Ingérence russe dans l’élection américaine


Pire qu’un crime, une faute


Par Robert Merry – Le 19 février 2018 – Source The American Conservative via Le Nœud Gordien

Quand Napoléon Bonaparte fit exécuter le duc d’Enghien en 1804 sur ce qui ressemblait fort à des accusations de trahison montées de toutes pièces, les conséquences se firent sentir bien au-delà de la justice française et même au-delà des frontières de la France. Les dirigeants européens en furent abasourdis, et cet épisode aida à cristalliser le sentiment anti-bonapartiste dans toute l’Europe y compris la Grande-Bretagne. Le célèbre diplomate français Charles de Talleyrand 1 résuma la chose d’un mot : « C’est pire qu’un crime, c’est une faute ».

On peut dire la même chose de la tentative russe de manipuler l’élection présidentielle américaine de 2016 en utilisant les médias sociaux pour miner la candidature de la démocrate Hillary Clinton, aider celle de Donald Trump, et plus généralement semer la discorde dans le corps politique américain. Trois entreprises et 13 citoyens russes ont été mis en examen vendredi dernier pour l’accusation d’avoir participé à un effort de trois ans et plusieurs millions de dollars pour interférer dans l’élection. Les Américains sont naturellement sous le choc devant cette tentative éhontée de défaire le tissu politique de leur pays.

Mais ce n’est pas si choquant. Pour comprendre en quoi c’était davantage une faute qu’un crime – et une faute qui aura probablement des conséquences tragiques – il est important de bien assimiler cinq réalités fondamentales liées à cet épisode important des relations américano-russes.

Premièrement, cela fait des siècles que les pays font ce genre de choses. C’est une partie fondamentale de l’art de l’espionnage – utiliser des opérations secrètes pour miner le fonctionnement interne des nations rivales. Aucun pays n’aime se trouver visé par de telles activités, mais peu se retiennent de s’y livrer quand elles leur semblent en mesure de déjouer des menaces à leur sécurité nationale.

Deuxièmement, aucune nation n’a été plus enthousiaste que les États-Unis quand il s’agit de tentatives, secrètes et même ouvertes, de déstabiliser d’autres régimes. Ceci en partie du fait que les États-Unis, principale puissance mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale, ont vu leurs intérêts mêlés aux principaux événements dans le monde entier. En partie aussi parce que l’Amérique a pu faire jouer les technologies les plus avancées et les meilleures capacités secrètes pour remplir cette mission.

Quoi qu’il en soit, l’historique américain dans ce domaine est indiscutable. Un article de Scott Shane ce week-end dans le New York Times citait un professeur de l’université de Géorgie Loch Johnson, qui rappelait : « Nous faisons ce genre de choses depuis la création de la CIA en 1947. Nous avons utilisé des posters, des pamphlets, des courriers, des banderoles – tout ce que vous pouvez imaginer. » Les États-Unis ont entre autres mis de fausses informations dans des journaux étrangers et distribué des « valises de liquide » pour influencer des élections étrangères. Steven L. Hall, vétéran de 30 ans de la CIA aujourd’hui retraité, après avoir notamment dirigé le bureau Russie, a dit à Shane que les États-Unis se sont « totalement » engagés dans de telles activités « et j’espère qu’on continue ». 2.

Steven_L_Hall – L’ancien directeur du bureau de la CIA à Moscou
Les États-Unis se sont-ils ingérés dans les élections des autres ? « Totalement » et « J’espère qu’on va continuer »

 

 

Shane cite une étude de Dov.H.Levin de Carnegie Mellon cherchant à quantifier les « opérations d’influence électorale » des États-Unis et de l’Union soviétique / la Russie entre 1946 et 2000. Il en compte 81 de la part des États-Unis et 36 de la part de l’Union soviétique / la Russie – tout en estimant que certaines opérations lancées depuis le territoire russe nous sont restées inconnues.

Il faut encore compter ce qu’on en est venu à appeler « l’industrie de la démocratie » – les légions d’ONG américaines, dont beaucoup financées par l’argent public, qui se déploient dans le monde entier pour remodeler les régimes qu’elles considèrent insuffisamment imprégnés de valeurs occidentales. L’écrivain et intellectuel David Rieff, écrivant il y a quelques années dans le National Interest, accusait ces militants de la promotion de la démocratie d’être des gens qui « refusent ou sont incapables de reconnaître ni le caractère idéologique ni le caractère révolutionnaire de leur entreprise ». Il comparait ces promoteurs de la démocratie en termes de propagande au dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev se vantant en 1956 aux Américains « Nous vous enterrerons ».

Troisièmement, la plus grande ingérence dans les affaires intérieures des nations étrangères, à part l’invasion, est le changement de régime, et sur ce plan les États-Unis sont de très loin en tête dans la période post-Deuxième Guerre mondiale. Nous avons connaissance de tentatives de grande ampleur – secrètes ou non, réussies ou non – de l’Amérique pour renverser des régimes en Iran, au Guatemala, au Vietnam du Sud, au Chili, au Nicaragua, à Grenade, en Serbie, en Irak, en Libye, en Syrie et en Ukraine.

Sans discuter les justifications de chaque cas, c’est là un historique impressionnant, dont les implications dépassent de très loin la politique intérieure américaine. Comme l’exécution par Bonaparte du duc d’Enghien, il suscite des inquiétudes et des peurs chez les dirigeants étrangers 3. S’agissant de l’entrain américain pour le « regime change » il donne des frissons dans le dos à des dirigeants qui craignent d’être les prochains sur la liste des cibles américaines de changement de régime. La détermination du Nord-Coréen Kim Jong-un à développer des armes nucléaires et les moyens de les tirer sur les États-Unis est à coup sûr en partie le produit de telles craintes.

Quatrièmement, l’Amérique et ses alliés portent de loin la plus grande partie de la responsabilité des tensions actuelles entre Occident et Russie. C’était trop prévisible déjà en 1998 quand l’OTAN conçut sa politique d’expansion orientale à marche forcée en direction de la frontière de Russie. George F. Kennan, le très respecté diplomate américain et expert de la Russie, prédit alors le résultat dans des termes particulièrement forts. Il l’appela « le début d’une nouvelle guerre froide… une erreur tragique ». Il avait prévu que bien sûr les Russes réagiraient mal, comme toute nation le ferait à leur place, et alors les partisans de l’expansion de l’OTAN diraient voyez, nous vous avons toujours dit que les Russes sont agressifs et pas dignes de confiance. « C’est tout simplement mal » avertit Kennan.

George Kennan est souvent considéré comme le diplomate qui conçut en 1946 la politique américaine lors de la Guerre froide. Disparu centenaire en 2005, il a eu le temps vers la fin de sa vie d’exprimer son désespoir devant la politique des États-Unis après la fin de la guerre froide. C’est en 1998 qu’il commentait ainsi l’approbation par le Sénat américain de l’expansion de l’OTAN.

« Je pense que c’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes réagiront de plus en plus négativement et cela affectera leurs politiques. Je pense que c’est une tragique erreur. Rien de tout cela n’était nécessaire.

(…) Ne comprennent-ils donc pas ?? Pendant la guerre froide, nos différends étaient avec le régime communiste soviétique. Et maintenant nous tournons le dos aux gens même qui ont monté la plus grande révolution pacifique de l’histoire afin de faire disparaître ce régime soviétique.

(…) C’était ma vie tout cela, et je souffre de voir tout gâché vers la fin. »

George Kennan
Le concepteur initial de la stratégie américaine de la Guerre froide, commentant l’extension de l’OTAN en 1998
« Le début d’une nouvelle guerre froide (…) Une tragique erreur (…) C’était ma vie tout cela, et je souffre de voir tout gâché vers la fin »

Mais si l’expansion de l’OTAN fut une politique provocante qui devait susciter une réponse forte de la Russie, cette provocation fut grandement accrue lorsque l’Amérique contribua à une initiative de changement de régime en Ukraine, qui non seulement est à côté de la Russie mais a été une part cruciale de sa sphère d’influence depuis le milieu du XVIIe siècle. De plus, la Russie est vulnérable à l’invasion. Les steppes herbeuses à perte de vue du pays, qui s’étendent de l’Europe jusqu’à l’Extrême-Orient, sans guère de chaîne de montagne ni de rivage ni de grande forêt pour gêner l’incursion d’une armée ou d’une horde, ont favorisé une obsession nationale de contrôler des territoires comme protection contre les empiétements. De telles incursions ont été lancées trois fois depuis l’ouest aux XIXe et XXe siècles. 4.

L’Ukraine occupe une place cruciale dans ce sentiment russe d’un impératif territorial. C’est un pays tragiquement divisé, une partie penchant vers l’Occident et l’autre tournée vers l’est et la Russie. Ce qui fait une situation politique et géopolitique délicate, mais pendant des siècles c’est la Russie qui supervisait cette situation. Aujourd’hui l’Occident veut que tout cela change. Renverser un président ukrainien dûment élu – quoique corrompu – faisait partie du plan. Amener l’Ukraine dans l’OTAN est l’objectif final.

Remarquez que la révolution ukrainienne a eu lieu en 2014, qui, suivant les mises en examen américaines, se trouve précisément être l’année où la Russie a démarré son grand programme pour influencer les élections américaines de 2016. Kennan avait raison : la Russie ne manquerait pas de mal réagir à la politique d’encerclement de l’OTAN, et alors les responsables américains anti-russes présenteraient cette réaction comme une preuve que l’encerclement était depuis le début nécessaire. C’est précisément ce qui se passe maintenant.

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« Les Yankees à la rescousse »

Ce qui nous amène à la cinquième et dernière réalité fondamentale derrière la révélation du grand effort russe pour influencer l’élection américaine. C’était une faute stupéfiante. Vu tout ce qui s’est passé dans les relations américano-russes en ce siècle, il n’y avait probablement guère de perspective de normalisation, encore moins de relations cordiales. Mais c’est maintenant tout simplement impossible. 5 vont cimenter le sentiment anti-russe des Américains pour l’avenir prévisible. Aucune ouverture du genre qu’envisageait Trump ne sera envisageable pour aucun président avant longtemps. Le fait que tous les pays font cela, ou que l’Amérique en particulier l’a fait, ou que l’encerclement agressif de l’Occident a contribué aux actions russes, tout cela n’aura pas d’importance. L’hostilité américano-russe est fixée. Sur quoi elle débouchera, c’est impossible à prévoir, mais cela ne saurait être du bien. Et ce pourrait être tragique. [6. Selon le parlementaire démocrate américain Jerry Nadler, le trolling russe pro-Trump, pro-Sanders et pro-Stein – donc anti-Clinton – en 2016 est « l’équivalent de Pearl Harbor » l’attaque surprise du 7 décembre 1941 qui jeta les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale et déboucha en définitive sur l’utilisation de l’arme atomique à Hiroshima.

Nadler – Nous avons été attaqués (…) C’est une attaque très grave contre les États-Unis par une puissance étrangère hostile (…) Imaginez si Roosevelt avait nié que les Japonais avaient attaqué à Pearl Harbor et n’avait pas réagi ?! C’est l’équivalent.

Journaliste – Non c’est différent, ils n’ont tué personne.

Nadler – Ils n’ont tué personne, mais ils détruisent notre pays, notre processus démocratique (…) La gravité est très largement sur le même plan.

Histrionisme intéressé ? Oui, sans doute. Mais réalité politique aussi. Est-il possible que la comparaison de Nadler, aussi absurde soit-elle, en vienne à force à devenir un sentiment largement partagé, probablement pas dans le peuple américain, mais au moins dans ses élites politico-médiatiques ?

Robert Merry

Note du traducteur

La mise en examen de 13 citoyens russes par le procureur spécial américain Mueller pour « guerre de l’information » lors des élections américaines de 2016, avec utilisation des médias sociaux pour soutenir tous les candidats à la présidence américaine s’opposant à Hillary Clinton, confirme définitivement l’idée que Moscou a mené un effort pour influencer les Américains et éloigner de la Maison Blanche la candidate qui lui était le plus hostile.

Pour Robert W. Merry, dans The American Conservative, c’était tout simplement une faute. Même si les États-Unis pratiquent eux-mêmes à grande échelle ce type d’action d’influence dans le monde entier - et s’en cachent à peine, quand ils ne s’en vantent pas - même s’ils portent une grande responsabilité dans la dégradation de leurs relations avec la Russie, le fait pour Moscou d’avoir joué sur le même terrain et de s’être fait prendre rendra très difficile voire impossible une politique d’ouverture vers la Russie à tout président américain à terme prévisible.
Note du Saker Francophone

Ce texte est à lire dans le cadre de la narration anti-russe habituelle. Contrairement à ce qui est annoncé par cet auteur et repris dans la note du traducteur, Moon of Alabama a expliqué et sourcé l'origine de ces trolls, ce que ce Robert Merry se garde bien de faire.

On peut même dire que l’État russe, au moins celui contrôlé par le clan de Vladimir Poutine, se contente d'utiliser la légalité, strictement, pour limiter l'ire américaine et contenir son niveau de violence.

