Par Nicolas Bonnal − Le 6 novembre 2017 − Source nicolasbonnal.wordpress.com via dedefensa.org
On nous parle de la couche d’ozone et du reste, mais on se moque de nos langues triturées par des pouvoirs démocratiques dégénérés.
Tout le monde se fout de la langue que nous parlons et écrivons (en hébreu le même mot désigne l’abeille et la parole, et l’on constate qu’elles disparaissent ensemble) ; il n’en fut pas toujours de même, même au cours de cette cinquième république, mais nous sommes maintenant tombés trop bas pour nous en rendre compte. Je ne suis pas styliste, et donc suis fidèle à Philippe Grasset (lisez son « Nietzsche au Kosovo ») comme je l’ai été à Jean Parvulesco, pour des questions de talent et de personnalité métapolitique et littéraire. Le reste recycle, régurgite, reproduit et surtout barbouille de la bouillabaisse à base d’anglicismes, de comique croupier, de journalisme industriel et de jargon techno-syphilitique.
Les langues disparaissent partout, y compris en Orient. J’avais rappelé il y a peu ce juste passage d’Ortega Y Gasset dans son légendaire ouvrage sur les masses, plus que jamais au pouvoir aujourd’hui (un milliard de clics par chanson de Lady Gaga ou Jennifer Lopez, avec un million de commentaires, voyez Youtube pour vous faire une idée enfin !).
« Mais le symptôme et, en même temps le document le plus accablant de cette forme à la fois homogène et stupide – et l’un par l’autre – que prend la vie d’un bout à l’autre de l’Empire se trouve où l’on s’y attendait le moins et où personne, que je sache, n’a encore songé à le chercher : dans le langage. Le premier est l’incroyable simplification de son organisme grammatical comparé à celui du latin classique… «
Sur l’effondrement de la langue, qui m’intéresse plus spécifiquement aujourd’hui, alors que son usage n’était déjà plus très fameux sous Giscard et qu’il a disparu des écrans et des discours politiques (comparons Macron à de Gaulle), Sénèque écrivait alors :
« Enfin partout où tu verras réussir un langage corrompu, les mœurs aussi auront déchu de leur pureté, n’en fais aucun doute (Itaque ubicumque videris orationem corruptam placere, ibi mores quoque a recto descivisse non erit dubium). Et comme le luxe de la table et des vêtements dénote une civilisation malade ; de même le dérèglement du discours, pour peu qu’il se propage, atteste que les âmes aussi, dont le style n’est que l’écho, ont dégénéré. »
Mais j’ai toujours été fasciné depuis mon adolescence par les inactuelles de Nietzsche, en particulier par la méconnue dissertation sur David Strauss. Nietzsche assiste alors à la chute libre de la langue allemande-journaliste. Et l’ironique de tempêter…
« Tous les jugements (de Strauss) sont uniformément livresques, ou même, au fond, simplement journalistiques. Les réminiscences littéraires remplacent les idées véritables (ici je serais visé, mais je reste sans complexe) et l’entendement pratique des choses ; une modération affectée et une phraséologie vieillotte doivent compenser pour nous le manque de sagesse et de maturité dans la pensée. Comme tout cela correspond à l’esprit qui anime les chaires bruyantes de la science allemande dans les grandes villes ! »
Nietzsche fait le lien avec une complainte de son maître Schopenhauer, connu pour l’impeccabilité supposée de sa prose classique-romantique (comme on sait par mes textes sur le cinéma, pour moi le sommet de la prose allemande est Heinrich Von Kleist, en particulier sa réflexion sur la vie des marionnettes, fondement de notre modernité qui n’a jamais fini de remâcher de l’arbre de la connaissance, « müßten wir wieder von dem Baum der Erkenntniß essen », devenu l’arbre de la méconnaissance, pour fabriquer un postmoderne progrès vide à l’état plutôt impur).
Nietzsche donc et son maître :
« C’est cette dilapidation illimitée de la langue allemande actuelle que Schopenhauer a décrite avec tant d’énergie. ‘Si cela continue ainsi, disait-il un jour, en 1900 on ne comprendra plus très bien les classiques allemands, car on ne connaîtra plus d’autre langage que le misérable jargon de la noble ‘actualité’ — dont le caractère fondamental est l’impuissance.’ Et, de fait, des critiques et des grammairiens allemands élèvent déjà la voix : dans les plus récents périodiques, pour proférer que nos classiques ne peuvent plus servir de modèles pour notre style, car ils emploient une grande quantité de mots, de tournures et d’enchaînements syntactiques dont nous avons perdu l’usage. »
Quand je parle de présent permanent, je parle bien sûr de celui qui masque et caractérise notre décadence séculaire.
Une fois de plus on se consolera avec Sénèque qui tape sur notre infatigable et presque, finalement, réconfortante décadence romaine – linguistique ici :
« Le choix de la pensée peut être vicieux de deux manières : si elle est mesquine et puérile, ou inconvenante et risquée jusqu’à l’impudence ; puis, si elle est trop fleurie, trop doucereuse ; si elle se perd dans le vide, et, sans nul effet, n’amène que des sons.
Pour introduire ces défauts, il suffit d’un contemporain en possession du sceptre de l’éloquence : tous les autres l’imitent et se transmettent ses exemples. Ainsi, quand florissait Salluste, les sens mutilés, les chutes brusques et inattendues, une obscure concision étaient de l’élégance. Arruntius, homme d’une moralité rare, qui a écrit l’histoire de la guerre Punique, fut de l’école de Salluste et s’efforça de saisir son genre. »
Et Sénèque de conclure :
« J’ai voulu te donner un échantillon : tout le livre est tissu de ces façons de parler. Clairsemées dans Salluste, elles fourmillent dans Arruntius, et presque sans interruption. La raison en est simple : le premier y tombait par hasard ; le second courait après (ille enim in haec incidebat, at hic illa quaerebat…). »
J’avais cité jeune un jour Salluste à leur télé ; je ne vous dis pas les sifflets… Pour le reste, Voltaire, Benjamin Constant et notre Chateaubriand furent journalistes aussi ; méditons donc avant de tonner contre… le choix de ces grands hommes qui se déclaraient héritiers et non novateurs.
Pensons Tite-Live qui déjà dénonce « cette foule d’écrivains sans cesse renaissants, qui se flattent, ou de les présenter avec plus de certitude, ou d’effacer, par la supériorité de leur style, l’âpre simplicité de nos premiers historiens ».
Sources
- Tite-Live – Ab urbe condita
- Sénèque – Lettres à Lucilius (CXIV)
- Nietzsche – Considérations inactuelles
- Ortega Y Gasset – Révolte des masses
- Kleist – Scènes de la vie des marionnettes