le but de provoquer un changement de régime en Russie. Cette définition des sanctions était si large et si subjective qu’elle pouvait facilement inclure un vaste nombre d’officiels russes, jusqu’au Président lui-même. Et je rappelle aux lecteurs que cet appel de Nemtsov à mettre en place des sanctions au potentiel dévastateur a été lancé quatre ans avant le début du conflit géopolitique entre la Russie et l’UE, entre la Russie et les Etats-Unis sur l’Ukraine.

 

» Plus tôt dans la journée, une émission de la télévision publique russe dédiée à l’assassinat de Nemtsov et animée par Vladimir Soloviev, un présentateur très respecté, a accueilli plusieurs de ses anciens compagnons d’armes et d’autres personnes venus souligner les contributions positives de Nemtsov dans l’exercice de sa carrière dans et hors du gouvernement. Son assassinat les laissaient perplexes et ils ne sont tombés d’accord que sur une seule chose : qu’il avait été commis à un moment d’une grande importance politique par de vrais professionnels et qu’il avait demandé un grand travail de repérage pour à la fois échapper aux caméras de surveillance et fournir un décor avec le Kremlin en arrière-plan, idéal pour les journalistes. Et donc le sentiment général est qu’il s’agit d’une provocation. »

 

Il est inutile d’aller voir ce que le troupeau de la presse-Système dit de cet assassinat, sans en rien connaître d’autre que ce que leur autorise le déterminisme-narrativiste. Les quelques mots que Doctorow nous dit du New York Times et du Financial Times suffisent aisément à cet égard. On préférera citer ce texte que The Independent présente comme son commentaire, de Michael Pelley, du 1er mars 2015.

Pelley n’est certainement pas un ami de Poutine, il le montre à plusieurs reprises dans son texte comme il l’a déjà montré à plus d’une reprise, dans des commentaires-Système remarquablement standard. Néanmoins, son commentaire est très intéressant dans la mesure où il s’appuie sur l’événement de l’assassinat de Nemtsov pour développer une réflexion sur la politique du bloc BAO vis-à-vis de la Russie, sur son incompréhension (celle du bloc BAO ) de la psychologie russe, sur les faits bien réels qui justifient une partie de l’attitude russe et que le bloc BAO, qui les a causés, continue à entretenir… Comme signe de la gravité de cette réflexion, à l’image de la gravité de ce “moment historique” (l’assassinat de Nemtsov) qu’on signalait plus haut, Pelley en arrive à la question fondamentale, adressée à ce même bloc BAO, de savoir où conduit la politique suivie, de savoir si l’on est prêt, selon cette “politique suivie”, à éventuellement faire la guerre à la Russie pour l’Ukraine, et ainsi de suite…

«Le terrible assassinat de Boris Nemtsov vendredi soir montre, une fois de plus, à quel point la Russie est devenue inquiétante. Malgré l’incertitude qui règne à ses frontières, nous avons tendance à penser que le régime autocratique de Poutine offre au moins un certain degré de stabilité intérieure. Pourtant, quelqu’un a ressenti le besoin d’envoyer un signal brutal à ses principaux opposants, deux jours avant une grande manifestation anti-Poutine. Comme c’est souvent le cas dans ce genre d’affaire, nous ne saurons sans doute jamais qui a tué Nemtsov de quatre balles dans le dos, ni pourquoi, mais son assassinat intervient à un moment où il est de plus en plus question du nationalisme, de traîtres parmi nous et ainsi de suite. Beaucoup de gens ne supportent pas qu’on conteste Vladimir Poutine, l’homme qui a tant fait pour restaurer la fierté nationale après la « perte » de la guerre froide. Et l’Occident comprend-il vraiment la puissance de ce nationalisme russe? […]

 

»Le président Poutine n’a aucun droit légitime sur les terres contestées, comme Nemtsov a eu le courage de le souligner, mais une chose est sûre, l’OTAN est perçue comme une grande menace. Pour les Russes, l’OTAN étend ses tentacules vers leurs frontières et menace leurs ports en eau profonde de la mer Noire. Cela fait des années que le président et d’autres Russes ne font pas mystère de leur inquiétude à ce sujet. Comment l’UE peut-elle être aussi aveugle sur cette question? Cela révèle un grand manque d’intelligence, et de graves lacunes dans la perception occidentale de l’État d’esprit russe. Cela ne signifie pas que nous devons fermer les yeux sur les activités internationales de Poutine de ces dix dernières années, mais le fait est que cela aide de comprendre les motivations sous-jacentes.

