Par Pepe Escobar – Le 23 octobre 2019 – Source Strategic Culture
Le néolibéralisme est, au sens propre du terme, en train de brûler. Et de l’Équateur au Chili, l’Amérique du Sud, une fois de plus, montre la voie. Contre l’austérité vicieuse et universelle du FMI, qui déploie des armes de destruction économique massive pour briser les souverainetés nationales et favoriser les inégalités sociales, l’Amérique du Sud semble enfin prête à reprendre le pouvoir de forger sa propre histoire.
Trois élections présidentielles sont en cours. La Bolivie semble avoir été réglée dimanche dernier, alors que les habituels suspects crient encore « Fraude ! ». Pour l’Argentine et l’Uruguay nous saurons dimanche prochain. [ Macri vient d’etre battu, laissant la place à Alberto Fernandez, vainqueur au 1er tour avec plus de 48% des votes, NdT].
Le retour de bâton contre ce que David Harvey a magnifiquement conceptualisé comme une accumulation par dépossession est, et continuera d’être, sévère. Cela finira par atteindre le Brésil – qui, à l’heure actuelle, continue d’être déchiqueté par les fantômes «Pinochetistes». Le Brésil, après d’immenses souffrances, finira par se relever. Finalement, les exclus et les humiliés de toute l’Amérique du Sud découvrent qu’ils portent en eux un Joker.
Le Chili privatise à tout va
La question posée par la rue chilienne est directe : « Quel est le pire, échapper aux impôts ou envahir le métro ? » Tel est le calcul de la lutte des classes. Le PIB du Chili a augmenté de 1,1% l’an dernier alors que les bénéfices des plus grandes entreprises ont augmenté dix fois plus. Il n’est pas difficile de trouver comment l’énorme fossé a été creusé. La rue chilienne s’oppose au fait que l’eau, l’électricité, le gaz, la santé, la médecine, les transports, l’éducation, le salar (les mines) d’Atacama, même les glaciers, ont été privatisés.
C’est une classique accumulation par dépossession, et le coût de la vie est devenu insupportable pour l’écrasante majorité des 19 millions de Chiliens, dont le revenu mensuel moyen ne dépasse pas 500 dollars.
Paul Walder, directeur du portail Politika et analyste du Centre latino-américain d’analyse stratégique (CLAE), note que moins d’une semaine après la fin des manifestations en Equateur – qui ont forcé le vautour néolibéral Lénine Moreno à abandonner une hausse du prix du gaz – le Chili est entré dans un cycle très similaire de manifestations.
Walder définit, à juste titre, le président chilien Sebastian Pinera comme la dinde d’un banquet qui dure depuis longtemps et qui implique toute la classe politique chilienne. Il n’est donc pas étonnant que la rue chilienne, très en colère, ne fasse plus de différence entre le gouvernement, les partis politiques et la police. Pinera, comme on pouvait s’y attendre, a criminalisé tous les mouvements sociaux, envoyé l’armée dans la rue pour une répression totale et instauré un couvre-feu.
Pinera est le 7e milliardaire le plus riche du Chili, avec des actifs évalués à 2,7 milliards de dollars, répartis dans les compagnies aériennes, les supermarchés, la télévision, les cartes de crédit et le football. C’est une sorte de Moreno turbocompressé, un Pinochet néolibéral. Le frère de Pinera, José, était ministre sous Pinochet, et c’est lui qui a mis en œuvre le système social privatisé du Chili – une source clé de désintégration sociale et de désespoir. Et tout est lié : l’actuel ministre brésilien des Finances, Paulo Guedes, un Chicago Boy, a vécu et travaillé au Chili à l’époque, et veut maintenant répéter cette expérience absolument désastreuse au Brésil.
Le pire est que le « modèle » économique que Guedes veut imposer au Brésil s’est totalement effondré au Chili.
La principale ressource du Chili est le cuivre. Historiquement, les mines de cuivre appartenaient aux États-Unis, mais elles ont ensuite été nationalisées par le président Salvador Allende en 1971, d’où le plan du criminel de guerre Henry Kissinger d’éliminer Allende, qui a culminé avec le 11 septembre 1973.
La dictature de Pinochet a plus tard reprivatisé les mines. La plus grande d’entre elles, Escondida, dans le désert d’Atacama – qui représente 9% du cuivre mondial – appartient au géant anglo-australien Bhp Billiton. Le plus gros acheteur de cuivre sur les marchés mondiaux est la Chine. Au moins deux tiers des revenus générés par le cuivre chilien ne vont pas au peuple chilien, mais à des multinationales étrangères.
La débâcle argentine
Avant le Chili, l’Equateur a été en état de semi-paralysie : écoles inactives, pas de transports urbains, pénuries alimentaires, spéculation galopante, graves perturbations sur les exportations de pétrole. Sous le feu de la mobilisation de 25 000 autochtones dans les rues, le Président Lénine Moreno a lâchement laissé un vide de pouvoir à Quito, transférant le siège du gouvernement à Guayaquil. Les peuples autochtones ont pris en charge la gouvernance dans de nombreuses villes importantes. L’Assemblée nationale a déserté pendant près de deux semaines, sans même la volonté d’essayer de résoudre la crise politique.
En déclarant l’état d’urgence et le couvre-feu, Moreno a déroulé un tapis rouge pour les forces armées – et Pinera a dûment répété la procédure au Chili. La différence est qu’en Équateur, Moreno a misé sur la division et la domination entre le mouvement des peuples autochtones et le reste de la population. Pinera doit recourir à la force brute.
