Par Réseau Al Shabaka – Le 6 novembre 2017 – Source Chronique de Palestine
Un déferlement mondial d’analyses et d’activités militantes marque le 100e anniversaire de la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917. La Déclaration a donné l’imprimatur impérial à la Résolution prise par le mouvement sioniste lors de sa première conférence à Bâle en 1897 de « donner un foyer au peuple juif en Palestine garanti par le droit public » et a engendré une guerre et une violence sans fin, ainsi que la dépossession, la dispersion et l’occupation du peuple palestinien.
L’histoire aurait-elle pu prendre un autre tour ? Les Palestiniens auraient-ils pu, à un moment ou un autre, influencer le cours des choses pour qu’il prenne une autre direction ? Nous avons organisé une table ronde avec des historiens et des analystes du réseau politique d’Al-Shabaka pour leur demander d’identifier une situation précise qui aurait pu tourner différemment si le peuple palestinien avait décidé d’un autre plan d’action, et d’en tirer un enseignement pour notre quête d’autodétermination, de liberté, de justice et d’égalité.
Rashid Khalidi ouvre le feu avec sa remarque lapidaire sur l’éternelle incapacité des dirigeants palestiniens à comprendre la dynamique du pouvoir mondial ; le Livre blanc 1 de 1939 est pour lui le signe du caractère gravissime de cette lacune.
Zena Agha mentionne la Commission Peel de 1936 – la première fois que la Partition a été présentée comme une solution – en se demandant si la Partition est inévitable, jusqu’à aujourd’hui, comme l’a affirmé la Commission.
Jamil Hilal cite le Plan de Partition lui-même – la Résolution 181 de 1947 de l’ONU – en rappelant qu’une minorité de Palestiniens pensaient qu’il fallait l’accepter pour donner au mouvement national le temps de se remettre de la défaite que venaient de lui infliger les Anglais et les Sionistes. Selon elle, il faut bien sûr que nous, Palestiniens, tirions les leçons de Balfour, du Plan de partition et d’Oslo, mais il faut aussi se demander qui va en tirer les leçons, et comment on peut obliger les gens à en tenir compte dans leurs actions ?
Dans quelle mesure la grande catastrophe de l’Holocauste a-t-elle déterminé la création d’Israël ? Najwa al-Qattan soutient que bien qu’il y ait certainement un lien historique, il n’y a pas de relation de cause à effet, et elle exhorte donc à une lecture critique de l’histoire pour préparer l’avenir.
Mouin Rabbani quant à lui, ne pense pas que la visite d’Anwar Sadat à Jérusalem en 1977 ait été une bonne chose ; il souligne qu’en renonçant à la guerre arabe contre Israël, le leader égyptien a aussi privé l’OLP et les États arabes d’une option diplomatique crédible.
Jaber Suleiman compare l’issue de l’Intifada de 1987 contre l’occupation israélienne à celle de la révolte palestinienne de 1936 contre l’occupation britannique et en tire plusieurs leçons, en particulier l’importance de faire dépendre la tactique d’une vision nationale stratégique claire qui guide la lutte palestinienne à chaque étape.
La table ronde a été animée par Nadia Hijab.
Rashid Khalidi : Le Livre blanc et l’incapacité d’appréhender la nature du pouvoir global
Le Livre blanc de 1939 aurait-il pu marquer un tournant dans l’histoire de la Palestine ? Peut-être, mais pas un tournant capital. Si les dirigeants palestiniens avaient accepté le Livre blanc, ils auraient pu se repositionner vis-à-vis de la puissance coloniale. Cela aurait pu améliorer leur position à la fin de la révolte de 1936-1939 en les mettant dans le camp de la Grande-Bretagne quand les sionistes se sont retournés contre elle.
Cependant, la Grande-Bretagne était une puissance déclinante. Les États-Unis et les Soviétiques attendaient dans les coulisses et ont fait irruption sur la scène peu de temps après. En 1941, les nazis ont attaqué l’URSS et le Japon a attaqué Pearl Harbor, et le monde a changé, donc tout ce que les Palestiniens auraient pu faire avec la Grande-Bretagne aurait probablement eu peu d’effet. Dans un sens, la grande révolte palestinienne est arrivée trop tard. Les Égyptiens s’étaient révoltés en 1919, les Irakiens en 1920 et les Syriens en 1925. Dans les années 1930, surtout après l’arrivée au pouvoir des nazis, le projet sioniste était complètement lié à la Palestine.
