Nous vivons en état d’alerte militaire permanent


Rostislav Ishchenko

Par Rostislav Ishchenko – Le 25 mars 2015 – Source thesaker.is

Pour la deuxième année consécutive, des exercices militaires se déroulent de façon pratiquement ininterrompue en Russie. Le nombre de troupes ainsi mobilisées est comparable, voire supérieur aux effectifs ayant pris part au plus vaste exercice organisé par l’Union soviétique et l’alliance militaire du Pacte de Varsovie – et ce, même si les forces armées soviétiques totalisaient 3,5 millions d’hommes en 1991, alors que celles de la Fédération de Russie actuelle en comptent à peine 1,5 million.

Des bombardiers stratégiques sont constamment en patrouille. Non seulement ces aéronefs sont-ils revenus à d’anciens secteurs de mission de combat, mais ils s’en voient attribuer de nouveaux. La marine se renforce à un rythme rapide. Afin d’assurer la présence des avions et navires militaires à l’échelle internationale, un réseau de bases devant englober l’Amérique latine est en train de se constituer. Lorsque les autorités russes affirment ne pas être en pourparlers au sujet des bases, cela est fort probablement vrai.

Ainsi, au Vietnam, la baie de Cam Ranh utilisée pour le ravitaillement des bombardiers russes ne peut être qualifiée de base militaire russe, car elle n’en a pas le statut. Mais dans les faits, c’en est bien une. Et son efficacité est telle que, paniqués, les États-Unis ont demandé au Vietnam de mettre fin aux vols de ravitaillement des bombardiers russes, demande qui s’est soldée par un refus, ce qui en soi porte atteinte au prestige de la superpuissance. La réaction du Vietnam était prévisible, mais les États-Unis étaient si mécontents de la situation qu’ils ont tout de même pris le risque de formuler la demande.

En réalité, la tentative d’empêcher la Russie d’utiliser la baie de Cam Ranh pour le ravitaillement de ses aéronefs n’est pas la seule engagée par les États-Unis en vue de faire échec à la Russie. La mer Noire reçoit périodiquement la visite de navires de l’Otan, avec bien sûr la participation obligatoire de navires de guerre US. Les exercices navals de l’Otan en mer Noire sont eux aussi devenus pratique courante. À peine un groupe de navires a-t-il quitté la région, qu’un autre arrive en remplacement. Dans les États baltes, la présence de troupes terrestres de l’Otan s’est accrue.

En général, ce sont des troupes et du matériel US qui ont été acheminés là-bas. On a fait l’annonce de plans visant à consolider les forces de l’Otan en Pologne par le réarmement de l’armée polonaise et le transfert au pays de troupes supplémentaires provenant d’autres pays du bloc (il s’agira fort probablement aussi de troupes américaines). On parle en outre de déployer des troupes US en Bulgarie et en Roumanie.

Parallèlement à cela, les deux parties se livrent à une campagne médiatique d’intimidation réciproque. Aux États‑Unis, le sujet du jour est l’approvisionnement de l’Ukraine en armes meurtrières, mesure censée accroître radicalement la capacité de combat de son armée impotente (un peu comme si on dotait des Zoulous du système de combat Aegis).

Du côté de la Russie, les médias abondent en information sur des dispositifs de guerre électronique pouvant être montés sous le fuselage d’un avion ou dans le poste de pilotage d’un hélicoptère et utilisés pour neutraliser tout système électronique dans un rayon d’une centaine de kilomètres, pour détruire tout missile aéroporté quel qu’en soit le nombre, voire pour inverser la trajectoire des balles. Un autre thème de prédilection des médias russes est l’immense supériorité de n’importe quelle arme russe par rapport à son équivalent étranger.

Tout cela indique que les deux superpuissances nucléaires que sont Washington et Moscou envisagent sérieusement la possibilité d’une confrontation armée directe. D’un côté, on assiste à une accumulation d’armes et à des mouvements de troupes précipités sur les lignes de front partout où cela est possible. Et de l’autre, on voit chacune des deux parties se livrer à une lutte psychologique pour saper la volonté de résistance de l’autre avant même d’en venir aux armes. Pour cela, Washington et Moscou n’hésitent pas à vanter les mérites des toutes dernières armes superpuissantes permettant d’en tuer sept d’un seul coup. (1)

Il ne faut pas s’étonner si la Russie semble beaucoup plus active que les États-Unis à cet égard. Le Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), qui prenait en considération les capacités de l’Otan et celles du Pacte de Varsovie (après l’abrogation duquel les membres signataires et trois anciennes républiques soviétiques ont rejoint l’Otan), imposait des restrictions aux signataires quant à leurs stocks d’armements clés. De ce fait, du point de vue du nombre de chars d’assaut, de véhicules blindés de combat, de pièces d’artillerie de calibre supérieur à cent millimètres et d’hélicoptères d’attaque, les forces armées russes sont nettement dépassées par leur ennemi probable sur le théâtre de guerre européen, et ce, sans même tenir compte de la capacité des États-Unis de transporter rapidement troupes et matériel supplémentaires en Europe.

