Par Pepe Escobar – Le 16 décembre 2017 – Source Asia Times
Lors de sa conférence de presse annuelle de fin d’année à Moscou, le président russe Vladimir Poutine nous a, une fois de plus, sorti quelques pépites de politique étrangère essentielles pour comprendre ce qui nous attend sur le turbulent échiquier géopolitique eurasiatique.
Tout le monde sait maintenant que Poutine se représente aux élections présidentielles prévues pour le 18 mars (« Ce sera de l’auto-nomination » et « J’espère le soutien général du public »). L’homme à la barre pourrait bien rester à la barre. Il est donc toujours instructif de diminuer le volume (du bruit gênant) : asseyez-vous, détendez-vous et écoutez simplement.
Au sujet du Président Trump : « On s’appelle par nos prénoms avec Trump ; oui, nous pourrions bien utiliser le tutoiement. J’espère qu’il aura l’occasion d’améliorer les relations avec la Russie. Regardez les marchés, comment ils ont grimpé. Cela signifie que les investisseurs font confiance à l’économie américaine, cela signifie qu’ils font confiance à ce que [Donald Trump] fait dans ce domaine. »
Sur le Russiagate : « Qu’y a-t-il de si étrange à cela [que les diplomates discutent avec les fonctionnaires de leur pays d’accueil] ? Pourquoi êtes-vous pris dans cette hystérie sur ‘l’espionnage russe’ ? ». Sur les accusations d’ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016, Poutine a déclaré : « Cela a été inventé par ceux qui visent à délégitimer Trump. Ces gens ne comprennent pas qu’ils minent leur propre pays – ils ne font pas preuve de respect envers les Américains [qui] ont voté pour Trump. »
Sur la collaboration avec Washington : « La Russie et les États-Unis peuvent travailler en étroite collaboration sur une série de sujets », même si l’on tient compte des « limites bien connues » qui entravent Trump.
Sur un potentiel retrait des États-Unis du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire : « Nous entendons parler des problèmes que pose le Traité INF. Apparemment, les conditions sont en train de se créer et une campagne d’information-propagande est lancée en vue d’un éventuel retrait du traité de la part des États-Unis. Il n’y a rien de bon à un retrait des États-Unis, qui serait très préjudiciable à la sécurité internationale. Les États-Unis ont de facto déjà quitté le Traité INF, avec le déploiement de l’Aegis, mais la Russie ne va pas quitter le traité. Nous ne serons pas entraînés dans une course aux armements. »
Poutine a souligné que les dépenses de défense de la Russie atteignaient les 46 milliards de dollars US par an alors que les États-Unis prévoient un budget de 700 milliards de dollars pour 2018.
Sur l’Arctique : « J’ai visité la Terre de François-Joseph [dans l’archipel arctique]. Il y a quelques années, des guides étrangers accompagnant des groupes de touristes étrangers disaient que ces îles n’appartenaient à la Russie que depuis ‘récemment’. Ils oubliaient que [la Terre de François-Joseph] est un archipel russe, mais nous le leur avons rappelé, et pour le moment tout va bien. Nous ne devons pas l’oublier. La mise en valeur de toutes ces ressources dans l’Arctique devrait être synchronisée avec la protection de l’environnement… Nous ne devons pas empiéter sur les activités économiques des minorités ethniques. »
Sur l’Ukraine : « Les autorités de Kiev n’ont aucune volonté de mettre en œuvre les accords de Minsk, aucune volonté de lancer un véritable processus politique, dont l’aboutissement pourrait être la mise en œuvre d’un accord sur le statut spécial du Donbass, qui est inscrit dans la loi ukrainienne actuelle, adoptée par la Rada [le Parlement ukrainien]. Les Russes et les Ukrainiens sont fondamentalement un seul peuple. » (On entend la satisfaction de l’auditoire).