Cependant, ce que cette période met en lumière, c’est le fait que tous les dirigeants palestiniens sans exception étaient handicapés par une mauvaise compréhension de l’équilibre des forces internationales. Les Palestiniens se battaient contre un mouvement colonial basé en Europe et aux États-Unis et composé d’Européens dont les langues maternelles étaient européennes et qui avaient des réseaux influents en Europe et aux États-Unis.
Pour pouvoir rivaliser avec un mouvement comme celui-là, il aurait fallu que les dirigeants palestiniens aient parmi eux des gens qui avaient des liens avec ces réseaux, qui parlaient couramment leurs langues et qui comprenaient à la fois la politique internationale et la politique intérieure. Les Palestiniens n’avaient pas ces connaissances pendant le mandat britannique – il suffit de lire leurs mémoires. Certains ont eu des intuitions mais ils ne faisaient pas le poids en face de l’autre camp, avant et après la Déclaration Balfour, et avant et après le Livre blanc. Et cela n’a pas beaucoup changé au cours des 100 dernières années, surtout en ce qui concerne les États-Unis. L’OLP avait une bonne compréhension du Tiers-Monde et de son fonctionnement, une bonne compréhension de l’Union soviétique et une certaine compréhension de l’Europe occidentale, raisons pour lesquelles elle a remporté des victoires diplomatiques dans les années 1970. Mais elle n’avait qu’une vague compréhension de la politique américaine, et c’est encore le cas.
La jeune génération palestinienne qui a grandi aux États-Unis et en Europe est bien mieux équipée. Elle a des réseaux et une bonne compréhension du fonctionnement de ces sociétés, ce qui n’est pas le cas des dirigeants palestiniens ni de la génération de leurs propres parents. Cette génération qui a produit des avocats, des médecins, des professionnels des médias et des gestionnaires financiers progresse en richesse et en influence, et elle n’hésitera pas à utiliser son pouvoir et son influence pour promouvoir la justice pour les Palestiniens.
S’il y a une leçon historique à tirer de cette brève discussion, c’est que ça ne sert à rien d’aller au sommet ; de parler à Lord Balfour ou au secrétaire Tillerson. Ce sont les structures du pouvoir qu’il faut comprendre – Balfour faisait partie d’un gouvernement, d’un parti politique, d’une classe, d’un système, et Tillerson aussi. Il faut comprendre ces structures, ainsi que les médias, et avoir une stratégie pour y faire face. L’idée qu’on peut régler un problème en allant au sommet est une illusion que les Palestiniens et les Arabes ont souvent entretenue à cause de la façon dont fonctionnent les systèmes arabes gouvernés par des rois et des dictateurs. La direction nationale n’a toujours pas de stratégie pour traiter avec les États-Unis, c’est lamentable. En revanche, la société civile palestinienne fait un travail remarquable, à la fois dans la diaspora et en Palestine : eux, ils comprennent le fonctionnement du monde.
Zena Agha : La Partition n’était pas un pilier de la politique
Il y a eu beaucoup d’erreurs et d’occasions manquées tout au long de la longue et douloureuse histoire de la conquête coloniale palestinienne. Dans le contexte du centenaire de la Déclaration Balfour, la Commission Peel – un rapport produit par la même puissance impériale que celle de la Déclaration de 1917 – est un moment crucial, même s’il est passé sous silence, de l’histoire de la quête palestinienne pour son autodétermination.
Dirigée par lord Peel, la Commission était le résultat de la mission britannique en Palestine de 1936. Son but officiel était « d’identifier les causes sous-jacentes des troubles » en Palestine après la grève générale arabe de six mois et « d’enquêter sur la manière dont le Mandat pour la Palestine est mis en œuvre par rapport aux obligations du Mandataire envers les Arabes et les Juifs respectivement ».
Selon le rapport publié en juillet 1937, le conflit entre Arabes et Juifs était irréductible et, par conséquent, la Commission a recommandé la fin du Mandat britannique et la partition de la Palestine en deux États : l’un arabe, l’autre juif. La partition était présumée être le seul moyen de « résoudre » les ambitions nationales contradictoires des deux camps et de sortir la Grande-Bretagne de l’impasse où elle s’était mise.
