L’insurrection, jusqu’à présent purement émotionnelle, manque de structure politique et d’un leader crédible pour exprimer ses griefs.
Par Pepe Escobar − Le 3 juin 2020 − Source Asia Times
La révolution ne sera pas télévisée car il ne s’agit pas d’une révolution. Du moins, pas encore. Brûler et/ou piller Target ou Macy’s est une diversion mineure. Personne ne vise le Pentagone (ni même les magasins du Pentagon Mall). Le FBI. La Réserve fédérale de NY. Le Département du Trésor. La CIA à Langley. Les maisons de Wall Street.
Les vrais pillards – la classe dirigeante – surveillent confortablement le spectacle sur leurs énormes téléviseurs 4K Bravia, en sirotant du single malt.
C’est une guerre des classes bien plus qu’une guerre raciale et ce fait doit être abordée comme tel. Pourtant, elle a été détournée dès le début pour se dérouler comme une simple révolution de couleur.
Les médias mainstream américains ont laissé tomber d’un seul coup leur tonne de couverture habituelle du confinement de la planète – déjà dans leur archives auparavant ? – pour couvrir massivement et à vous couper le souffle la nouvelle “révolution” américaine. La distanciation sociale n’est pas exactement propice à l’esprit révolutionnaire.
Il ne fait aucun doute que les États-Unis sont embourbés dans une guerre civile alambiquée, aussi grave que celle qui a suivi l’assassinat du Dr Martin Luther King à Memphis en avril 1968.
Pourtant, la dissonance cognitive massive est la norme dans tout le spectre de la “stratégie de la tension”. De puissantes factions ne se donnent pas la peine de contrôler le récit. Personne n’est capable d’identifier toutes les subtilités et les incohérences de la partie qui se joue par derrière.
Les programmes des réjouissances se mélangent : une tentative de révolution de couleur/changement de régime (le retour de boomerang est une saloperie) interagit avec le Boogaloo Bois [mouvement suprémaciste blanc, NdT] – sans doute les alliés tactiques de Black Lives Matter – tandis que les “agitateurs” de la suprématie blanche tentent de provoquer une guerre raciale.
Pour citer les Temptations : c’est une boule de confusion
Le mouvement Antifa est criminalisé mais les Boogaloo Bois obtiennent un laissez-passer (voici comment le principal concepteur d’Antifa défend ses idées). Encore une autre guerre tribale, encore une autre révolution de couleur – désormais intérieure – sous le signe du “diviser pour régner”, opposant les antifascistes d’Antifa aux suprémacistes blancs fascistes.
Entre-temps, l’infrastructure politique nécessaire à la promulgation de la loi martiale a évolué sous la forme d’un projet bipartite
Nous sommes au milieu du proverbial flou total de la guerre. Ceux qui défendent l’armée américaine écrasant les “insurgés” dans les rues prônent en même temps une fin rapide de l’empire américain.
Au milieu de tant de bruit et de fureur signifiant perplexité et paralysie, nous pourrions atteindre un moment suprême d’ironie historique, où la (in)sécurité de la Nation américaine est en train de subir un retour de boomerang – frappée non seulement par l’un des artefacts clés de l’État Profond qu’elle a elle-même créé – une révolution de couleur – mais aussi par les éléments combinés d’un trio parfait de retour de boomerang : the Phoenix Program, the Jakarta Method et l’opération Gladio.
Mais cette fois, les cibles ne seront pas des millions de personnes du Grand Sud. Il s’agira de citoyens américains.
Le retour de l’Empire
Un certain nombre de progressistes soutiennent qu’il s’agit d’un soulèvement de masse spontané contre la répression policière et l’oppression du système – et que cela conduirait nécessairement à une révolution, comme la révolution de février 1917 en Russie qui a résulté de la pénurie de pain à Petrograd.
Les protestations contre la brutalité policière endémique seraient donc le prélude à un remix de Levitate the Pentagon – avec l’inter-règne entraînant bientôt un possible face-à-face avec l’armée américaine dans les rues.
Mais nous avons un problème. L’insurrection, jusqu’à présent purement émotionnelle, n’a donné lieu à aucune structure politique et à l’émergence d’un dirigeant crédible pour organiser une myriade de griefs complexes. En l’état actuel des choses, il s’agit d’une insurrection inachevée, sous le signe de l’appauvrissement et de la dette perpétuelle.
Ajoutant à la perplexité, les Américains sont maintenant confrontés à ce que l’on ressent au Vietnam, au Salvador, dans les zones tribales pakistanaises ou à Sadr City à Bagdad.
L’Irak est venu à Washington DC en grande pompe, les hélicoptères Blackhawk du Pentagone faisant des passes de “démonstration de force” sur les manifestants, la technique de dispersion éprouvée appliquée dans d’innombrables opérations de contre-insurrection à travers le Grand Sud.
Et puis, l’instant Elvis : Le général Mark Milley, Commandant en Chef de l’État-Major interarmées, patrouille dans les rues de Washington. Le lobbyiste de Raytheon qui dirige maintenant le Pentagone, Mark Esper, a dit qu’il “dominait l’espace de combat”.