En plus d’appliquer les mêmes vieilles tactiques d’augmentation des prix pour obtenir d’autres fonds du FMI, l’Équateur a également laissé voir l’articulation classique entre un gouvernement néolibéral, les grandes entreprises et le proverbial ambassadeur étasunien, en l’occurrence Michael Fitzpatrick, ancien secrétaire adjoint pour les affaires de l’hémisphère occidental responsable de la région andine, du Brésil et du Cône Sud jusqu’en 2018.
Le cas le plus évident d’échec total du néolibéralisme en Amérique du Sud est celui de l’Argentine. Il y a moins de deux mois, à Buenos Aires, j’ai été témoin des vicieux effets sociaux du peso en chute libre, d’une inflation à 54%, une urgence alimentaire de facto et l’appauvrissement de secteurs les plus solides de la classe moyenne. Le gouvernement de Mauricio Macri a littéralement cramé la majeure partie du prêt de 58 milliards de dollars du FMI – il reste encore 5 milliards de dollars à verser. Macri est sur le point de perdre les élections présidentielles : Les Argentins devront payer son énorme facture.
Le modèle économique de Macri ne pouvait qu’être celui de Pinera – en fait celui de Pinochet, où les services publics sont gérés comme une entreprise. Un lien clé entre Macri et Pinera est la Fondation ultra-néolibérale pour la liberté parrainée par Mario Vargas Llosa, qui peut au moins se vanter de la qualité rédemptrice d’avoir été un romancier décent, il y a longtemps.
Macri, un millionnaire disciple d’Ayn Rand et incapable de faire preuve d’empathie envers qui que ce soit, est essentiellement un code chiffré, préfabriqué par son gourou équatorien, Jaime Duran Barba, comme un produit robotique du data mining, des réseaux sociaux et des focus groups. Une vision hilarante de ses angoisses peut être lue Dans La Cabeza de Macri : Como Piensa, Vive y Manda el Primer Presidente de la No Politica, de Franco Lindner. [Dans la tête de Macri : Comment le premier président de la non-politique pense, vit et commande]
Parmi ses nombreuses manigances, Macri est indirectement lié à la fabuleuse machine de blanchiment d’argent qu’est HSBC. Le président de HSBC en Argentine était Gabriel Martino. En 2015, quatre mille comptes argentins d’une valeur de 3,5 milliards de dollars ont été découverts chez HSBC en Suisse. Cette fuite spectaculaire des capitaux a été organisée par la banque. Pourtant, Martino a été sauvé par Macri, et est devenu l’un de ses meilleurs conseillers.
Méfiez-vous des actions vautours du FMI
Tous les regards devraient maintenant se tourner vers la Bolivie. Au moment d’écrire ces lignes, le président Evo Morales a remporté les élections présidentielles de dimanche, au premier tour, obtenant, par une faible marge, les 10% nécessaires pour qu’un candidat gagne s’il n’obtient pas les 50% plus un vote. Morales l’a emporté à la fin, lorsque les votes des zones rurales et de l’étranger ont été entièrement comptés et que l’opposition avait déjà commencé à descendre dans la rue pour faire pression. Il n’est pas surprenant que l’OEA – au service des intérêts américains – ait déclaré son « manque de confiance dans le processus électoral ».
Evo Morales suit une politique de développement durable, inclusif et, surtout, autonome de la finance internationale. Pas étonnant que tout l’appareil du Consensus de Washington le déteste. Le ministre de l’Économie, Luis Arce Catacora, est allé droit au but : « Quand Evo Morales a gagné sa première élection en 2005, 65% de la population avait un faible revenu, maintenant 62% de la population a accès à un revenu moyen. »
L’opposition, sans aucun projet autre que celui de privatisations sauvages, et sans aucun souci de politique sociale, en est à crier à la « fraude », mais cela pourrait prendre une tournure très désagréable dans les prochains jours. Dans la banlieue chic du sud de La Paz, la haine de classe contre Evo Morales est le sport favori : le Président est traité d’« indien », de « tyran » et d’« ignorant ». Les cholos de l’Altiplano sont régulièrement définis par les élites propriétaires fonciers blancs des plaines comme une « race diabolique ».
Rien de tout cela ne change le fait que la Bolivie est maintenant l’économie la plus dynamique d’Amérique latine, comme l’a souligné l’analyste argentin Atilio Boron.
La campagne de discrédit envers Morales, qui ne peut que s’aggraver, s’inscrit dans la guerre impériale de 5eme génération qui, écrit Boron, veut faire oublier « la pauvreté chronique dont la majorité absolue de la population a souffert pendant des siècles », dans un état qui a toujours « maintenu la population dans l’absence totale de protection institutionnelle » et « a pillé les richesses naturelles et le bien commun ».
Bien sûr, les projets des vautours du FMI ne disparaîtront pas d’Amérique du Sud comme par enchantement. Alors même que les suspects habituels, via les rapports de la Banque mondiale, semblent désormais « préoccupés » par la pauvreté ; les Scandinaves offrent le prix Nobel d’économie à trois universitaires qui étudient la pauvreté ; et Thomas Piketty, dans Capital et Idéologie, tente de décortiquer la justification hégémonique de l’accumulation de la richesse.
Ce qui semble encore absolument hors de portée des gardiens du système mondial actuel est d’enquêter réellement sur le néolibéralisme pur et dur en tant que cause profonde de l’hyperconcentration de la richesse et des inégalités sociales. Il ne suffit plus d’offrir des pansements. Les rues d’Amérique du Sud sont en feu. Le retour de flamme est maintenant violent.
Pepe Escobar
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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