En dépit des engagements pris dans la Déclaration Balfour, l’Accord Sykes-Picot et la correspondance McMahon-Hussein, la recommandation de partition a formellement entériné l’incompatibilité des obligations britanniques envers les deux communautés. La Commission Peel a été la première forme de reconnaissance que le mandat britannique était intenable, presque 20 ans après sa création. C’était aussi la première fois que la Partition était mentionnée comme une « solution » au conflit que la Grande-Bretagne avait créé.
Les deux partis ont rejeté la recommandation de la Commission. Les dirigeants sionistes étaient mécontents de la taille du territoire qui leur était attribué, tout en approuvant la partition elle-même. Du point de vue palestinien, la partition constituait une violation des droits des habitants arabes de la Palestine. Le rapport de la Commission a déclenché la révolte arabe de 1936 qui a été violemment écrasée par les Britanniques en 1939.
Il est difficile de dire ce qui aurait pu se passer d’autre. Après tout, la révolte arabe (et l’échec de la conférence anglo-arabo-juive de Londres en février 1939) a conduit à la publication du Livre blanc de 1939, qui stipulait : « Le gouvernement de Sa Majesté déclare donc sans équivoque qu’il n’est pas dans son objectif politique que la Palestine devienne un État juif. » C’était une victoire importante pour la communauté palestinienne. C’est ce qui a suivi, à savoir la Seconde Guerre mondiale et les horreurs de l’Holocauste, qui ont radicalement fait pencher la balance en faveur d’un État juif en Palestine.
La Commission Peel et ses conséquences rappellent opportunément que la Partition de la Palestine n’a jamais été le pilier du mandat britannique. Au contraire, la partition a été suggérée, en désespoir de cause, par la Grande-Bretagne, la puissance coloniale, pour se débarrasser du bourbier palestinien. Cette partition est alors devenue parole d’évangile pour les Nations Unies nouvellement créées, et aucune négociation n’a depuis été nécessaire ou raisonnable. Alors que nous cherchons à tirer des leçons pour l’avenir, il faut peut-être déboulonner le mythe désormais incontournable selon lequel le partage de la Palestine historique serait le seul moyen d’assurer la paix, quelle que soit la forme que cette paix puisse prendre.
Jamil Hilal : Le Plan de Partition et les bifurcations
Pour voir les routes qui n’ont pas été suivies lorsque la Résolution 181 des Nations Unies (aussi connue sous le nom de Plan de Partition) a été adoptée en 1947, il faut se pencher à nouveau sur la Déclaration Balfour de 1917 et ses conséquences. La Déclaration reflète les intérêts de la Grande-Bretagne dans la région : elle avait besoin de la Palestine pour conserver son contrôle sur le canal de Suez et pour faire obstacle aux ambitions françaises sur le sud de la Syrie. Les préoccupations britanniques étaient donc à la fois économiques (accès au Canal, accès et contrôle du pétrole et du gaz) et politiques (contrôle de la Palestine tel qu’il lui avait été donné par la Société des Nations). Ce contrôle est la raison pour laquelle la Grande-Bretagne s’est engagée à établir un « foyer juif » en Palestine, plutôt qu’un état juif.
La colonisation de la Palestine par les colons juifs européens s’est faite contre la volonté des Arabes palestiniens autochtones grâce à la Déclaration. Cette colonisation européenne de la Palestine initiée par les Britanniques a commencé bien avant les terribles atrocités du régime nazi dans l’Allemagne hitlérienne. Il y a eu beaucoup de résistance palestinienne à cette double colonisation de la Palestine, dont la plus connue est la grande rébellion de 1936-1939. La direction du mouvement national palestinien qui a combattu la colonisation sioniste n’était pas d’accord en ce qui concernait le pouvoir britannique. Certains dirigeants pensaient que la Grande-Bretagne pouvait être gagnée à leur cause, tandis que d’autres la considéraient comme l’ennemi principal. Cette différence de vue sur le rôle du pouvoir impérial par rapport à l’ennemi direct existe toujours aujourd’hui.
Les mesures prises par les forces britanniques et sionistes pour écraser la rébellion de 1936-1939 sont venues à bout du mouvement national, ont dispersé ses dirigeants et ruiné l’économie palestinienne. Après, le mouvement n’avait plus de stratégie claire, en dehors d’exiger l’indépendance, une situation qui ressemble à celle d’aujourd’hui.
