Points importants de l’interview accordée par Lavrov au média India Today


Par Andrew Korybko − Le 21 avril 2022 − Source OneWorld Press

andrew-korybko

L’interview de Lavrov par India Today est particulièrement intéressante, car elle permet aux observateurs de distinguer précisément ce qu’il a tenu à souligner à destination de l’énorme public non-occidental. Cette interaction permet de jeter un œil sur la politique de communications stratégiques en évolution de la Russie à destination du Grand Sud, dont on s’attend à ce qu’elle soit encore perfectionnée, car cette partie du monde est le véritable champ de bataille cognitif de la Nouvelle Guerre Froide.

Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, a accordé une interview à large spectre à India Today en début de semaine. Il a répété la position de son pays sur plusieurs sujets importants, tout en partageant de nouvelles réflexions sur d’autres points dont ce diplomate de haut rang n’avait pas beaucoup parlé auparavant. Il est significatif de noter que son interlocuteur représente l’un des organes de presse les plus populaires au sein de l’un des pays les plus peuplés, ce qui indique que la Russie est en train de réorienter ses communications stratégiques en direction du Grand Sud, après avoir vu ses tentatives censurées par l’Occident au cours des deux mois passés. L’objet du présent article est d’attirer l’attention sur les points marquants de son discours, et de résumé le sens qu’il porte.

La première partie a concerné un récapitulatif des raisons pour lesquelles la Russie a lancé l’opération militaire spéciale qui est en cours en Ukraine, y compris le rôle joué par l’UE dans la séquence d’événements qui ont conduit à cette décision funeste. Lavrov avait déjà développé ce second point dans une interview précédente, mais il a jugé nécessaire d’informer le public indien à cet égard, qui aurait pu le manquer. Il a également expliqué comme les préoccupations de l’Occident, États-Unis en tête, sur les conséquences humanitaires du conflit ukrainien sont insincères, car l’Occident n’a jamais rien trouvé à dire sur l’offensive menée par Kiev durant huit années contre le Donbass, pas plus que sur l’opération de destruction systématique véritablement opérée par les États-Unis sur des villes comme Mossoul ou Raqqa, entre autres exemples.

Le haut-diplomate russe a partagé sa vision sur la guerre de l’information également menée par l’Occident, États-Unis en tête, contre son État-civilisation. Il a identifié une tendance qui se discerne entre une chaîne de scandales, dont il affirme qu’elle démontre que ces situations portent plus de sens que l’on n’en distingue au premier abord. Il s’agit de l’empoisonnement en 2007 de l’ancien espion russe Litvinenko, qui vivait au Royaume-Uni, l’incident du MH17 de 2014 au-dessus de l’Ukraine de l’Est, l’incident de Salisbury en 2019, et l’empoisonnement de Navalny en 2020. Les conclusions tirées par l’Occident, États-Unis en tête, selon lesquelles la Russie était responsable de chacune de ces instances, sans présenter de preuve irréfutable de cela, suggère fortement qu’autre chose a pu se passer en réalité, mais qu’ils continuent de trouver politiquement pratique d’accuser Moscou.

L’interview a produit un moment intriguant lorsque Lavrov a exprimé la confusion provenant des affirmations de Zelensky, le président ukrainien, selon lesquelles la Russie va recourir aux armes nucléaires, en répondant qu’« Il dit beaucoup de choses. Cela dépend de ce qu’il boit et de ce qu’il fume. Il dit beaucoup de choses. » Puis il est reparti de cette observation en affirmant que « je ne peux pas intelligemment discuter de ce qu’affirme le président Zelensky car il change systématiquement d’avis de manière diamétralement opposée, » en réponse à une question demandant pourquoi la position de l’Ukraine sur les pourparlers de paix avait subitement changé. Lavrov est réputé être un diplomate de classe mondiale très bien informé, pas un troll sur twitter, si bien que l’on pourrait juger crédible ses insinuations selon lesquelles Zelensky est toxicomane.

Un autre point intéressant s’est produit lorsque Lavrov a décrit des rapports sur des régions de l’Ukraine qui projettent de tenir des référendums d’indépendance selon « la démocratie la plus aboutie », ce qui suggère que le mini-empire artificiel de Lénine pourrait continuer de s’effondrer après avoir perdu la Crimée et le Donbass, sous l’effet de forces centrifuges apparemment irréversibles déclenchées par la révolution de couleur ethno-fasciste de ce pays en 2014. Il a ensuite ajouté que « nous voulons que le peuple soit libre. Décider la manière dont ils veulent vivre en Ukraine » en référence aux raisons pour lesquelles Moscou soutient les droits de l’homme de la minorité russe de l’Ukraine, qui avaient été brutalement supprimés par Kiev depuis son changement de régime d’il y a huit ans, soutenu par les États-Unis.