 

»Sir John Sawers, l’ancien chef du MI6, a déclaré hier: « Les actions de Poutine sont celles d’un leader qui pense que sa sécurité est en jeu. » C’est bien cela, mais souvent notre diplomatie ne tient pas compte de cette réalité. La semaine dernière, David Cameron a dit qu’il était d’accord pour que le principe de l’OTAN, selon lequel une attaque contre l’un de ses membres est une attaque contre tous, s’applique aux pays baltes. Oui. Mais qu’en est-il de l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’OTAN? […] Que Poutine doit-il penser de dirigeants occidentaux qui semblent n’avoir aucune compréhension de l’Histoire et qui font la bourde de promettre, et de donner, leur soutien à des pays à qui nous ne devons rien ? Certains Ukrainiens veulent des liens plus étroits avec l’Occident, d’autres avec Moscou, mais cela devrait être leur propre décision. Offrir une alliance signifie s’engager réellement. Sommes-nous vraiment prêts à déclarer la guerre à la Russie pour l’Ukraine? Cameron a-t-il réfléchi à la question ?»

… Il faut d’ailleurs avoir à l’esprit l’émotion que la gravité et la brutalité de l’événement ont engendrée. Il s’agit aussi bien, comme Pelley nous en avertit, de l’émotion des nationalistes dont il laisse pourtant entendre que l’assassinat pourrait venir de leurs rangs. Un témoignage intéressant à cet égard nous vient du message que Mikhail Deliagine a posté sur son tweet à 3 heures du matin, le 28 février, quelques heures après l’assassinat … Deliagine fut un conseiller de Nemtsov lorsque ce dernier occupait les fonctions de vice-Premier ministre, dans les années 1990. Il était alors libéral, du moins du point de vue économique, et il semble bien qu’il ne l’est plus du tout. (Voir FortRus, le 28 février 2015, avec l’intervention précieuse de la traduction en français venue du Saker francophone, le 1er mars 2015.)

«[L’assassinat de Nemtsov, c’est le cas classique de l’agneau sacrifié,] un cas d’école. Bon travail, les Américains, bon travail les nazis, bon travail les libéraux. Je ne sais pas lequel d’entre eux l’a fait. Mais c’était fait à merveille. C’est une tête de Gongadzé [journaliste ukrainien d’origine géorgienne, enlevé et assassiné en 2000, NdT] qui a été apportée à Poutine sur un plateau d’argent.

»Et maintenant, soit [Poutine] va comprendre que l’Occident a prononcé une sentence de mort contre lui, pas juste comme Milosevic ou Kadhafi, mais justement comme Nemtsov. Si Poutine ne comprend pas et ne commence pas enfin à agir comme le président de la Russie, s’il ne cesse pas d’essayer d’être un gestionnaire du clan libéral et un représentant du business mondial en Russie, s’il ne change pas d’avis, il est cuit, c’est son problème, peu m’importe, mais la Russie disparaîtra avec lui.

»Nous devons nous préparer au fait que [le modèle ukrainien soit reproduit] en Russie beaucoup plus rapidement que ce que je pensais encore récemment. Auparavant, je pensais que nous étions à l’abri d’un Maïdan jusqu’en novembre. Désormais, il est clair qu’un Maïdan peut [survenir dès ce printemps.] L’agneau sacrificiel a été sacrifié, maintenant ce qu’il reste à faire est de travailler sur internet et sur les réseaux sociaux. De nombreuses personnalités de la TV comme Sobchak sont arrivées sur les lieux presque immédiatement – c’est peut-être une coïncidence, ou peut-être la technologie.

»Bonne chance. De toute façon, nous gagnerons. Nous briserons ces monstres. La Russie ne veut pas être libérale, pour les mêmes raisons qu’elle ne veut pas être nazie, parce qu’elle est la Russie. Mais le chemin pourrait être plus ardu qu’il ne semblait il y a seulement trois heures et demie. Bonne chance, nous allons gagner; avec ou sans Poutine, ou malgré lui, la Russie sera la Russie, et pas une ressource naturelle supplémentaire pour l’Occident. Nous le ferons. Mais ce sera difficile et mauvais. Bonne chance.»

Un “moment passager de vérité”

On ne s’attardera pas une seconde à la personnalité de Boris Nemtsov, à son action, à ses intentions, etc., non plus qu’à la situation de l’opposition libérale-occidentaliste et d’une façon plus générale la situation intérieure politique à Moscou. Cela n’est pas que cet aspect de l’événement soit sans intérêt ni valeur humaine, mais cela n’est pas notre propos. Ce qui nous intéresse, c’est l’intensité d’un “moment”, et à cause de cela qui nous a conduit à le qualifier de “moment historique”. On voit que notre intention est de proposer l’hypothèse que ce moment est historique moins à cause de l’événement lui-même, de quelque gravité qu’il soit pour la situation intérieure à Moscou, que par ce qu’il nous révèle de la situation générale – celle de la Russie, celle de la crise ukrainienne, celle de la crise entre la Russie et le bloc BAO, et enfin de de la Crise Générale du Système par conséquent – et essentiellement de la situation psychologique générale, tout cela.