La réponse palestinienne au Plan de partition de l’ONU a reflété l’affaiblissement du mouvement national. Il n’y a pas eu de stratégie unifiée et pas de discussion pour solliciter l’avis des gens sur la meilleure ligne de conduite, à la fois tactique et stratégique. Seule une petite partie du mouvement national était prête à accepter le Plan. La majorité l’a rejeté mais n’a pas proposé d’alternative claire. La minorité palestinienne qui voulait l’accepter pensait qu’il serait possible de l’utiliser pour déjouer le projet sioniste d’occuper un maximum de terres débarrassées au maximum de leur population d’origine. Ce groupe pensait qu’accepter le Plan donnerait aux Palestiniens l’espace et le temps nécessaires pour renforcer leurs forces et leurs capacités, établir un État et développer des relations avec la région et le monde. D’autres soutenaient que cela n’entraverait en rien le projet sioniste.
Il était normal et naturel de rejeter le Plan de partition. Pour les Palestiniens, cela signifiait abandonner plus de la moitié de leur patrie à un mouvement de colonisation européen qui avait envahi et colonisé leur pays par la force avec la protection de l’Empire britannique. Il avait violé leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance et leur aspiration à un État démocratique qui garantirait les droits de tous ses citoyens sans distinction de religion, d’appartenance ethnique ou de race. En outre, le projet anglo-sioniste n’affectait pas seulement les Palestiniens. Toute la région arabe était concernée.
Le mouvement sioniste a profité du refus du Plan qu’il a fait semblant d’interpréter comme un refus de règlement pacifique, pour déclarer la guerre aux Palestiniens qui n’y étaient pas préparés, qui étaient désorganisés et n’avaient pas de leader.
Les alternatives au Plan de Partition n’ont donc jamais été développées ni discutées. Les arguments avancés par ceux qui voulaient l’accepter n’ont pas été suffisamment débattus et il n’y a eu aucune tentative pour articuler une nouvelle stratégie pour affronter le mouvement sioniste. Un tel effort aurait pu avoir un impact sur Israël et conduire plus tard à la réunification de la Palestine sur une base démocratique. Il aurait au moins fallu en discuter.
Ironiquement, certains arguments de cette époque ont été repris en 1974 pour promouvoir le programme de transition, également connu sous le nom de programme en 10 points, qui visait à établir un État sur n’importe quelle partie libérée de la Palestine. Le programme, approuvé par le Conseil national palestinien (CNP), a facilité l’entrée de l’Organisation de libération de la Palestine à l’Assemblée générale des Nations Unies en tant que membre non votant.
En 1998, alors que la première Intifada accroissait fortement le soutien international à la cause palestinienne, le CNP a approuvé la solution à deux États. Cependant, les accords d’Oslo de 1993, et ce qui s’en est suivi, ont engendré une Partition encore bien plus préjudiciable à la Palestine que le Plan de Partition original, et ont abouti à la période actuelle où l’équilibre des pouvoirs entre Israël et les Palestiniens, au niveau local, régional et international, est largement en faveur d’Israël.
Compte tenu du fait que les Accords d’Oslo n’ont pas abouti à un État palestinien indépendant, les Palestiniens doivent-ils persister dans la solution de deux États, en attendant un changement de l’équilibre des pouvoirs, ou doivent-ils changer de stratégie et demander un État démocratique unifié en Palestine historique, comme le faisaient des membres éclairés du mouvement national palestinien avant la Nakba, et encore à le fin des années 1960 ? Cette fois, cependant, il faut aborder la question avec une vision et une stratégie claires et elle doit être débattue dans les communautés palestiniennes de la Palestine historique et dans la diaspora.
Mais débattre ne suffit pas. Nous nous demandons quelles leçons nous, en tant que Palestiniens, pouvons tirer de l’histoire et je repose ma question : qui va en tirer les leçons ? Et ceux qui détiennent le pouvoir en tiendront-ils compte ? Les intellectuels pensent souvent que leurs analyses vont influencer les décisionnaires politiques comme par magie. Mais si les groupes de pression, les mouvements sociaux, les partis politiques, les syndicats et d’autres formes de pouvoir n’agissent pas, il ne se passera pas grand chose.