Sur le sujet de la démocratie, il est amusant de lire les révélations produites par Lavrov selon lesquelles les dirigeants occidentaux s’opposent à la proposition de la Russie de démocratiser les relations internationales suivant la même ligne que celle prise par ces personnes pour essayer de démocratiser d’autres pays, suivant leur compréhension subjective de ce concept socio-politique. Cela ajoute davantage de crédit aux critiques formulées par M. Lavrov, selon lesquelles le soi-disant « ordre fondé sur des règles » occidental n’est rien d’autre qu’un euphémisme pour imposer arbitrairement un système deux poids, deux mesures en poursuite de l’agenda politique auto-intéressé de leurs élites. Lavrov a également condamné ce bloc civilisationnel pour avoir imposé agressivement ses exigences aux anciennes civilisations représentées par l’Inde, la Chine, la Turquie, l’Égypte, et d’autres.

Au sujet de l’État-civilisation de son interlocuteur, le haut-diplomate russe a fait l’éloge de son exercice courageux d’une neutralité de principe à l’égard du conflit ukrainien, et de sa résistance répétée contre la campagne de pressions sans précédent menée par les États-Unis contre l’Inde. Lavrov a également décrit Jaishankar, son homologue, le ministre indien des affaires extérieures, comme « un véritable patriote de son pays » et a réaffirmé le rôle unique mondial du « partenariat stratégique tout particulier«  entre la Russie et l’Inde. Il a également rappelé à chacun la manière dont la Russie soutient les politiques Fabriquer en Inde menées par son partenaire, et a attiré l’attention sur les manières approfondies selon lesquelles l’Inde a amélioré son engagement avec la Russie depuis le début de l’opération spéciale.

Il est également utile de souligner que Lavrov a affirmé que la Russie soutient toutes les tentatives d’améliorer les liens troublés entre la Chine et l’Inde. Moscou les considère comme ses partenaires les plus proches au monde, et veut voir tout le monde œuvrer de manière plus étroite suivant les cadres du RIC [forum Russie-Inde-Chine] et de l’OCS. Cela a constitué une réponse directe à des affirmations lancées auparavant par les États-Unis, selon lesquelles la Russie ne serait supposément pas un allié fiable pour l’Inde, en dépit de la réalité que ce sont les États-Unis eux-mêmes qui sont peu fiables, comme le prouve leur campagne de guerre de l’information contre New Delhi qui a été lancée en punition face à la neutralité de principe qu’a choisie ce pays, sans parler de leurs menaces de sanctions CAATSA. Le contraste est clair : la Russie soutiendra toujours l’Inde, alors que les États-Unis ne le feront jamais de manière inconditionnelle.

Pour couronner le tout, Lavrov a émis l’avertissement que les sanctions anti-russes déployées par l’Occident, États-Unis en tête, provoquent un retour de flamme sur le niveau de vie de leurs propres peuples. Il a condamné le vol des actifs détenus par son pays à l’étranger [Dans la presse française, on appelle pudiquement cela des saisies ou des gels, NdT], mais a confirmé que le nouveau décret émis par le président Poutine, demandant le paiement du gaz en rouble, va aider la Russie à compenser certaines de ses pertes. Cette prise de judo géo-économique a pris l’Occident, États-Unis en tête, par surprise, ce qui a à partir de là accentué la séquence d’événements contre-productifs mis en mouvement par l’obéissance de l’UE aux injonctions étasuniennes d’« en faire plus » pour contribuer à leur guerre par procuration menée contre la Russie en Ukraine. En d’autres termes, l’UE finit par se tirer une balle dans le pied au lieu de causer du tort à la cible russe qu’elle vise, au plus grand bénéfice des intérêts cyniques des États-Unis.

Dans l’ensemble, l’interview de Lavrov par India Today est particulièrement intéressante, car les observateurs ont pu observer exactement ce qu’il voulait souligner à destination de son colossal public non-occidental. Cette interaction a permis de jeter un coup d’œil à la politique de communications stratégiques suivie par la Russie à l’égard du Grand Sud, qu’il faut s’attendre à voir perfectionnée, étant donné que c’est désormais cette partie du monde qui constitue le véritable champ de bataille cognitif de la Nouvelle Guerre Froide. L’Occident, États-Unis en tête, est incapable de rivaliser efficacement avec la Russie pour gagner les cœurs et les esprits dans ces sociétés, car les traces de sa politique étrangère sont profondes, et ses récits ne sont plus jugés crédibles, après s’être avérés si souvent constituer des mensonges.

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF