La stratégie chinoise pour l’Amérique Centrale commence à craquer de toutes parts


Par Andrew Korybko – Le 6 mai 2019 – Source eurasiafuture.com

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Deux pays d’Amérique centrale ont connu récemment des changements de régime par les urnes ; cela pose de gros défis à la stratégie déployée par la Chine dans cette région : les prochains dirigeants du Salvador et du Panama se sont chacun engagé à durcir la position de leur pays par rapport à leurs prédécesseurs vis -à-vis de la République populaire. Chacun de ces nouveaux dirigeants semble positionné pour faire plutôt appel aux USA : il s’agit de tentatives de jouer le jeu contre la Chine, en vue de maximiser les positions stratégiques respectives de leurs pays dans la Nouvelle guerre froide.

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La stratégie de la « Mer de Chine du Sud inversée »

L’Amérique centrale s’est brutalement transformée en champ de bataille non déclaré dans la Nouvelle guerre froide opposant les USA et la Chine : deux changements de régimes électoraux dans cette région semblent voués à porter à de vastes conséquences stratégiques pour la région. Le président élu du Salvador, puis celui du Panama, se sont tous les deux engagés à positionner leur pays de manière plus ferme que leurs prédécesseurs vis à vis de la République populaire. Lesdits prédécesseurs avaient créé la surprise en reconnaissant Pékin à la place de Taipei comme capitale de la Chine. En opposition, le prochain dirigeant du Salvador a durement critiqué la Chine lors de son voyage aux USA en mars 2019, et son homologue panaméen vient de déclarer que les USA doivent cultiver de meilleures relations avec la région, sous peine de la voir leur échapper au bénéfice de leur rivale asiatique. Chacun des deux pays joue un rôle important dans la stratégie générale chinoise pour l’Amérique centrale, qui consiste à transformer la région en « Mer de Chine du Sud inversée » : Pékin s’est employée, loin des regards, à pratiquer des percées dans le ventre mou de Washington, depuis que le Panama et le Salvador avaient décidé de reconnaître la République populaire.

Panama + Salvador = Amérique centrale pro-chinoise

L’État qui constitue l’isthme du sud est irremplaçable dans le rôle de facilitateur qu’il joue pour les exportations chinoises à direction de la côte Est des USA, la région des Caraïbes, et le Brésil – même si le projet de chemin de fer Transocéanique (TORR) promet de chambouler la géopolitique de l’Amérique du Sud (à supposer qu’il voie effectivement le jour) et de rendre le Canal de Panama redondant aux yeux de la Chine. En outre, le Panama a rejoint le projet de la Ceinture et la route (BRI) chinois, et est supposé héberger une voie de chemin de fer reliant sa capitale avec la frontière du Costa Rica, dont on peut imaginer qu’il pourrait un jour être prolongé jusqu’au Mexique, devenant la « Route de la Soie d’Amérique Centrale ». Du côté du Salvador, la position stratégique du pays dans le Triangle Nord pourvoyeur de migrants accorde à ce petit État une importance démesurée : les USA craignent (à tort ou à raison) que la Chine exploite des « Armes de migration de masse » pour déstabiliser leur sécurité intérieure. Pris ensemble, les deux pays forment des composantes indispensables à la stratégie régionale de la Chine.

La « Citadelle Amérique »

La campagne lancée par les USA, visant à s’octroyer la domination hégémonique de l’hémisphère (la « Citadelle Amérique ») a connu ses réussites les plus importantes en Amérique du Sud, plus riche en matière premières et plus importante stratégiquement, mais commence à présent à s’implanter en Amérique centrale, au moment où Trump s’emploie à renforcer l’emprise de son pays sur la région. La soi-disant « Troïka de la tyrannie » décrite fin 2018 par Bolton le Conseiller en sécurité nationale, compte l’État charnière du Nicaragua –  situé en plein cœur de la région – et les changements de régimes électoraux qui viennent de se décider au Salvador ainsi qu’au Panama « enserrent » l’isthme et viennent boucler la stratégie étasunienne de pression sur l’Amérique centrale, en vue de repousser à la mer l’influence chinoise. Il est trop tôt pour dire si l’un ou l’autre des deux pays sus-nommés reviendra sur sa décision de reconnaître Pékin, mais il est plus que probable qu’ils essayeront de la jouer contre Washington, dans le but de maximiser leurs positions stratégiques respectives dans la Nouvelle guerre froide.

« Équilibrage »

Aucun des deux nouveaux présidents élus au Salvador et au Panama ne semble satisfait de jouer le larbin des USA, dans un jeu proche de celui de l’ancienne Guerre froide, sans recevoir en contrepartie quelque chose de tangible pour son peuple : chacun d’eux s’est fait élire sur des promesses de lutte contre la corruption (chacun d’entre eux a insinué que la corruption avait été amplifiée dans son pays depuis le début des partenariats avec la Chine), et de laisser la population toucher de vrais dividendes. On peut donc prédire, au train où vont les choses, qu’ils vont revenir sur leur coopération avec la Chine dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, en échange d’une aide étasunienne accrue, ou de projets étasuniens de remplacements ; mais sans couper complètement leurs liens avec la Chine, afin d’éviter de devenir trop dépendant de leur « grand frère ». La Chine devrait donc s’attendre à connaître des revers, mais pas à une complète éradication de son influence, et ce malgré des efforts assez conséquents à attendre de la part des USA.

Gagner les cœurs et les esprits

Il n’est donc pas exagéré de dire que la Chine voit ses positions craquer de toutes part en Amérique centrale, ni qu’elle va devoir monter d’un cran dans sa stratégie d’engagement si elle veut rester dans la course face aux USA : les conditions sont en train de se durcir fortement. Ses intérêts y gagneraient si Pékin engageait de son propre chef une renégociation de certains de ses contrats des Routes de la soie, qui pourraient être offerts comme « cadeau inaugural » aux nouveaux dirigeants des deux pays ; et cela améliorera l’image de la Chine au sein du public local, qui s’est vu influencé par la rhétorique inamicale des deux candidats envers l’Empire du milieu. Annoncer en plus de cela des projets socio-humanitaires, comme des ouvertures d’écoles et des aides montrerait qu’un partenariat avec la Chine implique bien plus de bénéfices que des emprunts à faibles taux d’intérêts couplés à de grands projets d’infrastructures. Si la Chine veut maintenir son influence en Amérique centrale, elle doit s’employer à gagner « les cœurs et les esprits », afin que les habitants finissent par voter pour le candidat implicitement pro-chinois aux prochaines élections : c’est par un tel scénario que les USA ont repris la main dans ces deux pays, et c’est ainsi que la Chine pourra contrer les avancées dont les USA vont à présent bénéficier dans la région au cours des prochaines années.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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