Najwa al-Qattan : Lire l’histoire à travers le prisme de la réalité
La création de l’État d’Israël en 1948 est la conséquence de plusieurs développements historiques qui remontent au XIXe siècle. L’Holocauste a joué un rôle dans la naissance d’Israël, mais ce rôle a été davantage celui d’une sage-femme que d’une mère ou d’un père. Pourtant, en Occident comme en Palestine, les gens y voient une relation de cause à effet. Cette perception n’est pas seulement due à un faute de logique selon laquelle post hoc ergo proctor hoc, c’est à dire B a suivi A, donc A a provoqué B. En fait, il faut se pencher sur les six courtes années qui séparent les deux événements pour comprendre. Je vais démontrer qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre les deux événements et je vais expliquer pourquoi ils sont jumelés dans l’imagination populaire. Je conclurai avec les leçons qu’on peut tirer d’une analyse plus critique de l’histoire.
Quand David Ben Gourion a annoncé la création de l’État d’Israël en mai 1948, il ne le sortait pas de son chapeau. Au contraire, cette création couronnait 50 ans d’efforts sionistes. Israël est la conséquence de développements historiques sur le court comme le long terme : l’antisémitisme racial ou moderne en Europe au XIXe siècle ; l’émergence du mouvement sioniste en tant que réponse à l’antisémitisme moderne et aux mouvements nationalistes en Russie et en Europe occidentale ; l’aptitude du sionisme naissant à combiner le socialisme et le nationalisme dans le but qu’« un peuple sans terre » puisse coloniser « une terre sans peuple » ; le Mandat britannique pour la Palestine grâce auquel – comme en témoigne la Déclaration Balfour – des vagues successives d’immigrants juifs européens ont construit des institutions sociales, économiques, politiques et militaires pré-étatiques.
Parmi les quelque 600 000 juifs européens qui avaient immigré en Palestine en 1948, il y avait 120 000 survivants de l’Holocauste. La population d’Israël a augmenté rapidement au cours des premières années de son existence grâce à l’arrivée de nouveaux immigrants. Trois cent mille autres survivants de l’Holocauste sont arrivés par vagues ainsi que plus de 475 000 Juifs du Moyen-Orient et d’ailleurs. Considérant que le projet sioniste avait pour but que l’État juif soit un refuge contre l’antisémitisme européen et un foyer national pour le peuple juif, ce petit nombre d’arrivées était un échec moral et politique pour le sionisme. Ils étaient sûrs qu’aussitôt l’État en place, des millions de juifs s’y précipiteraient, mais cela ne s’est pas produit, ni même après la catastrophe de l’Holocauste qui a exterminé six millions de Juifs.
Je ne nie pas qu’il y ait un lien historique entre les deux événements. Le premier lien entre l’Holocauste et la création de l’État d’Israël est lié au calendrier. Bien que, dans les premières décennies du XXe siècle, les créateurs de l’État sioniste aient tous été d’accord sur la location en Palestine d’un futur État juif, ils ne l’étaient pas sur le meilleur moment de le faire (ni sur l’étendue du territoire). Dans ce contexte, l’Holocauste a certainement conduit les dirigeants sionistes à insister sur l’urgence de créer l’État comme lors du Programme Biltmore en 1942, et comme l’a fait aussi la Grande-Bretagne en annonçant qu’elle se retirerait de la Palestine en 1947. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que l’un soit la cause de l’autre ; les plans et les actions concrètes relatifs à la construction de l’État étaient déjà bien avancés à cette époque.
Le second lien est la propagande politique : le rapport entre l’Holocauste et Israël permet souvent d’interdire, en la dénonçant comme antisémite, toute critique d’Israël, et à effacer de l’histoire le fait que les Palestiniens n’ont plus d’État et que beaucoup sont réfugiés à l’étranger. Il y a deux ans, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou est même allé jusqu’à prétendre tout à fait abusivement que c’étaient les Palestiniens qui avaient suggéré à Hitler l’idée de la solution finale.
Qu’ils vivent sous occupation israélienne ou dispersés dans la diaspora à cause des Israéliens, les Palestiniens s’imaginent parfois que si l’Holocauste n’avait pas eu lieu, Israël n’existerait pas non plus. Au lieu de réinventer le passé, nous devrions en tirer des leçons pour nous construire un avenir pacifique et humain. Premièrement, le secret de la construction d’un État palestinien (quelle que soit sa forme) est la solidité et la force de ses habitants, de ses institutions et sa société civile, ainsi que la détermination de ses dirigeants politiques et de sa société civile à lutter contre l’occupation israélienne et contre la violation des droits des Palestiniens. Deuxièmement, même si l’Holocauste n’a pas directement provoqué l’émergence de l’État d’Israël, nous devons souhaiter qu’il n’ait pas eu lieu pour la seule raison qui compte : la raison morale.