Sur la Syrie : « Les États-Unis ne contribuent pas suffisamment à la résolution de la crise syrienne. Il est important qu’aucun des participants à ce processus [de paix syrienne] n’ait le désir ou la tentation d’utiliser divers groupes terroristes ou radicaux quasi terroristes pour atteindre ses objectifs politiques à court terme. »
Sur l’Irak : « Disons que les militants s’enfuient vers l’Irak. Nous disons à nos collègues américains : ‘Les militants sont partis par ici ou par là.’ Mais il n’y a aucune réaction, les militants ne font que s’enfuir. Pourquoi ? Parce qu’ils pensent qu’ils pourraient être utilisés dans la lutte contre [le président syrien Bachar] Assad. C’est très dangereux. »
Sur la Russie pouvant influencer la Corée du Nord pour qu’elle abandonne son programme nucléaire : « Vos membres du Congrès, des sénateurs qui ont l’air si bien, ils ont de beaux costumes, des chemises, ils sont apparemment des gens intelligents. Ils nous ont placés au niveau de la Corée du Nord et de l’Iran. En même temps, ils poussent le président des États-Unis à nous persuader de résoudre avec vous les problèmes de la Corée du Nord et de l’Iran. »
Sur une Corée du Nord nucléaire : « Au sujet de la Corée du Nord, nous ne l’acceptons pas comme un pays nucléaire. Quant aux États-Unis, ils sont allés au-delà des accords précédents [avec la République populaire démocratique de Corée]… et ont provoqué le retrait de la Corée du Nord de ces accords. Je crois qu’on a entendu dire que les États-Unis allaient arrêter les exercices militaires, mais non… ils ne l’ont pas fait. Il est essentiel d’agir avec prudence dans le cadre du programme nucléaire de la RPDC. »
Sur la Chine : « Je suis pleinement convaincu que la coopération avec la Chine dépasse tout programme politique. Nous resterons toujours des partenaires stratégiques, pour une longue période. Nous avons des approches similaires quant au développement du système international. Nous sommes tous les deux intéressés par des projets [économiques] conjoints, y compris l’intégration de l’OBOR [La Route de la Soie] et de l‘Union eurasienne. »
Sonner les cloches de l’intégration eurasiatique
Et cela nous amène au cœur du Nouveau grand jeu géopolitique eurasien : le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine, réaffirmé une fois de plus, et l’approfondissement de l’intégration entre les nouvelles routes de la soie, anciennement OBOR, aujourd’hui Belt and Road Initiative (BRI), et l’Union économique eurasiatique (UEE).
Poutine est visiblement positif sur les avantages pour la Russie de cette interpénétration économique. Il a noté comment « la Russie a été capable de surmonter des crises majeures : l’effondrement des prix de l’énergie et les sanctions commerciales. Mais le pays va dans la bonne direction en mettant davantage l’accent sur la production intérieure. Notre commerce intérieur a augmenté de 3 %. Ça veut bien dire quelque chose ».
Autant que Pékin sur son projet de Route de la soie, Moscou met le paquet sur son offensive de charme pour élargir l‘Union économique eurasienne. La Turquie pourrait être candidate à l’UEE dans un avenir proche, ainsi que l’Inde et le Pakistan.
Pour souligner à quel point Moscou est totalement à bord de la BRI, Poutine a laissé entendre que cette coopération s’applique aussi bien aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) qu’à l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai) et c’est là que nous voyons les efforts actuels de Moscou pour convaincre New Delhi – également membre des BRICS et de l’OCS – que parier sur les intérêts de la BRI est dans l’intérêt de l’Inde.
Pas plus tard que cette semaine à New Delhi, après la réunion trilatérale entre le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, et le ministre indien des Affaires étrangères, Sushma Swaraj, le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov a été catégorique : « Je sais que l’Inde a des problèmes avec le concept de la Route de la soie, nous en avons discuté aujourd’hui, mais le problème spécifique à cet égard ne devrait pas rendre tout le reste conditionnel à la résolution de problèmes politiques. »
New Delhi devrait être à l’écoute, car elle a été l’un des alliés les plus loyaux de Moscou pendant la guerre froide.
Parallèlement, l’Iran est appelé à rejoindre l’UEE dès le mois de février, selon Behrouz Hassanolfat, directeur du Département Europe et Amériques de l’Organisation iranienne pour la promotion du commerce, cité par l’Agence de presse de la République islamique (IRNA).
Comme Asia Times l’a rapporté, l’Inde et l’Iran se synchronisent de plus en plus économiquement par le biais d’une Route de la Soie parallèle en Asie centrale, centrée sur le port de Chabahar. L’Iran est également une plaque tournante essentielle de la BRI et deviendra désormais une plaque tournante de l‘UEE.
Comme Pékin avec sa BRI, Moscou a lancé une offensive de charme pour élargir l’UEE. La Turquie – déjà à bord de la BRI – est, dans un avenir proche, candidate possible à l’UEE, ainsi que l’Inde et le Pakistan.
Même si Poutine a de nouveau avancé la cause de ces multiples pollinisations croisées dans l’intégration eurasienne, l’Inde peut parfois donner l’impression d’être l’étrange partenaire un peu à l’écart. New Delhi vient d’accueillir le premier Sommet ASEAN-Inde sur la connectivité, qui peut être interprété comme une tentative de contrer la BRI. Pourtant, l’émergence d’un bloc anti-chinois en Asie du Sud-est semble difficile à atteindre.
De plus, Moscou ne se réjouit certainement pas d’une alliance « indo-pacifique » entre les États-Unis, l’Inde et le Japon qui pourrait se renforcer. Le récit sous-jacent au scénario de Poutine est on ne peut plus clair : la feuille de route de l’intégration eurasiatique dépend du rapprochement entre la BRI, l’UEE, l’OCS et les BRICS.
Pepe Escobar
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
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