La suspension par la Russie du Traité sur les FCE ne change rien à la situation. Il est impossible de livrer des milliers de pièces de matériel militaire aux troupes du jour au lendemain, tout comme il est impossible de fournir instantanément des équipes entraînées. Par conséquent, il est nécessaire d’effrayer l’ennemi en faisant valoir la qualité.

Le fait que tout ça ne soit pas une plaisanterie est mis en évidence par l’utilisation de plus en plus fréquente du mot guerre par les dirigeants mondiaux depuis janvier 2015. Remarquez qu’il n’y a pas que des sénateurs américains victimes de traumatisme au Vietnam, comme McCain, qui parlent de guerre; il y a aussi d’importants dirigeants européens.

Hollande en a évoqué la menace lorsque, avec Merkel, il s’est empressé d’aller voir Poutine pour quémander une trêve au Donbass. L’invasion par la Russie alimente les débats et les attentes; chez les élites politiques baltes, cela frise le fantasme pervers tellement elles sont occupées à produire des rapports démontrant qu’elles seront les prochaines victimes de Poutine, après l’Ukraine. Les politiciens polonais parlent de la guerre comme s’il s’agissait d’une chose probable; en direct à la télévision, un ancien ministre des Affaires étrangères conseille même à ses concitoyens de faire leurs bagages et de partir pour l’Australie si la Russie décide d’aller en guerre.

Tout cela est extrêmement dangereux, et pas seulement parce qu’Ilf et Petrov avaient parfaitement raison d’écrire que si tout le monde s’attend à un incendie, alors le Rookery (2) brûlera très certainement. Maintenir en permanence une armée à un niveau élevé de préparation au combat implique un coût matériel et émotionnel lui aussi élevé. De plus, si les soldats des deux superpuissances en viennent à se rapprocher suffisamment pour se voir (c’est-à-dire pour se tirer dessus), alors le risque d’incident va s’accroître. Et pour terminer, disons qu’à un moment ou à un autre les préparatifs militaires finissent par échapper au contrôle des politiciens pour imposer leur propre dynamique.

Personne ne veut la guerre, mais tout le monde s’y prépare. Juste au cas où, on déploie des forces supplémentaires, on se livre à une guerre de l’information, on engage des tentatives de sabotage financier et économique et on recrute des alliés. Jusqu’à maintenant, tout cela se résume à une démonstration de puissance pour bien montrer qu’on est prêt de part et d’autre à toute éventualité. Mais plus ce genre de jeu évolue, plus la marge de manœuvre se rétrécit. À un moment donné, il faut assumer la responsabilité de ses paroles et de ses actes et celle des allusions et promesses faites aux alliés. Autrement, vous perdez la face et vous subissez la défaite sans même aller en guerre. Avec l’escalade de la confrontation et des tentatives d’intimidation, il devient plus difficile de faire marche arrière et de sauvegarder son prestige.

Nous vivons en état d’alerte militaire. Il arrive que de telles circonstances soient sans conséquence : les parties parviennent à un compromis, ou l’une d’entre elles s’avoue vaincue. Mais la plupart du temps, il est impossible de reculer, et il n’y a plus de place pour les compromis. Aujourd’hui, la confrontation entre la Russie et les États-Unis est allée trop loin pour que l’un ou l’autre des deux camps cède sans en subir des conséquences catastrophiques. Comme il n’existe aucune ressource permettant de parvenir à un compromis, il faut le faire par le truchement d’un tiers; mais aucun ne se porte volontaire. Nous en sommes à un point décisif de la confrontation : de toute évidence, un seul protagoniste y survivra, mais rien n’indique si les États-Unis abandonneront la partie sans se battre ou s’ils risqueront de déclencher un conflit militaire.

Jusqu’à ce jour, ils n’ont jamais quitté le champ de bataille sans avoir tout essayé. Il se pourrait qu’à un moment donné les États-Unis en viennent à croire que provoquer un conflit conventionnel (non nucléaire) aura pour effet d’effrayer la Russie, car Moscou comprendra alors que les États-Unis ne craignent pas la confrontation militaire directe, et qu’ainsi, l’apocalypse nucléaire sera évitée, car la Russie devra reculer.

Je crois que dans un tel cas les États-Unis seront bientôt placés devant un choix : abandonner l’Europe à la Russie ou déclencher eux‑mêmes une guerre nucléaire. Malgré leur avantage quantitatif important, les quasi-armées de l’Otan ne font pas le poids face aux forces armées de la Fédération de Russie, et les États-Unis n’ont pas assez de troupes en Europe pour modifier réellement le cours des choses.

Bref, la façon la plus sûre d’éviter une guerre est de ne pas commencer à y réfléchir et de ne pas s’y préparer. Nous avons déjà franchi cette étape. La seule chose qu’il reste à faire est de ne pas la commencer, mais c’est là une chose très complexe.

 Rostislav Ishchenko

1. Allusion au conte Le vaillant petit tailleur des frères Grimm, dans lequel le personnage principal tue sept mouches d’un seul coup.

2. Allusion à un appartement communautaire décrit dans le roman Le petit veau d’or [roman satirique russe (NdT)].

Traduit du russe vers l’anglais par Robin

Traduit de l’anglais par Jacques.B, relu par diane pour le Saker Francophone

Article original (en russe)

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