Mouin Rabbani : Les conséquences de la paix séparée de Sadate
Le peuple palestinien semble avoir une relation difficile avec les années qui se terminent par le chiffre sept. Le Premier congrès sioniste s’est tenu dans la ville suisse de Bâle en 1897. En 1917, Arthur Balfour publiait sa déclaration ignominieuse par laquelle la Grande-Bretagne s’engageait à transformer la Palestine en foyer national juif ; la Commission Peel, recommandant que Londres adopte la Partition en tant que politique officielle, a publié son rapport en 1937. La résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations Unies recommandant la Partition de la Palestine a été adoptée le 29 novembre 1947 ; et le petit État d’Israël qui en résulta occupa le reste de la Palestine et d’autres territoires arabes en 1967. Un demi-siècle plus tard, en 2017, il semble s’y être installé de façon plus ou moins permanente. L’exception remarquable dans ce schéma de dépossession et de tragédie est l’année 1987, année où l’Intifada, le soulèvement populaire du territoire palestinien occupé, a éclaté pour donner une fois de plus aux Palestiniens l’espoir de la libération nationale.
L’année qui manque dans cette série de dates, est 1977, celle où le dirigeant égyptien Anouar Sadate a pris l’initiative de faire une paix séparée avec Israël. Le « pèlerinage », comme il l’a lui-même appelé, de Sadate pour aller embrasser Menahem Begin est systématiquement présenté comme le début prometteur d’un processus de paix arabo-israélien qui s’est ensuite détérioré. On n’a pas besoin du recul pour voir que ce n’était et n’aurait jamais pu être le cas. Sadate avait passé une grande partie des années 1970, et en particulier des années qui ont suivi la guerre d’octobre 1973, à reconfigurer l’Égypte. Alors qu’elle était auparavant le centre de gravité du monde arabe et avait une notoriété mondiale, sous la direction de Sadate, l’Égypte s’était graduellement réduite à un État client américano-saoudien. Les réformes socio-économiques qui ont accompagné ces développements – la politique d’infitah – ont ouvert les portes de l’Égypte à tous les capitalistes et réseaux véreux prêt à payer le prix d’entrée. Tout cela a également provoqué, au début de 1977, une explosion populaire comme il n’y en avait pas eue depuis le coup d’État de 1952, qui a failli mettre fin à la domination de Sadate. Sa visite surprise à Tel Aviv plus tard dans l’année a été le résultat direct de ces développements. Mais présenter son initiative comme inévitable – comme la conséquence logique et nécessaire des accords de désengagement du Sinaï de 1974-1975 suite à la guerre israélo-arabe d’octobre 1973 – revient à lire l’histoire en commençant par la fin. Il avait une bonne raison de prendre ses amis et ses ennemis par surprise. D’un seul coup d’un seul, le leader égyptien, un homme à part et de plus en plus perdu, a renoncé à l’option militaire arabe contre Israël. Ce faisant, il a également privé l’OLP et les États arabes d’une option diplomatique crédible.
La conséquence immédiate a été l’invasion dévastatrice du Liban en 1982 et l’expulsion du mouvement national palestinien du Liban. Une décennie plus tard, l’accord d’Oslo de 1993 n’a été rien d’autre que l’élaboration du plan d’autonomie incorporé dans le traité de paix israélo-égyptien de 1979. Qu’Israël n’ait pas encore baptisé une colonie du nom d’Anwar Sadat est un des grands mystères de la région. Si l’Égypte, comme elle a failli le faire, avait résisté à la tentation d’une paix séparée avec Israël à la fin des années 1970, le Moyen-Orient serait aujourd’hui très différent et presque certainement beaucoup plus agréable à vivre. Les Palestiniens et les États arabes auraient conservé une option diplomatique crédible et auraient été en mesure d’exercer une pression militaire significative si Israël avait refusé de faire des compromis.
Jaber Suleiman : Réapprendre les leçons de la première Intifada
La première Intifada de 1987 fut un brillant exemple de la lutte palestinienne contre l’occupation israélienne. Elle a mobilisé tous les segments du peuple palestinien et s’est distinguée par son unité, son organisation et sa créativité. Elle a également remis la cause palestinienne sur la scène internationale après que l’OLP a été chassée de Beyrouth en 1982, en perdant sa base.