Eh bien, après qu’ils se soient fait botter les fesses en Afghanistan et en Irak, et indirectement en Syrie, la domination totale doit bien dominer quelque part. Alors pourquoi pas chez nous ?
Des troupes de la 82ème division aéroportée, de la 10ème division de montagne et de la 1ère division d’infanterie – qui ont perdu des guerres au Vietnam, en Afghanistan, en Irak et, oui, en Somalie – ont été déployées sur la base aérienne d’Andrews près de Washington.
Le Super-faucon Tom Cotton a même appelé, dans un tweet, la 82e division aéroportée à faire “tout ce qu’il faut pour rétablir l’ordre. Pas de quartier pour les insurgés, les anarchistes, les émeutiers et les pillards”. Ce sont certainement des cibles plus faciles à atteindre que les militaires russes, chinois et iraniens.
La performance de Milley me rappelle John McCain se promenant à Bagdad en 2007, macho, sans casque, pour prouver que tout allait bien. Bien sûr : il avait une petite armée militarisée jusqu’aux dents qui surveillait ses arrières.
Et pour compléter l’angle du racisme, il suffit de se rappeler qu’un Président blanc et un Président noir ont tous deux autorisé des attaques de drones sur des fêtes de mariage dans les zones tribales pakistanaises.
Esper l’a bien expliqué : une armée d’occupation pourrait bientôt “dominer l’espace de combat” dans la capitale du pays, et peut-être même ailleurs. Quelle est la prochaine étape ? Une Autorité Provisoire de la Coalition ?
Comparé à des opérations similaires dans le Grand Sud, cela empêchera non seulement un changement de régime, mais produira également l’effet souhaité par l’oligarchie au pouvoir : un tour de vis néofasciste. Prouvant une fois de plus que lorsque vous n’avez pas un Martin Luther King ou un Malcolm X pour combattre le pouvoir, alors le pouvoir vous écrase quoi que vous fassiez.
Le totalitarisme inversé
Le grand théoricien politique Sheldon Wolin, aujourd’hui décédé, l’avait déjà bien identifié dans un livre publié pour la première fois en 2008 : il s’agit du totalitarisme inversé.
Wolin montrait comment “les formes de contrôle les plus grossières” – de la police militarisée à la surveillance en masse, en passant par les policiers faisant office de juge, de jury et de bourreau, désormais une réalité pour la classe inférieure – deviendront une réalité pour nous tous et nous devrions commençer à résister au contrôle continu du pouvoir et de la classe supérieure riche.
“Nous ne sommes tolérés en tant que citoyens que tant que nous participons à l’illusion d’une démocratie participative. Au moment où nous nous rebellerons et refuserons de participer à l’illusion, le visage du totalitarisme inversé ressemblera à celui des systèmes totalitaires du passé”,
a-t-il écrit.
Sinclair Lewis (qui n’a pas dit que “lorsque le fascisme arrivera en Amérique, il sera enveloppé dans le drapeau et agitera la croix”) a en fait écrit, dans It Can’t Happen Here (1935), que les fascistes américains seraient ceux “qui ont renié le mot ‘fascisme’ et prêché l’asservissement au capitalisme dans le style de la liberté constitutionnelle et traditionnelle des natifs américains”.
Ainsi, le fascisme américain, quand il se produira, marchera et parlera américain.
George Floyd a été l’étincelle. Dans une tournure freudienne, le retour du refoulé est sorti en force, mettant à nu de multiples blessures : comment l’économie politique américaine a fait voler en éclats la classe ouvrière ; a échoué lamentablement sur le Covid-19 ; n’a pas réussi à fournir des soins de santé abordables ; profite à une ploutocratie ; et prospère sur un marché du travail racialisé, une police militarisée, des guerres impériales de plusieurs milliards de dollars et des renflouements en série des “too big to fail”.
Instinctivement au moins, bien que de manière incomplète, des millions d’Américains voient clairement comment, depuis le Reaganisme, tout le jeu consiste en une oligarchie/ploutocratie qui arme la suprématie blanche à des fins de pouvoir politique, avec en prime un transfert de richesse régulier et massif vers la classe supérieure.
Un peu avant les premières manifestations pacifiques de Minneapolis, j’ai fait valoir que les perspectives de la realpolitik post-confinement étaient sombres, privilégiant à la fois le néolibéralisme restauré – déjà en vigueur – et le néofascisme hybride.
La séance de photos du président Trump devant l’église St John’s, qui est désormais une icône de la Bible, et l’avant-première d’une séance de gazage lacrymogène par des citoyens, ont porté la situation à un tout autre niveau. Trump voulait envoyer un signal soigneusement chorégraphié à sa base évangélique. Mission accomplie.
Mais le signal le plus important (invisible) était sans doute celui du quatrième homme sur l’une des photos.
Giorgio Agamben a déjà prouvé au-delà de tout doute raisonnable que l’état de siège est désormais totalement normalisé en Occident. Le Procureur Général William Barr vise maintenant à l’institutionnaliser aux États-Unis : c’est l’homme qui a la marge de manœuvre nécessaire pour aller jusqu’à un état d’urgence permanent, un Patriot Act sur les stéroïdes, avec le soutien des Blackhawk pour “démonstration de force”.
Traduit par Michel, relu par Hervé pour Le Saker Francophone