Par contre le texte est fort intéressant pour comprendre la psychologie de certaines élites américaines, plus lucides, qui ne se font plus guère d'illusions sur leur capacité à renverser la perception de la population.

Traduction en français – Alexis Toulet pour le Nœud Gordien

Notes

  1. Il y a quelques doutes sur l’auteur de ce mot, attribué parfois à Fouché ou à Boulay de la Meurthe
  2. Steven Hall précisait encore « Si vous demandez à un officier de renseignement si les Russes ont enfreint les règles ou fait quelque chose de bizarre, la réponse est non, pas du tout. » Il faut reconnaître à ce professionnel une honnêteté rafraîchissante. Peut-être plus discutable en revanche lorsqu’il continue en affirmant que mettre sur le même plan les ingérences russes et américaines « c’est comme dire que les flics et les méchants sont identiques parce qu’ils ont tous des armes – la motivation, ça compte ». Cette comparaison est basée sur le présupposé résumé par Madeleine Albright alors secrétaire d’État américaine en 1993, « Les États-Unis sont bons ».  Idée que nul n’est obligé de prendre au pied de la lettre, à rappeler une autre saillie de la même comme quoi la mort d’un demi-million d’enfants irakiens du fait de l’embargo onusien forcé par les États-Unis « ça valait le coup »
  3. « Pire qu’un crime, une faute » – ce jugement s’applique en effet au moins autant à la politique américaine constante dans ce domaine qu’aux tentatives russes lors des dernières élections américaines
  4. Par Napoléon Bonaparte, Guillaume II et Adolf Hitler
  5. Cette affirmation si appuyée ne peut que surprendre. Après tout, dans les années 1990 la décennie la plus sombre de la période post-soviétique, les médias américains ont pu aller jusqu’à vanter les efforts faits par des « conseillers » américains pour aider le politicien russe le plus favorable aux intérêts américains à gagner une élection. Il s’agissait de Boris Eltsine, réélu en 1996, et pas nécessairement pour ses qualités démocratiques, s’agissant d’un président qui trois ans plus tôt avait fait donner les chars contre le Parlement qui lui était insuffisamment soumis… Mesuré à cette aune, pourquoi donc le « coup de main » russe, d’ailleurs un facteur de second voire de troisième ordre dans la victoire de Trump, devrait-il être si impardonnable ?

    Mais l’argument de l’auteur est différent. La question n’est pas celle de la justice, mais des conséquences des actes – ce qui doit intéresser au premier chef en particulier les hommes d’État. Et il est nécessaire de tenir compte du fait que les élites dirigeantes américaines sont pour la plupart largement incapables de concevoir une réciprocité réelle s’agissant de relations avec l’étranger. L’article ici traduit démontre de manière éclatante que certains Américains en sont tout à fait capables à titre personnel, certes. Mais la classe politico-médiatique américaine en est collectivement incapable à un point presque comique – que l’on se rapporte encore à cet entretien récent d’un ancien directeur de la CIA, le maître espion affirmant tout uniment, après cinq minutes passées à discourir sur l’infamie russe, que sans doute les États-Unis se sont ingérés dans les élections d’autres pays mais que « c’était pour le bien du Système » que s’ils continuent à le faire aujourd’hui « c’est toujours pour la bonne cause » … et tous de rire grassement.

    Donald Trump a fait campagne avec un programme incluant de meilleures relations avec la Russie. Après son élection il a dit plusieurs fois dans sa première conférence de presse que ce serait « positif » ; « bien » ou « super » si « on pouvait s’entendre avec la Russie ». À la différence du plus gros des élites américaines, il annonça chercher une coopération avec la Russie sur les sujets mondiaux, accepta une partie de la responsabilité pour l’état dégradé des relations des deux pays et reconnut « le droit de tous les pays à faire passer leurs intérêts en premier ».

    Cela fit miroiter un possible tournant majeur des relations américano-russes – fin du mouvement d’encerclement ; restriction de la rhétorique hostile ; retrait des sanctions économiques et sérieux efforts pour travailler avec la Russie sur des sujets aussi épineux que la Syrie et l’Ukraine. Tout cela fut en grande partie suspendu avec le récit d’une ingérence russe dans l’élection américaine et de vagues allégations de « collusion » avec la Russie pendant la campagne au profit des ambitions présidentielles de Trump.

    Il ne semble guère probable que les enquêteurs découvrent quelque preuve de collusion au sens criminel du terme. Mais peu importe maintenant du point de vue des relations américano-russes, parce que ces mises en accusation [celles des 13 Russes, NdT

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