Il y a en effet cette extrême sensation de gravité que nous avons mise en évidence, parce que nous l’avons ressentie, aussi bien par la perception nourrie aux mille canaux de la communication, que, plus essentiellement, par le fait que cette perception est guidée par ce que nous espérons être l’intuition haute. Il y a eu une émotion réelle à Moscou pour cet assassinat, dans les milieux de l’opposition certes, mais aussi dans les milieux de la direction russe et des divers alliées et soutiens qu’elle a dans le monde politique, et aussi dans la population. Cette émotion ne salue pas un géant de la politique (Nemtsov pesait autour de 1% de popularité dans les sondages et plus de la moitié des Russes ne le connaissaient tout simplement pas), ni même un acteur fondamental d’une opposition d’ailleurs elle-même réduite à une position de bien peu d’importance. L’émotion se manifeste à cause d’un acte brutal, violent, un acte qui est par définition hors des normes – comme tout assassinat politique certes mais celui-là particulièrement à cause des circonstances –, et un acte qui met en évidence la fragilité d’une situation politique. Cette fragilité-là est d’autant plus préoccupante pour ceux qui la ressentent qu’elle se situe dans le cadre d’une crise terrible de plus d’une année de durée, dont chacun a pu constater à plus d’une reprise qu’elle était hors de tout contrôle et, elle aussi, hors des normes, qu’elle recèle les plus terribles risques qu’on puisse imaginer dans notre époque, qu’elle ne semble pas montrer la moindre possibilité d’être résolue ni même d’être réduite à un régime de croisière acceptable.

Ainsi, l’assassinat de Nemtsov confronte-t-il chacun des acteurs à la vérité et à la perspective d’une crise immense pour son propre compte, en même temps qu’à ses propres droits et devoirs dans ce cadre. Il confronte tous les partis en jeu à une vérité de situation que les diverses narrative, avec les manœuvres qui vont avec, leur font souvent oublier, si pas ignorer complètement. On dirait alors que ce “moment historique” devrait être renommé, plus précisément, un “moment passager de vérité” (plutôt que “moment de vérité”, expression qui implique qu’une situation entièrement nouvelle est née parce que la vérité s’installe, – ce qui n’est pas le cas dans ce que nous suggérons. Il s’agit d’un moment où la vérité apparaît le temps de ce moment mais n’est pas installée, et sans doute destinée à être à nouveau dissimulée, et oubliée, ou plus encore ignorée pour qui n’a pas su la voir ou, plus précisément, n’a pas su saisir ce qui lui était donné de voir.)

De quoi s’agit-il pour ce “moment passager de vérité”, – de quelle “vérité” s’agit-il ? On dirait de cette façon que l’assassinat de Nemtsov a fait prendre conscience avec une violence extrême à divers groupes, peut-être à chacun de tous les groupes impliqués ou observateurs concernés de l’événement, de la réalité de la possibilité de troubles en Russie avec les perspectives terribles ouvertes par ces troubles. Alors que le déterminisme-narrativiste poussait le troupeau décervelé des commentateurs (New York TimesFinancial Times, etc. – les indécrottables) sur la même voie bêlante de l’accusation de l’autoritarisme poutinien, ceux qui pouvaient s’en dégager ont effectivement pris la mesure symbolique, au travers d’un acte de violence particulièrement symbolique lui aussi (l’“agneau sacrifié”, selon Deliagine), de ce que pourrait devenir une Russie déstabilisée par des actions subversives du type déstructurant. Particulièrement remarquable de ce point de vue est la remarque crépusculaire – singulièrement pessimiste sinon alarmiste au  plus extrême degré – du même Deliagine qu’un “Maïdan russe” pourrait être encore plus proche qu’il ne l’imaginait (“Avant [l’assassinat] je croyais que nous étions à l’abri d’un Maidan d’ici novembre, désormais il est clair que nous pourrions l’avoir dès ce printemps”) : vision des troubles en Russie avec ses terribles perspectives, envisagées dans ce “moment passager de vérité” comme tout proches…