Depuis lors, chaque fois que les Palestiniens se lèvent contre l’occupation israélienne, nous nous demandons s’il s’agit d’une nouvelle Intifada – une troisième Intifada, puisque l’Intifada de l’année 2000 a été la deuxième. Certains analystes n’hésitent pas à utiliser le terme « intifada » pour désigner toute action populaire prometteuse, comme le mouvement des jeunes de 2015 et, plus récemment, la « vague de colère » de Jérusalem, qui se poursuit par intermittence en cette année 2017. Cela souligne la position charnière de la première Intifada, qui a duré trois ans. En effet, on ne peut la comparer qu’à la grande révolte palestinienne de 1936-1939. L’Intifada et la révolte se sont toutes les deux soldées par un tragique échec, quoique dans des circonstances historiques différentes.
Les dirigeants palestiniens des années 1930 ont accepté d’arrêter la révolte, à l’appel des dirigeants arabes, et de faire confiance aux « bonnes intentions de notre allié britannique » qui s’était engagé à accéder aux demandes arabes. En 1988, l’OLP a décidé lors de la 19e session du Conseil national d’utiliser le capital politique de la première Intifada pour obtenir la liberté et l’indépendance. Elle a cru que le message était passé et que la force de l’Intifada permettrait de mettre en application le programme politique provisoire adopté par l’ALP en 1974, qui comprenait la création d’une entité palestinienne sur n’importe quelle partie de la Palestine libérée. Elle n’a obtenu qu’une caricature d’État à la suite des Accords d’Oslo.
Étant donné que la révolte de 1936 n’avait pas permis aux Palestiniens d’obtenir le respect de leur droit à l’autodétermination, pourquoi la première Intifada n’a-t-elle pas tenu compte de cette première expérience riche d’enseignements pour éviter la même fin tragique ? La première Intifada a subi le même sort que la révolte de 1936 parce qu’elle s’est investie trop rapidement dans le processus d’Oslo dont le peuple palestinien continue de payer les conséquences, notamment en termes de division, de fragmentation et d’affaiblissement de son mouvement national qui avait pourtant occupé une place de premier plan dans les mouvements de libération nationale du monde entier dans les années 1970.
C’est une question cruciale maintenant que cent ans ont passés depuis la Déclaration Balfour et que le calamiteux processus d’Oslo est mort après plus de deux décennies de négociations futiles. La nouvelle réalité créée sur le terrain par la présence des colonies israéliennes – et le refus d’Israël de se retirer des terres occupées en 1967 – ont rendu impossible la solution à deux États. Aujourd’hui, il est urgent de se demander comment les leçons de la première Intifada et de ses conséquences peuvent servir à une juste résolution du conflit arabo-israélien.
• L’histoire montre l’importance d’avoir une vision stratégique claire pour la lutte nationale palestinienne et de s’assurer que les mouvements tactiques nourrissent les mouvements stratégiques, et vice versa, à tous les stades de la lutte et en tenant compte des changements sur le terrain et dans les rapports internationaux. Cela garantit qu’à tous les stades de la lutte l’opportunisme politique ne prenne pas le pas sur les objectifs finaux.
• Il est essentiel de s’appuyer sur les fondements juridiques du conflit basés sur les principes de justice consacrés dans la Charte des Nations Unies qui supplantent le droit international en vertu de l’Article I de la Charte. Cela garantit que le fondement juridique des droits des Palestiniens n’est pas manipulé et que ces droits restent la référence dans toutes les négociations. Ce ne fut pas le cas à Oslo.
• La direction palestinienne – actuelle ou future – devrait s’inspirer de l’esprit combatif dont le peuple fait preuve depuis plus d’un siècle en résistant au projet sioniste. Les dirigeants devraient tirer des enseignements de ces expériences historiques pour renforcer leur foi dans le potentiel révolutionnaire du peuple palestinien et s’interdire une exploitation politique mesquine et étroite des solides réalisations de la lutte qui porte atteinte aux droits nationaux palestiniens.
Traduction : Dominique Muselet
Note
- Le gouvernement britannique a adopté le Livre blanc en 1939, et ce fut sa politique jusqu’à la fin du mandat britannique en 1948. Le Livre blanc rejetait la partition et stipulait que le foyer national juif devrait être intégré à une Palestine indépendante avec des limites à l’immigration. ↩