L’Ukraine : Une autre débâcle de Biden ?


Avons-nous dépassé le “pic de frénésie” ? C’est fort possible, mais ça ne se calmera que lentement. Cette frénésie est un trop bon moyen de détourner l’attention des autres difficultés.


Par Alastair Crooke – Le 2 février 2022 – Source Strategic Culture

L’ampleur et la portée des opérations d’information occidentales – insistant sans cesse sur l’imminence d’une invasion russe de l’Ukraine – ont presque éclipsé les efforts déployés par l’Occident avant la deuxième invasion de l’Irak. Cette nouvelle guerre de l’information a toutefois été qualitativement différente de l’épisode précédent, en ce sens que de prétendus éléments de renseignement ont été constamment communiqués à la presse afin de renforcer l’épine dorsale narrative en donnant le sentiment immédiat d’être à l’aube d’une guerre.

Le week-end dernier, le courant dominant aux États-Unis était en effet en proie à une frénésie de guerre, et il semblait que le récit gagnait un élan et une énergie propres – échappant au contrôle de Washington et recueillant le soutien de l’ensemble du spectre bipartisan américain.

La porte-parole de la Maison Blanche, Jen Psaki, en a donné une idée en qualifiant les frontières ukrainiennes de “sacrées” – évoquant les propos tenus à propos du 6 janvier qui consistaient à considérer la transgression des manifestants au-delà des limites du Capitole comme une attaque contre quelque chose de “sacré” pour la démocratie.

Cette semaine, cependant, les lacunes inhérentes au récit américain étaient évidentes : lors de son sommet virtuel du 7 décembre avec Poutine, Biden avait menacé la Russie d’un “Armageddon de sanctions”. Mais ce n’était pas à Biden d’appliquer unilatéralement ces sanctions (en fin de compte, il s’agirait de sanctions européennes).

Et son équipe n’avait pas bien planifié ses sanctions avant de proférer la menace de sanctions extrêmement douloureuses.

Il s’est avéré – en l’occurrence – que les sanctions brandies seraient loin d’être apocalyptiques. L’Europe a opposé son veto à toute sanction préventive de la Russie. Et les principaux piliers – l’expulsion de la Russie du système de compensation financière SWIFT, l’exclusion des banques russes de l’échange de roubles en euros et vice versa, et les sanctions sur North Stream II – n’étaient pas acceptables pour un ou plusieurs États européens.

Lors de la réunion d’information de la Maison Blanche de ce mardi, le haut fonctionnaire américain cité essayait toujours de produire des “briques avec de la paille”, suggérant qu’interdire à la Russie de vendre de la dette souveraine sur les marchés internationaux lui serait très préjudiciable (alors que la Russie vend sa dette presque entièrement sur le marché intérieur). Dans l’ensemble, le fonctionnaire n’a pas réussi à convaincre.

Pire encore – du point de vue de Blinken – le département d’État et le Trésor américain avaient averti Blinken que les sanctions feraient plus de mal aux alliés européens de l’Amérique qu’à la Russie, et que certaines sanctions envisagées (par exemple sur les approvisionnements énergétiques russes) risquaient même de déclencher une crise financière mondiale.

En bref, l’équipe Biden a fait un battage excessif autour du mème de l’invasion, avant même que la menace de sanctions douloureuses et paralysantes de la part de l’Europe ne soit pleinement confirmée. Tout cet épisode rappelle 2014, lorsque Washington était tellement convaincu de l’impact dévastateur de son arsenal de sanctions contre la Russie que la chancelière Merkel a été persuadée par ses services de renseignement que les sanctions proposées seraient si dévastatrices que Poutine n’aurait d’autre choix que de capituler en Crimée ou d’être évincé (par ceux dont l’Occident pense à tort qu’ils contrôlent la Russie sur le plan politique – les oligarques). En pratique, en 2014, le rouble a flotté, et l’économie russe s’est avérée largement à l’abri des sanctions. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui.

Vendredi dernier, à Genève, Blinken était censé présenter au ministre des affaires étrangères Lavrov un front occidental résolu et uni aux côtés des États-Unis, et promettre à Moscou des dommages et des conséquences indicibles si la Russie envahissait l’Ukraine.

En fait, la réunion de Genève n’a pas eu lieu – Blinken l’a reportée dans l’espoir qu’une réunion des ministres des affaires étrangères de l’UE à Bruxelles le lundi suivant donnerait enfin à Washington la démonstration tant attendue de l’unité résolue de l’Occident.

Au cours du week-end, deux autres erreurs de calcul (de la part de l’axe anglo-saxon) ont été commises : tout d’abord, le Royaume-Uni a lancé son “scoop” de minuit selon lequel Poutine préparait un coup d’État à Kiev, avant de voir ses prétendus conspirateurs ridiculisés – plus en Ukraine qu’ailleurs. (Peut-être les services de renseignement russes avaient-ils mystifié les Britanniques ?) Parallèlement, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont déclaré qu’ils commençaient à évacuer le personnel de leurs ambassades à Kiev.