Mais Deleguine s’est trompé lorsqu’il annonçait que tous les libéraux-occidentalistes allaient se déchaîner contre Poutine («Il   est clair que toute la foule libérale accusera Poutine personnellement») et, par conséquent, sa prévision alarmistes paraît également très exagérée sinon hors de saison… On l’a vu, Ô surprise, c’est le contraire qui prévaut. Il nous semble bien qu’eux aussi, les opposants, les libéraux-occidentalistes, ont pu voir avec une horreur inattendue (pour eux y compris) les perceptives catastrophiques d’une action de déstabilisation de la Russie. Dirait-on en poussant un peu l’ironie que les opposants-libéraux seraient secrètement et inconsciemment des partisans de Poutine parce que la direction de l’actuel président leur assure à la fois une certaine possibilité d’évoluer comme opposant, avec la possibilité de se plaindre de ne pas pouvoir assez évoluer, tout en étant déchargé par la maîtrise des choses de Poutine de se voir lancé dans l’aventure d’une déstabilisation de la Russie ? Peut-être… Il n’empêche que, pour le cas présent, ils ont réalisé justement ce que signifierait pour eux une déstabilisation de la Russie, la responsabilité sinon la culpabilité qui leur incomberaient, devant une situation presque mythique qui reste un objet d’effroi dans la mémoire russe, fixé sur une période fameuse. (Cette référence mythique et terrible, le “Temps des troubles” du début du XVIIème siècle, ou Smutnoye Vremya [voir le 10 juillet 2013].)

On pourrait même concevoir, si l’on accepte l’extrapolation que nous avons suggérée à propos du texte de Doctorow, que certains opposants, favoris des visites circonstanciées à l’ambassade US de Moscou et des réunions dans les associations financées par Soros (quand il y en avait encore en Russie), commencent à se demander si la politique subversive à laquelle ils prêtent parfois la main n’est pas le reflet d’une pathologie paroxystique dont la principale production est un désordre épouvantable hors de tout contrôle humain. Ce genre de conclusion vient dans la réflexion qu’on peut développer à propos de l’assassinat de Nemtsov, notamment lorsqu’on s’aventure à l’une ou l’autre hypothèse concernant les coupables et les initiateurs de l’attaque. Le charme de la provokatsiya a ses limites lorsqu’on conçoit que la perspective peut conduire à une nouvelle période de Smutnoye Vremya.

De ce point de vue, si l’on veut une image rapide qu’on nous passera en ceci qu’elle peut paraître trop leste et irrespectueuse pour un événement si brutal et sa victime, l’assassinat de Nemtsov est une sorte d’“avertissement sans frais” de ce que recèle la crise actuelle. Plus encore, comme nous le suggère le texte de Pelley, il s’avère que la chose pourrait avoir touché des acteurs extérieurs du bloc BAO, pour leur faire réaliser les perspectives catastrophiques que recèle la crise ukrainienne lorsqu’elle apparaît pour ce qu’elle est précisément, c’est-à-dire une manœuvre grossière et catastrophique pour s’attaquer à la Russie, pour chercher à rien moins que de la détruire en y introduisant le désordre qui a toujours en Russie des effets d’apocalypse. Pour certains esprits, ce ne serait qu’une confirmation, pour d’autres, peut-être plus nombreux, une révélation… Pour l’heure, on ne peut que faire cette hypothèse, de l’information, de l’éclaircissement de certains esprits sous la violence du choc et de la brutalité d’un assassinat, et rien de plus.

En effet, si nous parlons bien d’un “moment passager de vérité”, c’est parce qu’effectivement, comme nous le mentionnions plus haut, aucune nouvelle vérité, ou disons la vérité de situation tout court, ne s’est installée en pleine lumière à l’occasion de cet assassinat. Il s’agit bien d’un “moment passager”, ce qui n’est pas véritablement un pléonasme par rapport à l’usage courant de l’expression. La crise se poursuit, et il est assuré qu’elle concerne aussi bien la Russie que l’Ukraine et d’ailleurs aussi bien le bloc BAO que l’Ukraine et la Russie (et les djihadistes de l’EI, aux dernières nouvelles) – bref, qu’il s’agit bien de la Grande Crise, de la crise d’effondrement du Système. L’assassinat de Nemtsov est à cet égard un symbole particulièrement impressionnant, qui restera dans nos mémoires de cette façon presque universelle. Ce n’est pas l’assassinat de Sarajevo parce que les circonstances et le contexte sont si différents, mais du point de vue de la communication cela y ressemble pour ce que cela nous dit d’absolument vrai par rapport à ce qui est en cours sous nos yeux en général réglementairement aveugles ; pour ce que cela nous dit sur les événements en cours, non pas une crise en cours parmi d’autres, simplement plus importante, mais bien la Grande Crise, celle qui touche au cœur du sort du Système et du destin de cette civilisation que la modernité a transformée en “contre-civilisation”, dont l’objet n’est rien d’autre que la réduction par déstructuration et dissolution à l’entropisation du monde, la réduction du désordre jusqu’au néant du déchaînement de la Matière qui serait porté à son terme.

Traduction des parties en anglais par Dominique pour le Saker Francophone

 

 

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