Cette dernière déclaration semble avoir été une étape de trop : elle a plutôt réussi à irriter les autorités de Kiev qui ont appelé les Ukrainiens à rester calmes – et elles sont allées plus loin en déclarant clairement qu’il n’y avait aucune preuve d’une invasion russe planifiée (contredisant Biden et Blinken). Les Européens ont eux aussi tempéré les tactiques anxiogènes des Anglo-Saxons, affirmant qu’ils avaient vu les mêmes rapports de renseignement que Londres et Washington et qu’ils ne percevaient aucune menace immédiate pour l’Ukraine. Le personnel de leurs ambassades est resté sur place.

Cette guerre de l’information du week-end dernier n’a pas seulement échoué à renforcer la démonstration d’unité européenne lors de la réunion des ministres des affaires étrangères de l’UE lundi – à laquelle Blinken a assisté, et que Biden a clôturée par un appel vidéo avec les dirigeants européens dans lequel il a souligné leur “désir partagé” d’une résolution diplomatique en Ukraine.

La réunion de Bruxelles a mis en évidence les divergences occidentales. Au lieu de l’unité, le président Macron a proposé une nouvelle approche de l’UE à l’égard de Moscou ; Olaf Stolz a présenté son “nouveau départ allemand” à Poutine, et Mario Draghi s’est rendu à Moscou, également pour rencontrer Poutine.

Tous cherchaient à relancer les relations européennes avec la Russie. Enfin, Macron (en tant que président de l’UE) négocie sa propre solution à la crise ukrainienne lors d’une réunion en format Normandie, dans le but de faire des progrès (en suspendant certains projets de loi à Kiev) qui serviront de base pour inciter Kiev à négocier une autonomie pour le Donbass. (Il ne fait aucun doute que cette initiative avait été coordonnée à l’avance avec Poutine).

L’aspect le plus marquant de l’initiative de Minsk de Macron est cependant que les Américains ne sont pas invités.

Si la réunion de Bruxelles a révélé quelque chose de substantiel, c’est plutôt la réalité de l’extrême détresse financière ukrainienne. L’État est au bord du défaut de paiement, et sa capacité à emprunter sur les marchés monétaires à des taux qui ne sont pas astronomiques serait inexistante. L’UE a accepté d’accorder à l’Ukraine un prêt d’urgence de 1,2 milliard d’euros. Il semble également que les réserves de gaz ukrainiennes se soient “vidées” en novembre. Kiev n’a pas les moyens d’en acheter davantage, et l’UE a aidé à garder les “lumières allumées” à Kiev, en inversant le flux de gaz européen par le gazoduc de Yamal vers l’Ukraine. Cette initiative de l’UE puise bien sûr dans les réserves stratégiques de gaz de l’UE qui s’amenuisent.

Les questions énergétiques sont clairement au cœur des préoccupations des dirigeants européens en ce moment. Les prix de l’énergie ont déjà grimpé en flèche et toute interruption de l’approvisionnement de l’Europe en gaz naturel russe (qui représente normalement 40 % des importations totales de l’Europe) ne ferait qu’alimenter l’inflation déjà accélérée en Europe. Il est question à Washington de mettre en place des approvisionnements alternatifs en détournant du gaz naturel liquéfié du Qatar ou de fournisseurs asiatiques, si la crise ukrainienne devait entraîner une rupture des approvisionnements de l’UE. Mais les experts en énergie affirment que le détournement des approvisionnements asiatiques contribuerait probablement à une surenchère des prix du GNL qui ferait grimper encore plus les coûts énergétiques européens.

Voilà où nous en sommes : sept semaines après l’ “avertissement sévère à Poutine” lancé par Biden le 7 décembre, les États-Unis n’ont aucune option valable en vue (mais l’opinion publique américaine est désormais enflammée et exige une réponse “ferme” à ces plans d’invasion apparemment fictifs). Il n’y a pas eu d’invasion de l’Ukraine et Moscou fait preuve de peu d’enthousiasme à cet égard. Il semble que l’intention de Moscou soit de laisser l’Ukraine mijoter dans son propre jus pour le moment. Et de laisser la guerre de l’information occidentale s’agiter au gré du vent. Bien sûr, des événements imprévus peuvent facilement bouleverser une telle sérénité.

Avons-nous dépassé le “pic de frénésie” ? C’est fort possible, mais ça ne se calmera que lentement. C’est une trop bonne diversion pour faire oublier d’autres difficultés.

Conclusion

Pour Poutine, son argument selon lequel l’OTAN va trop loin a trouvé un certain écho auprès des dirigeants d’Europe occidentale (mais pas auprès de Washington, qui aurait transmis une réponse écrite refusant les demandes de la Russie). Toutefois, les États-Unis sont parvenus à un consensus au sein de l’OTAN pour rejeter les principales demandes de la Russie relatives à leurs intérêts dans le domaine de la sécurité. Cette réponse de l’OTAN ne résout cependant rien en ce qui concerne les relations de l’OTAN avec la Russie.

Pour Biden, il semble que cela pourrait se terminer par une nouvelle débâcle : Oh, le grand et vieux duc d’York. Il avait dix mille hommes, il les a fait marcher jusqu’au sommet de la colline, et il les a fait redescendre. Quand ils étaient en haut, ils étaient en haut, et quand ils étaient en bas, ils étaient en bas. Et quand ils n’étaient qu’à mi-chemin, ils n’étaient ni en haut ni en bas1. L’équipe Biden-Blinken risque de paraître faible.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

Notes

  1. Comptine anglaise proverbiale à propos des actions futiles
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